Auteur de très nombreux travaux dont les sujets concernent aussi bien l’âge baroque que des temps plus contemporains pour des études telles que Le médecin parisien en 1900, La Longue traque de la variole : les pionniers de la médecine préventive ou Médecins et assassins à la Belle époque : la médicalisation du crime Pierre Darmon propose avec Vivre à Paris pendant la Grande Guerre un ouvrage qui lui permet d’examiner un de ces temps exceptionnels dans lesquels les rouages d’une société tels qu’ils apparaissent dans le quotidien sont d’autant plus apparents.
Il est difficile de rendre compte de cet ouvrage foisonnant de façon synthétique aussi ce compte-rendu sera-t-il organisé autour des différents chapitres qui le composent. Vivre à Paris pendant la Grande Guerre est construit en vingt chapitres qui condensent chacun un aspect de cette vie à Paris pendant la Grande Guerre et dont les titres, pour la plupart rendent compte de leur contenu. Même si le premier (« Lendemains de mobilisation ») et les derniers (« Et les Gothas s’abattirent sur Paris », « Sous le règne de Bertha « , « Les dernières tragédies » et « La victoire ») s’inscrivent bien dans une perspective chronologique, la présentation de chacun des aspects de la vie de la capitale repose plutôt sur une présentation thématique qui permet à l’auteur d’exploiter une très riche documentation composée de documents conservés aujourd’hui dans des Archives publiques au premier rang desquels faudrait-il probablement citer ,« mine de renseignements jusque là ignorée » les rapports quotidiens de la section spéciale de la préfecture de police de Paris qui contiennent « une véritable anthologie des conversations secrètes des Parisiens pendant la Grande Guerre », de très nombreux témoignages publiés après la guerre et d’articles de presse. Les travaux de Pierre Darmon ayant porté en grande partie sur le monde médical et sa perception de problèmes épidémiologiques ou de société, il n’est pas surprenant que les écrits émanant de médecins et les articles d’une presse spécialisée qu’il connaît bien soient aussi nombreux parmi ceux qu’il utilise.
L’introduction, après avoir rapidement rappelé quelques caractéristiques des premiers jours qui ont suivi la déclaration de guerre, permet de montrer à quel point une telle étude qui délimite son cadre par l’existence d’événements plus spécifiquement parisiens plutôt que commun aux autres villes se justifie également par l’exagération des tendances observées ailleurs. Le premier chapitre, « Lendemains de mobilisation » présente les événements militaires à partir du point de vue de la presse parisienne et des témoignages conservés et souligne les premières conséquences de la guerre, l’exil des Parisiens, le ralentissement des activités, la préparation à l’approche de l’ennemi sous l’énergique autorité de Galliéni : renforcement des portes, abattages d’arbres, évacuation d’immeubles situés près des forts, armement de la tour Eiffel contre les avions, organisation de convois vers le front mais l’auteur ne néglige pas les premières expressions de contrition et de repentir devant l’insouciance des temps passés ce qui par certaines formules préfigure d’autres discours moralisateurs au moment d’autres heures graves un quart de siècle plus tard.
Le deuxième chapitre , « La vie reprend (1914-1916) » décrit l’installation des Parisiens dans une guerre dont on ne peut plus désormais prévoir la durée ; la réapparition des faits divers dans la presse en est une des manifestations, presse au sein de laquelle les journaux d’informations connaissent désormais un grand succès alors que les journaux d’opinion sont délaissés. Pierre Darmon s’intéresse aussi au bourrage de crâne et à son influence notamment sur les enfants , au retour de la religiosité et de différentes formes de mysticisme qui saisissent alors certains Parisiens. Ce chapitre est en grande partie fondé sur l’exploitation de la presse quotidienne.
Dans le troisième chapitre, « Etre de cœur avec les soldats » Pierre Darmon commence à présenter la situation réelle des combattants grâce à de nombreux témoignages souvent venus, à côté de ceux de combattants, de ce personnel médical qu’il connaît si bien et l’ensemble ne peut que confirmer le caractère épouvantable de cette guerre nouvelle. Par opposition, le paragraphe « la guerre vue de Paris » contient un long catalogue d’écrits totalement déconnectés de cette réalité qui présentent aux Parisiens comme aux autres Français l’image d’une guerre plus héroïque et confortable. Face à ce qui s’apprend peu à peu, les Parisiens organisent cependant des collectes de vêtements chauds, d’objets divers pour les soldats, les quêtes se multiplient et des inventions utiles ou farfelues sont proposées aux familles des soldats. Etre de cœur avec les soldats, c’est aussi y être sentimentalement et Pierre Darmon se garde d’oublier les marraines de guerre, Cependant, malgré ces élans vers ceux qui sont au front, l’écart se creuse entre ceux qui combattent souvent dans des conditions atroces et qui ne peuvent véritablement communiquer cette expérience qui se partage entre initiés et ceux qui sont restés à l’arrière.
