Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à l’IEP de Lille et chargé de formation au CNED.
Au moment où commence la présidence française de l’Union européenne, et alors que les irlandais viennent de voter contre le traité de Lisbonne, ce dernier numéro de questions internationales vient à point nommé pour fournir un intéressant récapitulatif sur les étapes et les perspectives à venir dans l’Europe des 27.

L’article de Serge Sur, le rédacteur en chef de la revue rappelle très opportunément les caractéristiques de cette Union, caractérisée de labyrinthe juridique et de fantôme politique. Le droit communautaire en effet pénètre tous les domaines de l’activité juridique des États membres, il est par ailleurs autonome du Droit international.
Ce droit hyperrégulateur concerne tous les habitants de l’Union sans exception. Il vise à unifier les règles de la concurrence tout en étant extrêmement tatillon, ce qui déclenche parfois des rejets.

Le droit européen est également porteur de valeurs, ce qui pose le problème de la légitimité politique, une question en débat permanent.
Enfin la régulation de ce droit est une affaire des instances judiciaires européennes, ce qui conduit parfois à une hypertrophie juridique du fait de la multiplication des instances.
Fantôme politique que cette Union qui est en permanence à la recherche du consensus entre États membres. De ce fait, les citoyens ont eu à certains moments le sentiment que ces instances leur étaient extérieures et surtout souffraient d’un déficit de légitimité.
De ce fait les oppositions entre projet continental franco-allemand et projet atlantique britannique sont ainsi renforcées. C’est le second qui est aujourd’hui dominant mais il incarne surtout une constante de la politique étrangère du Royaume Uni qui est de diviser le continent pour mieux le dominer.
L’Union européenne est également un pôle régional dans un labyrinthe multipolaire. Pôle de croissance, même légèrement atone, pôle de stabilité politique, de démocratie, elle attire des vagues croissantes de migrants du Sud et de l’Est. Cela justifie la politique européenne de voisinage et les mesures visant à la fois à protéger l’Europe et à assurer sur ses marges un développement harmonieux.

Alain Lagrange revient sur le traité de Lisbonne, rejeté par les citoyens irlandais et sur les conditions de son élaboration. Ce traité était déjà une sorte de plan B consécutif au Non néerlandais et français au projet de constitution pour l’Europe. Désormais faudra-t-il mettre en œuvre un plan C ?
Ce traité de Lisbonne est le résultat d’un compromis laborieux, notamment avec la Pologne. Il devait intervenir obligatoirement avant les élections au Parlement européen de juin 2009 et son entrée en vigueur est toujours prévue, sauf aménagements liés au Non irlandais, au premier janvier 2009.
La démarche qui a présidé à son élaboration est pragmatique et repose sur quelques principes.
Faire disparaître toute référence à une évolution de type fédéral.
Limiter les empiètements de l’Union sur les souverainetés des états membres.
Modifier le système de vote avec les doubles majorités mais après 2014, pour satisfaire la Pologne.
Le traité institue également un Président du Conseil européen et un renforcement du rôle du Président de la commission et fait référence aux services économiques d’intérêt général ce qui peut être interprété comme une référence à minima aux services publics à la française ou comme une remise en cause partielle de ceux-ci selon les points de vue.
L’article très dense résumé ci-dessus pose toute de même une hypothèse, que cet édifice s’effondre ou soit remis en cause par un vote négatif des irlandais auquel on ne croyait pas vraiment lorsque les articles qui composent ce numéro de Questions internationales est sorti.

