Connecter des territoires historiographiques multiples
On se souvient de l’intéressant essai de la sociologue Nicole Lapierre sur les convergences entre expériences juives et noiresNicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, coll. « Un ordre d’idées », Stock, 2011.. Chercheuse CNRS, enseignante à l’Université d’Afrique du Sud (UNISA) et spécialiste des Black Jews, Édith Bruder, se lance dans un travail plus systématique mais avec prudence et modestie. On ne s’étonnera pas d’y voir convoquer Franz Fanon dès les premières pages : la référence va de soi. Assumant les risques de l’entreprise, l’autrice se défend d’emblée de généraliser. La systématisation des majuscules et des articles définis pour désigner juifs et noirs n’est pourtant pas anodine dans un contexte où les majuscules annoncent l’ethnonyme et non la conception existentielle d’une expérience commune. Poser ainsi l’existence de peuples ou de groupes qui iraient de soi ne relève pas de l’évidence. On peut de même s‘étonner de la prolifération dans le texte du terme « communauté », collectif auquel on semble trop souvent renvoyer l’individu, y compris pour les périodes les plus récentes. L’autrice concède cependant la plasticité et l’hétérogénéité de ces objets. La tâche titanesque représentée par la nécessité de parcourir un grand nombre de territoires historiographiques se perçoit aussi à travers la possibilité d’interférences. Une allusion dans l’ouvrage au statut biblique de l’indentured servant est ainsi rapprochée de la notion d’esclavage. Or, il faut savoir que, dans l’historiographie coloniale anglophone, l’expression désigne les travailleurs engagés des Antilles britanniques voire les trente-six-mois puis les Indiens des Antilles françaises ou des Mascareignes. A l’évidence, le contexte de deux domaines historiographiques rarement reliés place de nombreux obstacles devant la tâche d’exploration de relations peu étudiées sur le long terme hors de faits spectaculaires et polémiques que nous connaissons.
A la recherche de la malédiction
En prenant acte de l’inégalité des thèmes devant les sources, l’ouvrage s’ordonne en neuf chapitres correspondant à l’ensemble des questions qu’on peut se poser sur les interactions entre juifs et noirs. Jusqu’au chapitre 5, des juifs et quelques musulmans parlent des noirs. On débute ainsi avec la représentation des noirs dans les cultures juives antique et médiévale. Celle-ci donne lieu à un riche développement au sujet du mythe de Canaan, fils de Cham et des origines d’un stéréotype utilisé pour justifier l’esclavage. C’est une pierre de plus à l’édifice dans une historiographie qui semble hésiter au sujet des origines – juives, chrétiennes ou musulmanes – de la construction du mythe de CanaanOn comparera par exemple Silvia Sébastiani, Jean-Frédéric Schaub, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Albin Michel, 2021; Chouki el Hamel, Le Maroc noir. Une histoire de l‘esclavage, de la race et de l’islam, Éditions de la Croisée des chemins, Casablanca, 2013, reéd. 2019.. L’ouvrage éclaire la genèse de termes comme « Kush », « Cham », « Soudan » ou « Éthiopien » et montre comment des auteurs comme Maïmonide, Ibn Khaldun et beaucoup d’autres ont tenté d’expliquer les différences d’épidermes autrement que par la malédiction. Une clarification plus nette des termes « Éthiopien » et « Africain » pour l’Antiquité aurait été bienvenue, sachant que l’Éthiopie des Grecs (encore mentionnée dans la version française des Actes des Apôtres) n’est pas l’Abyssinie/Éthiopie moderne et qu’à l’époque romaine, le terme « Afrique » ne renvoie pas encore à un continent.
Esclavage
L’ouvrage aborde le rapport entre juifs et esclavage, d’abord dans la péninsule ibérique, ensuite dans l’Empire ottoman, enfin dans les Amériques en distinguant entre Caraïbes, Brésil et Amérique du Nord. C’est l’occasion pour le lecteur d’aborder un certain nombre de situations mal connues et de remettre les pendules à l’heure compte tenu du succès des discours antisémites falsificateurs prétendant aujourd’hui parler, au nom de la mémoire de l’esclavage. Le lecteur découvrira ainsi l’origine d’une partie des juifs noirs du Suriname ou de Jamaïque. Édith Bruder note tout en relevant des exceptions que, vers 1698, deux juifs sur 43 marchands anglais pratiquent un commerce avec l’Afrique et qu’il n’y a apparemment pas de juifs sur la liste des 48 merchants of Londong trading to the Cost of Africa de 1726. A Bordeaux, alors que 20 à 25 % des marchands du XVIIIe sont juifs, seulement quatre maisons sont concernées sur 186 impliquées dans la traite négrière atlantique entre 1685 et 1826, c’est à dire 2,2 %. Elle souligne par ailleurs que la révolte surinamienne au cours de laquelle Immanuel Machado est tué par ses esclaves relève des rapports entre esclaves noirs et maître blanc et que la judéïté de Machado n’intervient pas dans le mobile. A dire vrai, la judéïté n’a plus grande signification dans un monde structurée racialement selon une hiérarchie déterminée par la race et la condition de libre ou de non-libre.