C’est l’objet du quatrième chapitre « Le grand malentendu entre militaires et civils » : l’auteur dispose avec Paris, lieu de passage ou de destination de nombreux permissionnaires, d’un lieu d’observation où de nombreux signes indiquent l’écart qui se creuse entre les combattants et ceux de l’arrière, entre uniformes de fantaisie dans les vitrines des magasins et tenues des permissionnaires. Lors d’un passage ou d’un séjour à Paris, « ceux de l’arrière » ne sont plus perçus que comme des embusqués par les combattants aux élans moralisateurs de plus en plus virulents que l’opinion et des comportements individuels de Parisiens relaient souvent. Dans ce chapitre, Pierre Darmon utilise fréquemment, probablement à défaut d’autres sources lorsque les rapports des inspecteurs spéciaux ne suffisent pas aussi bien le Journal d’un Parisien de Jean Galtier-Boissière, que l’épisode des permissionnaires dans le Feu et c’est davantage dans la façon de mettre en perspective les diverses informations présentées que dans leur nouveauté que réside l’intérêt de ces pages. Le chapitre suivant, « Le temps des escrocs » lui permet de mettre en évidence à quel point une période exceptionnelle est favorable aux escroqueries de tous ordres par lesquelles il commence, escroqueries mineures, à la charité par exemples, ventes de produits miracles dont les acheteurs en espèrent en désespoir de cause un effet pour eux ou pour un proche dans les tranchées avant de se terminer par un examen du cas de Landru replacé dans ces années exceptionnelles où la plus grande partie des hommes dans la force de l’âge sont absents, en rappelant qu’au cours de cette période si favorable pour lui il a rencontré 283 femmes grâce à ses petites annonces.
Pierre Darmon aborde ensuite une des composantes de la période, « l’hystérie germanophobe » en n’oubliant pas de souligner toutes les facettes de l’utilisation du mot « boche » dont l’usage peu à peu se généralise avant de relever tous les signes de désignation des boches comme appartenant à une race inférieure, stupide, vorace, sentant mauvais, superstitieuse, barbare, cruelle et dégénérée et les exemples qu’il donne de ce qui a été écrit y compris dans presque toutes les revues médicales atteignent le comble de la bêtise : il démontre bien par là la perte des processus les plus élémentaires de raisonnement. L’auteur insiste aussi sur la participation des élites intellectuelles au « saccage de la culture allemande », à la négation des apports à la Science faits par les Allemands. C’est dans ce climat que tout sujet des Empires Centraux, fut-il déjà envoyé dans les camps d’internement, apparaît comme un membre de la cinquième colonne, que toute entreprise allemande placée sous séquestre constitue la preuve de ce qu’était la main mise allemande sur la France et que la présence de travailleurs ou de domestiques allemands avant la guerre est interprétée comme celle d’autant d’agents de renseignement.
Le VIIe chapitre « Vers la cinquième colonne » dans lequel ces questions sont abordées décrit également le calvaire des naturalisés ou de ceux qui ont le malheur de porter un patronyme suspect avant de souligner le contexte général d’espionnite.
Dans le VIIIe chapitre, Pierre Darmon aborde « la dureté des temps » jusqu’en 1916, les pénuries, l’orientation progressive de l’économie vers les seuls matériels militaires, l’augmentation du coût de la vie. La situation des femmes pendant cette période est également abordée, souvent à une échelle plus nationale que parisienne car les deux se distinguent difficilement. Pierre Darmon a soin de chercher derrière l’image d’Epinal de la munitionnette ou de la guerre permettant l’émancipation féminine une réalité beaucoup plus nuancée. Le chapitre IX, « La grande crise » est l’occasion d’aborder « la grande crise 1917-1918 » vue par ce lieu d’observation de l’arrière privilégié mais un peu à part qu’est Paris : inquiétude, aggravation de la crise commerciale, « petites économies et trafics en tous genres », difficulté d’approvisionnement pour la nourriture, le chauffage ; cette aggravation de la situation fait que « s’ils sont unanimes à haïr le boche, les Français commencent à se détester entre eux » ce qui est développé dans le Xe chapitre « Temps de haines » dans lequel l’auteur décrit la montée des mécontentements des soldats découvrant l’arrière, des rationnés contre les bourgeois, des pensionnés à l’égard de ceux qui ont plus grosse pension qu’eux, de ceux qui se perçoivent comme actifs contre leur bête noire, les embusqués d’autant plus que quelques escroqueries et scandales n’ont pas arrangé les choses.
Cette ambiance malsaine conduit du reste droit à la xénophobie et les réactions sont parfois violentes à l’égard des travailleurs étrangers ou coloniaux appelés pour faire tourner l’industrie, ou plus généralement à l’égard de tout étranger jugé parasitaire. Pierre Darmon souligne aussi l’ambiguité des sentiments à l’égard des Russes, coupables d’avoir laissé le bolchévisme s’installer et à l’égard des Américains dont le comportement provoque de nombreuses frictions. L’extrême droite n’est jamais loin des agitations xénophobes ou antiparlementaires qu’elle attise et qui culminent au moment de l’affaire Caillaux-Malvy.
