Critias vers 355, jusqu’aux délires ésotériques et nationalistes des siècles derniers. Il n’oublie pas non plus que ce mythe a été source d’inspiration pour nombre d’artistes et de romanciers.
Il y avait développé l’idée que Platon n’aimait pas l’histoire, qu’il n’appréciait ni Thucydide ni Hérodote, et écrivait des pages de « pseudo-histoire », notamment des pages sur l’Atlantide.L’ouvrage de 2005, peu volumineux, est cependant très dense et s’appuie sur des sources nombreuses, variées, appartenant à toutes les époques de l’histoire. Ce livre témoigne d’un travail d’historien, mais aussi de philosophe, et de linguiste. Il s’appuie sur des ouvrages antérieurs de P. Vidal-Naquet, entre autres: « Athènes et l’Atlantide », Le Chasseur noir, réédition La Découverte, 1983, et « L’Atlantide et les nations », La Démocratie grecque vue d’ailleurs, réédition Flammarion 1996 .Pierre Vidal-Naquet ouvre son livre sur l’origine platonicienne de l’Atlantide, dont le récit est présenté d’emblée comme étant un pastiche historique.
– Au commencement était Platon.
Dans le prologue du Timée, et dans le Critias, Platon retrace la gloire puis la déchéance de l’île Atlantide, « plus étendue que la Libye et l’Asie », située « devant ce détroit que vous appelez les Colonnes d’Héraclès ». Il fait aussi le récit du conflit entre deux peuples, les Atlantes et les Athéniens. Les deux peuples sont diamétralement opposés. L’Atlantide est une thalassocratie pervertie par la richesse, et Athènes, une cité austère et militaire, accrochée à sa citadelle comme à sa terre. C’est Athènes qui l’emporte, parce qu’elle a conservé sa nature divine. Un cataclysme emporte les deux cités, la première engloutie sous les flots, la seconde dans les abîmes souterrains.
P.Vidal-Naquet prouve que Platon, usant d’une ironie toute socratique, cherche à dire le fictif en le présentant comme le réel : l’Atlantide est le contretype d’une Athènes elle-même imaginaire, l’Athènes que Platon aurait voulu qu’elle soit encore, au lieu de la thalassocratie qu’elle est devenue après les guerres médiques.
Dès lors, il va s’attacher à présenter ceux qui ont cru à l’existence du continent perdu, ceux qui n’y ont pas cru, savants, écrivains, connus, inconnus, ou oubliés. Il suit le fil chronologique de l’Histoire, tant il est vrai que le mythe de l’Atlantide est malléable : c’est « un mythe à tout faire », dit-il.
Chacune des interprétations qui sont présentées reflète l’esprit d’une période de l’histoire, ses valeurs, ses quêtes.
– Atlantides antiques, Le retour des Atlantes (1485-1710), Lumières de l’Atlantide (1680-1786), Le grand tournant (1786-1841).
Tels sont les titres des chapitres composant la partie majeure de l’ouvrage. Le découpage chronologique n’est pas « classique », même si on y reconnaît les grandes étapes de l’histoire occidentale. Les dates-limites des chapitres sont celles de la parution d’ouvrages que l’auteur estime être représentatifs d’une orientation nouvelle dans l’interprétation du mythe.
– Ainsi, à la fin de l’Antiquité, lorsque le monde romain se christianise, et qu’il s’agit d’harmoniser histoire profane et révélation, Moïse et Platon, la Bible et Hérodote.. La destruction de l’Atlantide est devenue un effet collatéral du …Déluge.
– Le mythe retrouve tout son éclat à la Renaissance : la découverte des nouveaux mondes ouvre grand les portes à l’imaginaire. L’Atlantide est confondue avec l’Amérique. Et elle change de statut : originellement punie par les dieux pour sa déchéance morale, elle se fait porteuse de valeurs positives, civilisatrices. Elle symbolise un âge d’or, où les hommes vivaient heureux. Cette inversion des valeurs n’est pas l’un des moindres paradoxes du mythe.
– C’est aussi à cette époque et au siècle suivant, que s’ouvre la longue série des Atlantides nationalistes. Qualifiée de « paranoïaque » par P.Vidal-Naquet, la thèse d’
Olof Rudbeck (1630-1702), savant suédois, qui place « son » Atlantide… en Suède. Ses sources ne sont plus seulement Platon, la Bible, mais aussi l’Edda, un recueil de mythologies nordiques. Affirmant que les Atlantes « suédois » forment le peuple des origines, le peuple élu, il ennoblît son pays, (re) paganise et surtout « déjudaïse » la tradition.
Thèse baroque, mais appelée à un avenir certain.
– Il faut qu’une nation soit ouverte ou fermée.
C’est le titre de l’avant-dernier chapitre. Au tournant du XIXème siècle, outre les délires ésotériques les plus échevelés, l’Atlantide inspire les romanciers.
Dans « Vingt mille lieues sous les mers », le capitaine Nemo nous promène dans ses ruines. Très ingénieuse est l’explication d’un autre roman de Jules Verne, « Les 500 millions de la Bégum ». Deux cités s’y opposent, la pacifique et la guerrière. Elles s’appellent France-Ville et Stahlstadt, la ville de l’acier. Cette dernière, par sa volonté de puissance fait indéniablement penser à l’Atlantide, et par son nom, à l’Allemagne. Jules Verne écrit ce roman après la guerre de 1870 mais dans le livre, c’est France-Ville qui triomphe.
Pierre Benoît fait régner Antinéa sur une Atlantide souterraine et non plus sous-marine, dans le Hoggar. Une Antinéa à mi-chemin entre Cléopâtre et la cocotte de la Belle Epoque, mais si séduisante !
Le mythe originel a traversé tant d’élucubrations qu’il s’est désarticulé, jusqu’à la folie.
En 1922, Zschaetzsch publie «l’Atlantide, patrie primitive des Aryens». Il est relayé par Rosenberg, l’idéologue de Hitler, qui explique que les Atlantes, ces ancêtres des Germains, le nouveau peuple élu s’étaient répandus un peu partout, y compris en Galilée, ce qui permettait de faire de Jésus un Atlante, donc un non-Juif. Un autre nazi, Spanuth, pasteur de son état, démontre, lui, que l’Atlantide n’est ni la Crète, ni Santorin, ni les Açores, ni les Canaries, mais Heligoland, «le pays saint», dont une partie a été engloutie dans la mer Baltique.
En janvier 1944, au camp de Terezin (Theresienstadt), un camp « modèle », (présenté à la Croix rouge me semble-t-il) fut achevé un opéra, « L’empereur de l’Atlantide » qui parodiait le régime hitlérien. Ses auteurs ont disparu à Auschwitz en octobre 1944. L’opéra fut présenté pour la première fois à Amsterdam en 1975.
Dans son dernier chapitre, qui est aussi une conclusion, l’auteur ne ferme pas la porte à l’Atlantide. Quels que soient les fantasmes suscités, et tout pastiche qu’elle soit, l’Atlantide a transcendé l’imagination des hommes. Ecrivains, peintres, poètes, musiciens, ont recréé tant de fois et de mille façons le continent perdu, qu’ils lui ont donné vie.
« Après en avoir désossé l’histoire », l’auteur rend « le mythe à l’image et la poésie ».
copyright Clionautes