Amériques
L’ouvrage aborde ensuite les interactions entre conditions noires et juives aux États-Unis, la question des juifs noirs en Afrique et en Amérique, les relations noirs-juifs en France et l’âge du Black Lives Matter. Parmi les points marquants figure la différence fondamentale entre l’attitude des juifs noirs étasuniens affirmant qu’ils sont les seuls descendants des Hébreux et juifs noirs d’Afrique ou d’Europe pour qui une ascendance (en anglais descent) juive blanche est tout à fait assumée. Cette question des juifs noirs amène aussi à évoquer les nuances de sa réception par les groupes juifs blancs. Alors que certains groupes acceptent cette judéïté passant souvent par un judaïsme non-rabbinique – c’est par exemple le cas des juifs noirs d’Afrique du Sud – d’autres groupes en Europe demandent une nouvelle conversion, laquelle peut être refusée par certains juifs noirs estimant ne pas avoir à se convertir pour être ce qu’ils sont déjà. Cette fin d’ouvrage permet au lecteur francophone de faire le point sur l’histoire d’une relation qui n’a pas commencé avec les tensions autour des discours de Malcolm X, Farrakhan ou la question palestinienne. L’autrice expose longuement l’histoire de bonnes relations et de communauté de souffrances entre juifs et noirs aux États-Unis, notamment à l’époque du Civil Rights Movement. Elle rappelle par exemple et à juste titre le rôle joué par des juifs dans la lutte pour les droits civiques et l’assassinat en 1964 par le Ku Klux Klan des militants du SNCC James Chaney, Andrew Goodman et Michael Schwerner. Il est revanche plus discutable d’inclure Josephine Baker dans cette dynamique américaine.
Des noirs et des juifs en France
Si Baker ne rompit jamais avec les combats de son pays d’origine et rapprocha volontiers les luttes, c’est surtout dans un contexte français qu’elle fut proche de la LICA qui, avant la Seconde Guerre mondiale et bien avant d’ajouter en 1980 le « R » de racisme à son acronyme, utilisait le terme « racisme » dans l’énoncé habituel de son titre (la date retenue est celle du JORFPour l’association originelle fondée à Paris, la date est 1980. En 1979, seule la section de Marseille s’intitule officiellement LICRA.). Ce qui est présenté ici sur les relations juifs-noirs en France escamote une partie de ce que l’on sait actuellement. C’est en effet dès les années 1930 et non après 1998-2001, qu’on assiste à des revendications communes et à des rapprochements entre des étudiants UNEF juifs et noirs, des militants LICA et le personnel politique noir des vieilles colonies et du Sénégal. C’est ce qu’illustrent les tonitruantes déclarations antinazis d’hommes comme Galandou-Diouf, Gratien Candace ou Gaston Monnerville dans le Droit de Vivre – organe de la LICA – où l’on se fait fort de montrer qu’on entend rassembler des juifs, des noirs et des « musulmans ». A l’échelle individuelle, des relations entre des juifs et des noirs se donnent encore encore à voir par bribes en Martinique à travers les réactions hétérogènes de réfugiés juifs devant les textes des époux Césaire et l‘équipe de TropiquesEric Jennings, Les bateaux de l’espoir. Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise, CNRS, 2020., dans les dossiers du CGQJ de Marseille autour d’une spoliation, d’une filière d’évasion de juifs conduite par un député noir, d’un couple mixte sénégalais-juif allemand. On connaît par ailleurs l’étonnante réaction des fonctionnaires du CGQJ devant la volonté de Darquier « de Pellepoix » d’évincer un non-aryen venu de GuadeloupeLaurent Joly, L’antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de Police de Paris et du Commissariat général aux questions juives (1940-1944), Grasset, 2011, p. 263.. On connaît après-guerre les tentatives de Lecache à la LICA pour organiser de nouveau des rencontres entre des juifs et des noirs, allant jusqu’à interpeller dans le Droit de Vivre une femme juive qui avait refuser d’accorder une danse à un homme noir. On ajoutera encore l’évolution après-guerre du MRAP (alors jusqu’en 1978 Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix), organisation à l’origine juive et marxiste au sein de laquelle se déploie l’action d’un certain nombre de personnalités antillaises ou africaines et qui reprennent dans le Paris des années 1960 des formes d’action militante initiées dès 1939 contre les débits de boissons refusant les clients noirs. Outre cela, le choix assumé de distinguer entre une histoire hexagonale et une histoire coloniale paraît contre-productif à l’heure où l’on s’emploie plutôt à rétablir des connexions arbitrairement supprimées et qui permettent justement d’éclairer l’expérience de la race et du racisme dans un contexte français. Tout ne commence donc pas après 1998-2001 et l’histoire de la France ne saurait être coupée de sa dimension coloniale, en particulier sur ce sujet. Ces deux éléments expliquent qu’on puisse apprécier l’ouvrage mais rester réservé(e) quant à ce chapitre sur la France.
Le mérite d’une approche synthétique
Annoncé avec de nombreuses précautions quant au risque de généralités et à la nécessité de restituer une histoire distanciée, cet ouvrage n’évite pas totalement les écueils, notamment celui de la distance avec les choix des acteurs du passé et celui de la nécessité de ne pas sans cesse renvoyer l’individu au collectif. Il a cependant le mérite de fournir une trame et une approche synthétique permettant d’appréhender le regard des cultures juives antiques et médiévales sur les noirs, la question de l’esclavage dans l’Empire ottoman et les Amériques, celle des rapports juifs-noirs sur ce continent ainsi que celle des juifs noirs d’Afrique, d’Amérique ou d’Europe. Le tout enrichit la connaissance de ce qui peut apparaître de façon caricaturale dans les médias ou ne jamais apparaître dans ce qu’on croit savoir du sujet. C’est en cela qu’il est d’un grand intérêt et qu’il faut le lire.