Marcel Gauchet, historien et philosophe, rédacteur en chef de la Revue « Le Débat » livre ici une véritable somme en quatre volumes dont l’écriture s’est étalée sur une dizaine d’années. L’avènement de la démocratie c’est l’âge d’or de l’émancipation, celui de la libération à l’égard de toutes les contraintes et servitudes qui pesaient sur les hommes (politiques, économiques, culturelles…). Or, cet « avènement de la démocratie », à travers les siècles, a été long et douloureux et se heurte aujourd’hui à des problèmes de taille : sa remise en question (de l’émancipation à la régression), son incomplétude et surtout le fait qu’après le processus libérateur commence le difficile chemin de l’apprentissage de la liberté. Comme l’écrit l’auteur : « L’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence ». D’une part la faculté d’exercer véritablement la liberté acquise (la démocratie en l’occurrence) n’est pas toujours réelle ; d’autre part existe la peur de remettre en cause la démocratie ce qui reviendrait, précisément, à renoncer à nos libertés.
Marcel Gauchet utilise la politique, l’Histoire, l’économie, l’analyse sociale ou encore le droit pour retracer cette belle et terrible histoire.
Ce travail considérable est, de fait, la suite et, en quelque sorte, l’aboutissement de son livre le plus connu, « Le Désenchantement du monde » (1985). Livre qui a fait date et qui, confirmant la profondeur de réflexion de l’auteur, livrait une analyse à la fois historique, politique et philosophique de la « sortie de la religion » (et non du « religieux », importante nuance). Il expliquait alors le passage du principe de « transcendance » à celui d’ « immanence », des sociétés « hétéronomes » originelles où la religion faisait figure de référence originaire de la politique aux sociétés « autonomes » modernes au sein desquelles les hommes doivent gérer, seuls, leur raison et leurs libertés. Or, la véritable entreprise que constitue « L’Avènement de la Démocratie » a aussi pour objectif de montrer la permanence, sous ses formes les plus dissimulées, de la référence originelle, donc religieuse, que les sociétés modernes, justement, renient ouvertement.
Le premier tome, « La Révolution moderne » (2007), se proposait d’analyser comment la naissance de l’Etat de droit utilisait encore entre 1500 et 1900, longue période d’ « autonomisation », le fondement religieux gouvernant les hommes. De même, le second volume, « La Crise du libéralisme » (2007), présentait le fait qu’au cours de la période cruciale de 1880-1914 est apparue aux hommes toute l’ampleur de la difficulté à vouloir se gouverner eux-mêmes et à concilier correctement trois des fondements de la démocratie : la (ou « le ») politique, le « sens » de l’Histoire, la loi. La combinaison de ces trois éléments essentiels s’avère fort délicate en effet, d’autant plus qu’elle fait, de facto, éclater l’héritage multiséculaire des croyances établies. De cette difficulté, qui a pu parfois sembler insurmontable, sont nés, mais ce n’est bien entendu pas l’unique raison, les régimes totalitaires. C’est, précisément, le thème du troisième volet,
« A l’épreuve des totalitarismes » (2010), dans lequel Marcel Gauchet retrace la genèse de ces régimes qui, selon lui, sont issus, pour simplifier amplement, de la collusion entre deux notions essentielles : la révolution et la nation.
Si l’on suit son raisonnement, les régimes totalitaires sont des « religions séculières » (concept aujourd’hui fortement assimilé) ce qui signifie que ces régimes, en dépit du paradoxe apparent, sont des « religions » antireligieuses mais également, en poursuivant la même logique, et on pourrait ainsi dire « logiquement », antilibérales (au sens philosophique) et antidémocratiques. Bolchevisme, Fascisme, Nazisme seraient ainsi des formes particulières qui résulteraient de la « sortie de la religion » (toujours au sens de « religion » établie et dominante). A ne considérer que le cas du nazisme, il va sans dire que le caractère obsessionnel de son rejet du judéo-christianisme, des Lumières, de l’individualisme, du libéralisme et de la démocratie (tout cela ne constituant en fait pour lui qu’une seule et même chose) éclaire la démonstration de façon lumineuse. Cependant l’ouvrage ne se limite pas à l’analyse du phénomène totalitaire mais montre également comment, face à ce défi mortel, la démocratie libérale a su se transformer et se régénérer. L’effort de « reconstruction démocratique » a été ainsi principalement fondé sur la consolidation des failles de la démocratie dans lesquelles pouvaient s’engouffrer les velléités totalitaires.
Offrant une vision optimiste de l’Histoire, Marcel Gauchet entend souligner que le XXe siècle n’a pas été simplement le siècle des tragédies mais aussi celui des réussites. Hélas, si « réussites » il y a eu, nos sociétés traversent, depuis les années 70, ce que nous appelons une « crise », à défaut de n’avoir encore pu trouver un terme plus prégnant. C’est de cette « crise » dont il est question dans le quatrième et dernier volume, « Le Nouveau monde » (2017) et qui, cela va de soi, nous interpelle directement. Pour résumer, certainement trop facilement tant est vaste le sujet, on pourrait formuler le questionnement ainsi : Que faire de la perte des repères ? Quelles réponses peuvent apporter une « individualisation du droit », une « souveraineté individuelle » ? Qu’en est-il des évolutions historiques auxquelles nous assistons et comment « le » politique, dont c’est la fonction essentielle, peut englober tout cela ?
La simple constatation de la domination sans partage du néolibéralisme, pour être vraie, n’en demeure pas moins insuffisante. D’une part elle a permis une avancée de l’émancipation et de l’autonomie mais, d’autre part, elle restreint, toujours plus et très concrètement, ces libertés acquises. Si l’on en croit Marcel Gauchet, c’est l’avènement, la consécration et la sacralisation de « l’individu de droit » qui a crée ce gouffre abyssal dans lequel nous nous débattons. Cette analyse lui a d’ailleurs été reprochée. Pour autant n’est-on pas en droit de constater que les « droits de l’homme » ne constituent plus une forme politique hautement désirable mais, bien souvent, un prétexte à la multiplication de revendications individuelles ?
Trivialement formulée la question est : Laissés à nous-mêmes, savons-nous encore nous gouverner (donc dire « nous ») ? A cette question, presque puérile, les propositions politiques, toutes tendances confondues, ne semblent pouvoir apporter de réponses, sinon partielles (et partiales).
Alors, vivons-nous tout simplement une période de transition comme les siècles précédents ont pu en connaître et qu’en sortira t-il ? Pour le présent il convient d’observer que nous ne savons ni nommer ni analyser ce « malaise » intrinsèque. Saurons-nous trouver de nouveaux outils pour… réenchanter le monde ?
« The answer my friend, is blowin’ in the wind… »…
Jorris Alric