Giusto Traina n’est probablement pas un inconnu pour les lecteurs de la Cliothèque : diplômé en lettres classiques, il a enseigné l’histoire romaine dans les universités de Pérouse, Lecce, Paris VIII et aujourd’hui Sorbonne Université, tout en publiant articles et plusieurs livres. Les plus récents ont fait l’objet d’une édition française : on citera 428, une année ordinaire à la fin de l’empire romain (2009, puis 2020), Carrhes, 9 juin 53 av.J.-C. (2011), Histoire incorrecte de Rome (2021 et 2023), sa contribution à l’ouvrage collectif Le récit de guerre comme source d’histoire, de l’Antiquité à nos jours (2022), et sa direction du premier tome de la collection Mondes en guerre (2019).

Le présent dernier ouvrage, à priori directement rédigé en français, traite d’une période charnière de l’histoire de la République : celle qui vit Octave imposer progressivement son hégémonie sur le monde romain déchiré par de nombreuses luttes intestines, pour devenir sous le nom d’Auguste le premier d’une longue série de Princeps. Le récit des événements de ce qu’on a sommairement coutume de considérer comme des guerres civiles parfois mâtinées d’expéditions ou d’interventions extérieures est connu ; le propos de l’auteur est de les resituer dans une perspective plus large, celle de l’ensemble de l’Imperium Romanum et de ses franges, de l’Atlantique à la Mésopotamie.

Ad imperium

De fait, il développe son propos selon une trame chronologique structurée en une introduction et 12 chapitres rassemblés en 3 parties.

L’introduction revient de façon détaillée sur le dernier projet de Jules César : ayant entre 49 et 45 triomphé de tous ses adversaires romains en Italie, Grèce, Espagne, Afrique, rapidement réorganisé l’Orient pompéien et s’étant assuré de l’Égypte de Cléopâtre, le dictateur devenu seul maître à Rome, nanti d’une véritable vision impériale, s’attelle à la préparation de nouvelles expéditions militaires. La première doit viser les Daces/Gètes de Burebista, que les remous des guerres civiles ont rendus trop entreprenants et qui sont en passe de déstabiliser les Balkans ; elle doit être suivie d’une nouvelle campagne, soigneusement préparée, contre l’empire parthe, qui se pose en rival de Rome depuis le désastre essuyé par Crassus en -53… voire, s’il faut en croire Plutarque, par des projets encore plus grandioses de conquêtes en Scythie et Germanie. Mais son assassinat le 15 mars -44 brise net ces perspectives…

« Le monde après les Ides de Mars » (1ère partie, p.35-115) laisse donc sur le devant de la scène plusieurs personnages aux intérêts divergents, aux premiers rangs desquels son fils adoptif de 19 ans Octave, le consul Marc Antoine, et les césaricides Brutus et Cassius, amnistiés en échange de la préservation des actes du dictateur. L’Occident romain, malmené par Sextus Pompée, le fils de l’ancien rival de César, et le numide Arabion, voit débuter les affrontements entre les deux premiers ; mais la guerre de Modène (-43) débouche sur le second Triumvirat, dans le cadre duquel Antoine, Octave et Lépide se partagent provinces et ressources. Entretemps, Brutus s’est imposé dans la péninsule balkanique, et Cassius en Syrie, tous deux rançonnant les provinces et alliés d’Asie Mineure. Franchissant l’Adriatique, Octave et surtout Antoine les écrasent dans les deux batailles de Philippes (octobre -42), replaçant dans leur giron les destinées de la Méditerranée orientale.

S’ensuivent « heurs et malheurs des Triumvirs » (2ème partie, p.117-186). Fin 42-début 41, Antoine, en vertu de son expérience de ce théâtre d’opérations, se voit confier la remise en ordre de l’Orient brutalisé par les Césaricides et toujours menacé par les Parthes ; c’est dans cette perspective qu’il noue une alliance avec l’Égypte de Cléopâtre VII, dernier des grands royaumes hellénistiques. La tension toujours vive entre les triumvirs qui s’exprime entre autres par la guerre dite « de Pérouse » (41-40), est apaisée par l’accord de Brindes (automne -40) ; tandis que Lépide est relégué en Afrique, l’Occident est attribué à Octave, l’Orient à Antoine. L’été suivant, un nouvel accord à Misène neutralise provisoirement Sextus Pompée, à qui est laissé un empire maritime centré sur la Sicile. Les Parthes, aidés par le transfuge Quintus Labiénus, ont dans ses entrefaites pris le contrôle de la Syrie, la Phénicie, de la Judée et des franges de l’Anatolie ; deux brillantes campagnes de l’antonien Ventidius Bassus les en rejettent définitivement à l’été -38. Après de victorieuses opérations de ses généraux en Espagne et en Gaule, et la reconduction du triumvirat par l’entrevue de Tarente (-37), les talents militaires de son ami Agrippa permettent à Octave d’éliminer Sextus Pompée l’année suivante ; puis il dépossède et exile Lépide.