L’article de Christiani Buani évoque la question sensible de la candidature de la Turquie dans l’Union européenne. Ce long chemin a commencé en 1959, soit deux ans après la signature du traité de Rome. Deux demandes successives en 1987 et en 1997 ont permis d’aboutir en 2005 à l’ouverture d’un processus d’adhésion étalé sur une quinzaine d’années. Le problème de cette adhésion est d’ordre géographique et démographique en raison de la place particulière de la Turquie au contact de pays comme l’Irak ou la Syrie et de l’importance de sa population qui en ferait la deuxième et à terme la première puissance démographique de l’Union.
La question est sans doute moins économique, puisque la Turquie est au niveau en terme de PIB par habitant et en parité de pouvoir d’achat au niveau des deux derniers entrants, la Bulgarie et la Roumanie. Mais le véritable problème, celui que ressentent les citoyens est sans doute ailleurs. La Turquie musulmane peut-elle s’assimiler à l’Europe que bien des nations considèrent comme une espace de civilisation chrétienne ? De plus, lorsque l’on sait que les élections au parlement européen permettent surtout l’expression des ressentiments portant sur la politique intérieure, on comprend bien que cela ne peut qu’avoir des incidences en juin 2009 et au-delà.

Michel Foucher, géographe, auteur de Fronts et frontières revient sur les dynamiques et blocages de la construction européenne au moment où s’ouvre la présidence française.
Les dynamiques institutionnelles sont désormais sur les rails puisque 70% des législations nationales sont d’origine communautaire.
Par ailleurs, le traité de Lisbonne a également introduit des approfondissements comme la personnalité juridique de l’Union, la co-décision entre le Parlement et le Conseil européen et la Présidence du Conseil européen pour une durée de deux ans et demi.
Le système de majorité qualifiée double, prenant en compte le nombre de pays, 15 sur 27 et le poids démographique, plus de 65% de la population de l’UE devrait permettre des approfondissements importants même si les questions touchant à la fiscalité, à la sécurité sociale et à la politique de défense restent soumises à la règle de l’unanimité.
Les dynamiques géopolitiques sont également analysées. L’élargissement de l’Union est souhaité par les plus proches alliés des Etats-Unis et les voisins immédiats de la Russie.
Au Sud, le projet français, d’union méditerranéenne, porté par l’actuel locataire de l’Elysée n’a pas reçu le soutien escompté, ni des partenaires européens ni des pays concernés, comme la Libye ou l’Algérie. Il est clair pourtant que dans le cadre de la politique européenne de voisinage l’existence d’écarts de développement entre le Nord et le sud de la Méditerranée plus importants que ceux qui existent entre le Mexique et les Etats-Unis, une autre interface Nord Sud, justifient un processus de co-développement. Celui-ci a pourtant été initié lors de la conférence de Barcelone en 1995 et même s’il est peu visible, il est considéré comme globalement efficace. En effet, les deux tiers des aides de l’UE sont affectées au Sud.
A propos du Kosovo qui a proclamé son indépendance, cette volonté de voir se constituer une entité étatique musulmane alliée à l’Occident correspond bien à la politique des Etats-Unis. Toutefois ce processus est totalement financé par l’Union dont certains membres ne cachent pas leurs réticences. Ceux qui comportent des minorités, comme l’Espagne peuvent émettre certaines réserves.
De la même façon, pour ce qui relève des libertés, de la sécurité et de la justice, si bien des coopérations sont amorcées, il existe toujours des dérogations pour l’Irlande et le Royaume Uni à propos de la surveillance des frontières de l’Union.
Dans le domaine des coopérations économiques, l’Union a certes avancé mais on le voit actuellement avec la crise de l’énergie, la tentation du cavalier seul est très forte. L’Allemagne s’entend avec la Russie pour le projet Nord Stream de gazoduc à travers la mer baltique tandis que la France cherche à promouvoir des coopérations nucléaires avec des pays pétroliers comme la Libye.
Pour ce qui relève du développement durable et de la cohésion territoriale, la politique de redistribution absorbe 36 % du budget. Les nouveaux états entrants récupérant actuellement 52% des ressources. Certes l’Union a de ce point de vue un bilan assez flatteur pour des pays comme l’Espagne ou le Portugal ou encore l’Irlande et la Roumanie comme la Bulgarie entendent bien bénéficier de ces aides au développement.
Au niveau social, la charte des droits fondamentaux prend peu à peu ne valeur juridique contraignante. Les droits se complexifient entre ce qui relève du classique en matière de libertés, de conscience, de presse, ce qui ressort du droit européen, vote des citoyens, liberté de circulation et d’installation, et ces droits de nouvelle génération comme la bioéthique, la protection des consommateurs, etc.
L’action extérieure et la défense connaissent pour leur part des évolutions sensibles. Des délégations de l’Union dans le monde visent à constituer une sorte de réseau diplomatique tandis que la France essaie, au moins depuis la conférence de Saint Malo de 1998, de pousser à la constitution d’une force d’intervention permanente, associant le Royaume-Uni, la RFA, l’Italie, l’Espagne et la Pologne. Cette volonté n’est pas pour l’instant couronnée de succès, la question de l’OTAN faisant toujours indirectement blocage même si des évolutions françaises sont à prévoir dans le court terme sur ce sujet. Toutefois on peut supposer qu’un président français politiquement affaibli ne serait pas en mesure de liquider ce qui reste de l’héritage gaulliste auquel ses prédécesseurs s’étaient bien gardés de toucher.

