Nos sociétés sont forgées par la vitesse et la productivité. La lenteur, la réflexion, l’ennui et la paresse sont donc ses ennemis déclarés. Avec cet essai, l’historien spécialiste du Brésil Laurent Vidal écrit la genèse des “hommes lents”, disqualifiés par l’idéologie du Progrès. En quatre chapitres, Généalogie d’une discrimination sociale, La modernité industrielle et la guerre aux lents, Impromptu, Rompre le rythme, ré-exister, ornés de quelques illustrations éloquentes, le professeur de l’Université de La Rochelle brosse le tableau d’une modernité exclusive, dans une langue plaisante.
Culture et littérature
Chronique rhytmique baignée dans l’histoire culturelle – la littérature, la poésie sont convoquées avec A Césaire, E Glissant, Cervantès et son Don Quichotte, première figure litttéraire d’homme lent selon L Vidal – Les hommes lents invitent aussi à une histoire des discriminations et des résistances, adossée à l’anthropologie sociale et culturelle, ce qui peut évoquer les travaux de J-C Schmitt. Les hommes lents constituent un impensé des historiens. Donc un nouveau champ de recherche qui met en lumière des dominés, les hommes lents.
La mise au travail de la société
Héritière d’une vision religieuse fomentée au Moyen âge et marquée entre autres par l’affirmation des sept péchés capitaux – dont la paresse – la modernité classique signe selon l’auteur le début de la mise au travail de la société et donc de la mise en avant de la promptitude, du rythme. A ce titre, l’évolution du sens de l’adjectif lent révèle beaucoup d’enjeux : originellement, il désigne ce qui est mou puis, au XVè, il indique ce qui n’est pas prompt. Plusieurs figures humaines font les frais de cette nouvelle définition, à commencer par les Amérindiens juchés dans leur hamac, puis les colonisés (Arabes, Africains), ou les ouvriers grèvistes. L Vidal montre donc comment la lenteur est disqualifiée et à quelles discriminations humaines elle peut conduire. Discriminations qui s’érigent en stéréotypes par la suite.
Le lecteur prend ainsi conscience de l’accélération que constituent la modernité et l’idée de progrès. Une vitesse qui rejette les ruptures rythmiques comme les grèves ou le Saint Lundi (double constestation de l’église et du travail). Par ailleurs, cette même accélération est à considérer avec attention pour saisir le désenchantement du monde à l’oeuvre depuis deux siècles.
Le blues comme rupture
La fin de l’essai se focalise sur la musique et les lieux de la lenteur au XXè siècle. De nouvelles musiques apparaissent à la faveur des grandes migrations vers le Nouveau monde, mais aussi à l’intérieur de celui-ci, à l’instar des anciens esclaves poussés vers les ports pour trouver des emplois de dockers sur le continent américain (Brésil, Etats-Unis). Une activité caractérisée par l’alternance de l’attente et du travail rapide. Le blues est ainsi perçu comme la prise de parole d’un groupe social, mais également comme une ruse. L’historien souligne ainsi l’importance de la cadence propre à la modernité, instigatrice de nouveaux tempos (le temps universel est adopté en 1884, les musiques syncopées comme le jazz émergent aux XIXè-XXè siècles).
Au total, cet essai relève le défi de penser la lenteur dans le temps long. Prémisse d’un thème de recherche à développer (la lenteur asiatique ou océanienne n’est pas analysées), il garantit un dépaysement grâce au sujet retenu certes, mais aussi aux multiples angles scrutés (lexicologie, musique, anthropologie du travail), dans un cadre géographique atlantique amplement maîtrisé par L Vidal.