Octave et Antoine, tous deux héritiers de César, désormais face-à-face, « la fin d’une République » s’annonce (3ème partie, p.187-253). Après avoir réorganisé l’Orient aux côtés de la reine d’Égypte, Antoine lance une grande campagne contre les Parthes ; mais son expédition en Médie-Atropatène (-36) se solde par un coûteux échec, à peine compensé par la soumission de l’Arménie (-34). Octave est plus heureux dans les Alpes, en Pannonie et Dalmatie (-35 à -33) . Le triumvirat arrivant à terme, les rapports s’exacerbent, la propagande d’Octave exploitant efficacement les donations faites à l’Égypte. La rupture est consommée en -32 ; et cette nouvelle guerre civile qui commence est bien plus habilement engagée sur les plans politique et médiatique par Octave, qui en fait un conflit entre romanité et un Antoine dévoyé à la cause égyptienne. Sa victoire militaire assurée à Actium (2 septembre -31) par Agrippa et le suicide d’Antoine et de Cléopâtre l’année suivante le laissent seul maître de l’empire, la réduction du dernier état hellénistique en province faisant de la Méditerranée, pour un peu plus des quatre siècles à venir, un « lac romain ».

Réécrire l’histoire

De ces années de tourmente, Giusto Traina livre ici un récit qui, nonobstant quelques imperfections formelles, se lit d’une traite. La prose, prenante, est foisonnante, parfois au risque de perdre le non-initié ; on y verra le reflet de la complexité de l’époque et de la multiplicité des acteurs engagés, et de la grande érudition de l’auteur qui donne lieu à maints petits passages analytiques ou digressifs. Elle est avantageusement illustrée par un certain nombre de photos et d’utiles cartes (sauf peut-être celle de la page 161, peu lisible).

L’ouvrage a le mérite de replacer les événements dans un contexte global : celui d’un impérialisme romain qui a pris un caractère irrésistible en ce 1er siècle av.J.-C., et qui, quelles qu’en soient les diverses motivations, est intériorisé comme tel par les différents protagonistes des guerres civiles. Celles-ci vont donc s’inscrire dans un espace étendu à la quasi-totalité du bassin méditerranéen et à ses marges sur une plus ou moins grande profondeur, que la situation des territoires concernés soit déjà juridiquement liée à Rome à des degrés divers (cas des provinces, des états-clients…) ou qu’ils relèvent de contrées non-romaines vues comme champs d’expansion et/ou de confrontation. Loin d’être aussi anecdotique ou épisodique que l’historiographie antique le laisse entendre, cet interface avec l’extérieur est donc constant lors de cette période de règlements de compte entre Romains. C’est que, comme l’auteur le rappelle bien, cette historiographie est très romano-centrée et très influencée par la propagande augustéenne visant à présenter Octave comme le restaurateur de l’ordre et de la paix après les luttes intestines qui agitent la fin de la République.

Cette dimension « mondiale » du conflit (ce monde devant ici bien évidemment s’entendre comme l’équivalent de œkoumène des Grecs*) est donc le fil suivi dans l’ouvrage au gré de son déroulé chronologique, ce qui donne lieu à des approches et à maints passages intéressants ; on placera en particulier parmi ceux-ci la relation, au début de la troisième partie, des grandes (et méconnues) opérations lancées quasiment simultanément par Antoine contre les Parthes et Octave contre les peuples de l’arc alpin et d’Illyrie. Pour autant, cette perspective n’apparaîtra pas forcément très novatrice au familier de la période ; entre autres choses, la fidélité gardée par Antoine à la cause romaine, à contrario de l’image de traître à la patrie qu’en fit la propagande de son adversaire, est un point de vue admis depuis longtemps. Et, comme déjà évoqué, on en reste souvent au niveau du récit, pas de l’analyse approfondie (par exemple des différentes modalités d’interaction entre Romains et non-Romains, eux-mêmes très divers) ; en ce sens, l’auteur se livre plutôt à une très bonne synthèse actualisée et pondérée qu’autre chose. Les notes, qui se limitent le plus souvent à la citation des sources, et la bibliographie qui, tout en restant fournie, se restreint aux ouvrages essentiels peuvent faire naître le même type de frustrations.

Reconnaissons cependant que, dans ce format et sur un sujet à bien des égards aussi complexe, il était difficile d’être plus ambitieux ; et le tableau condensé que nous offre l’auteur est, comme dans ses précédents ouvrages, éclairé et passionnant.

* Faut-il d’ailleurs voir dans le titre choisi par G.Traina une référence malicieuse à celui du dernier ouvrage marquant du colonel Goya, où le terme est utilisé plus classiquement ? La question est naturellement venue à l’esprit de l’auteur de cette recension

CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)