Pierre Darmon consacre ensuite le XIe chapitre, « Les trois pestes » à un domaine qu’il connaît particulièrement et auquel il a consacré plusieurs études, celui de la santé publique qui ne semble cependant pas se dégrader sensiblement pendant les deux premières années du conflit. Cependant la très forte augmentation de l’alcoolisme et la propagation inquiétante des maladies vénériennes auxquelles on répond par des traitements aux effets secondaires parfois redoutables s’inscrivent en contrepoint. Il consacre le XIIe chapitre aux « Mutilés » en détaillant aussi bien les nombreuses et inventives solutions orthopédiques que les difficultés à percevoir les pensions, tout comme derrière l’admiration et le respect de façade et la crainte qu’ils inspirent, l’incroyable mesquinerie d’une justice militaire qui condamne ceux qui n’ont pas salué un officier en le croisant même si dans un cas est plaidée « l’absence de bras réglementaire »! Le chapitre suivant « Boulevards, Cercles , Bourse » , ce monde enchanté dans un univers de souffrances comme le décrit Darmon peuplé de toute une faune pittoresque relativement à l’écart de la guerre tout comme de permissionnaires, de demi-mondaines, fêtards parmi lesquels les officiers anglais et américains sont particulièrement présents. A côté des lieux où on boit ou on se restaure, où on joue où la clientèle ne manque pas l’auteur souligne les difficultés des cercles traditionnels. La Bourse et les spéculations, son attentisme et les manoeuvres diverses des boursiers, sans oublier la présence persistante des inévitables emprunts russes terminent ce chapitre. Le XIVe et le XVe chapitres sont consacrés aux deux volets du monde du spectacle que constituent , les « théâtres » et les « salles obscures ». Dans les deux cas, tout en s’intéressant à la fréquentation des salles qui refusent souvent des spectateurs tellement les lieux de spectacles remplissent une fonction indispensable, Pierre Darmon fournit de nombreux exemples des pièces ou des revues jouées, des films projetés. La guerre héroïsée y est toujours ou presque présente que ce soit par les aventures extraordinaires qui ont souvent été assignées aux personnages principaux ou par les ressorts dramatiques qui utilisent fréquemment l’opposition entre Français et Allemands, fussent-ils époux. Il est vrai que les thèmes ou même les scènes qui s’écartent de la norme de ces temps de raidissement face à l’épreuve sont refusés par « Anastasie », la censure toujours au aguets.
Les deux chapitres suivants sont consacrés à « Paris ville bombardée », d’abord dans le chapitre XVI par les Zeppelins et les avions encore trop frêles pour emporter de lourdes charges destructrices et qui suscitent,au début, les Zeppelins surtout, plus de curiosité que de crainte avant de prouver que les bombes peuvent tuer (chapitre XVII « Et les Gothas s’abattirent sur Paris ») ce qui provoque inquiétude, utilisation d’abris improvisés, essentiellement les caves des immeubles, tentative d’organisation d’une défense et beaucoup de fantasmes à propos d’espions et de lumières suspectes. L’ennemi restait cependant visible, ou audible, ce que ne furent pas les obus de la « grosse Bertha » (« Sous le Règne de Bertha »), objet du XVIIIe chapitre. L’utilisation de ce super-canon capable de tirer à 120 kilomètres de distance provoqua une nouvelle vague de départ de la capitale après les premiers impacts meurtriers. Ce n’était rien cependant à côté des centaines de milliers de départs qui se produisirent au moment de l’offensive allemande du printemps 1918 : ce nouvel exode est un des deux éléments traités dans le XIXe chapitre, « Les dernières tragédies », l’autre étant l’épidémie de grippe, étudiée de façon très précise grâce à de nombreux documents de première main et à l’exploitation des revues médicales. Pierre Darmon consacre ensuite son dernier chapitre à « La Victoire » ou plus précisément à tout ce qui entoure cette annonce, depuis le retour des Parisiens qui s’étaient exilés, à la circulation de nouvelles vraies ou fausses, à une ambiance différente que l’auteur débusque dans une documentation très variée. Il met en évidence un sentiment dominant de revanche et d’attente. Il ne manque pas non plus de consacrer un paragraphe à la « morosité « qui suit le 11 Novembre : « lorsque retombe l’euphorie de la victoire, l’âpreté de la vie reprend le dessus » et un autre au retour des prisonniers dont les récits sont loin de faire retomber la haine de l’ennemi.
La conclusion examine logiquement les jours qui suivent la victoire, les difficiles reconversions, le licenciement des salariées, et les inquiétudes diffuses d’une population qui a du mal à se réadapter.
Cet ouvrage, vivant, aux très nombreux exemples constitue donc une importante contribution à nos connaissances des conditions de vie de l’arrière, de la façon dont une société urbaine vit ce long conflit et permet ainsi de placer, ou de replacer ces années dans l’état d’esprit de la population parisienne et dans la mentalité de l’époque. Alain Ruggiero
Novembre 2004
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