Le grand public contemporain, même averti, n’a encore des crimes perpétrés par l’armée nippone au cours de la Seconde Guerre Mondiale qu’une vision parcellaire juxtaposant les massacres de Nankin aux « femmes de confort » coréennes, et les exploits des Kamikaze aux abominations de l’unité 731, à moins que ne les éclipse le mythique Pont de la rivière Kwaï, dont la composition mémorable de David Niven et le refrain sifflé hantent la mémoire de bien des cinéphiles.

Universitaire spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Jean-Louis Margolin propose ici la première étude globale et approfondie en langue française sur ce qui apparaît sous sa plume comme un véritable système de barbarie à grande échelle. À cet égard, l’analogie formulée par le titre L’armée de l’Empereur avec celui de l’ouvrage événement d’Omer Bartov sur L’armée d’Hitler n’a rien de fortuit.

L’ambition de cet ouvrage est de restituer une visibilité historique aux formes d’une guerre négligée par l’Occident, en dépit d’un bilan humain comparable à celui subi en Europe. Plusieurs causes essentielles expliquent cette amnésie : la part très modestes des occidentaux parmi les morts de la guerre en Asie-Pacifique (1 à 2%, presque tous militaires), l’inversion victimaire liée à Hiroshima, la démonétisation d’une mort de masse « artisanale » banalisée par l’horrible centralité de la Shoah, et les équivoques d’une mémoire asiatique plus ambivalente qu’il n’y parait sur ce passé partagé.

L’impitoyable brutalité de l’armée japonaise puise ses racines dans un phénomène d' »invention de la tradition » conduit par un militarisme exacerbé. Un nationalisme exalté s’édifie sur un passé guerrier mythifié, une figure impériale divinisée, la sanctification de la violence et l’adulation du sacrifice. Ces valeurs étayent une mobilisation théologique des esprits et des efforts que Margolin analyse comme un « fascisme impérial », même s’il en souligne les différences avec le modèle européen. Il retrace également la genèse de l’expansionnisme nippon depuis l’ère Meiji. Une propagande panasiatique circonstancielle y voile à peine le sentiment de supériorité raciale qui fortifie un impérialisme cynique confinant au « totalitarisme colonial ». Tout cela va de pair avec un rejet xénophobe croissant des signes d’occidentalisation, qui n’est pas sans contradiction avec les principes de la modernisation poursuivie depuis l’ère Meiji.

L’essentiel du développement (sept chapitres sur douze) est consacré au funeste panorama des atrocités perpétrées par les troupes japonaises. Violence de guerre et violence de la guerre sont accrues par un mépris de la vie et une culture de la cruauté dont les effets peuvent même s’avérer parfois contre-productifs pour les objectifs militaires du Japon. Cette sombre litanie des horreurs, où exactions riment avec exploitation, s’abat aussi bien sur les militaires que les civils, les européens que les asiatiques. Une étude très précise des massacres de Nankin en 1937 remet en perspective leur ampleur (moindre qu’on ne l’a propagé) et leur nature (plus militaire qu’on ne l’aurait cru), dont la réalité historique a été fortement brouillée par une bataille mémorielle aux enjeux politiques tout à fait contemporains. Des nuances affinent également les physionomies de la prostitution forcée au service des troupes japonaises. Dans le registre de l’abomination, l’expérimentation pseudo-médicale sur des cobayes humains a pour contrepoint rustique le sacrifice de prisonniers de guerre comme mannequins vivants pour l’entraînement à la baïonnette ou au sabre. Enfin, Margolin souligne avec force la rudesse et l’envergure de l’oppression subie par les peuples de la « Sphère de co-prospérité asiatique », que l’historiographie a jusqu’à présent eu tendance à méconnaître. La surexploitation des ressources jusqu’à la famine, et le néo-esclavagisme qui accable les travailleurs forcés, atteignent des proportions catastrophiques durant la dernière année de la guerre.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux équivoques mémorielles et historiographiques laissées par la guerre de l’Asie-Pacifique. Les avatars de la mémoire témoignent de sensibles variations selon les expériences nationales, de l’oubli occidental à l’amertume philippine, de l’instrumentalisation chinoise à la névrose coréenne, tandis que pèse le silence non exempt de nostalgie de Taïwan ou de l’Indonésie. Le cas japonais, des procès de Tokyo à la querelle des manuels révisionnistes, est développé dans toutes ses ambiguïtés, qui relèvent plus d’une dialectique de l’amnésie que d’un négationnisme sournois. Même le pacifisme constitutionnel a pour fonction d’éviter de penser la guerre.

On retient de cette synthèse très complète et solidement argumentée, impressionnante de rigueur et de clarté, une éloquente leçon de méthode historique, et une convaincante invitation à comparer le bellicisme nippon avec la pratique nazie de la guerre totale. L’inventaire des faits et des responsabilités, de Meiji aux implications actuelles de la guerre des mémoires asiatiques, est riche en éléments utiles à l’exposition des programmes du second cycle. L’historiographie de la sanglante épopée des zélotes du Soleil Levant y a gagné son Bartov. A son exemple, « le Margolin » devrait longtemps faire référence.

Guillaume Lévêque © Clionautes.