Ce numéro de Questions internationales, comme les précédents, est également enrichi d’encadrés ou de coups de projecteurs sur des points très précis. Ainsi le travail de Roseline Letteron présente les évolutions du droit européen et des droits de l’homme face au terrorisme. L’Europe s’appuie sur deux acquis largement connus. La charte des droits fondamentaux et la commission européenne des droits de l’homme. Avec les attentas du 11 septembre, les états se sont repliés sur leurs législations spécifiques tout en renforçant, parfois avec succès, leurs coopérations.
On notera toutefois que les états ont apportés des réponses différentes en fonction de leur tradition juridique.
Les pays de droit écrit disposent de législations d’exception, de structures exceptionnelles ou spécialisées, comme la cour de justice anti-terroriste. Ces mesures sont strictement encadrées et transitoires.
Les pays de common law, de droit anglo-saxon, sont au contraire très sourcilleux sur le plan des principes mais les adaptent aux circonstances. Cela a donné le Patriot act aux Etats-Unis ou l’anti-terrorisme crime and security en Grande Bretagne.
Le terrorisme en Europe a suscité une double approche, sécuritaire et judiciaire et il semble que la première ait pris le pas.

Consultant à la Banque Mondiale, Jean-François Jaumet traite de l’Europe et de la régulation de la mondialisation. Au niveau du vécu, les citoyens de l’Union ont peut-être le sentiment de la subir, mais en tant que telle l’Union en est l’acteur principal. Elle a baissé son tarif extérieur commun à 3,4 % et elle est la première région d’immigration au monde, devant les Etats-Unis. Premier ensemble économique mondial elle détient 30 % des droits de vote au FMI et à la banque mondiale. Elle détient 51 des 100 premières multinationales et elle est le premier récepteur d’IDE et le second investisseur.
Toutefois ce bilan flatteur contient lui aussi ses limites. La croissance est faible, 2,1 % contre 4,1 au niveau mondial. Le déclin démographique est évident et à terme l’Europe ne représentera plus que 5 % de la population mondiale et 2050.
L’emploi industriel recule et l’on évoque bien entendu les délocalisations même si pour l’auteur, leur impact réel reste limité. Sans doute ce recul s’explique-t-il davantage par des gains continus de productivité.
Il n’empêche que ces délocalisations favorisent la montée d’un sentiment protectionniste.
La vision européenne de la mondialisation vise à promouvoir par la prospérité partagée une régulation des échanges internationaux. L’Europe développe des actions en faveur de la compétitivité et de la solidarité, avec tous les dispositifs d’aménagement du territoire et autres mais dans le même temps, les investissements dans l’économie de la connaissance sont finalement assez faibles. Les pays scandinaves se différencient largement des autres à cet égard. En matière de recherche et développement par exemple, l’UE se situe en moyenne à 1,9% du PNB, loin derrière les Etats-Unis et le Japon. (2,7 et 3,2%).
Pour l’enseignement supérieur de fortes différences existent également. Le budget par étudiant est de 8000 € en Europe et de 19000 € aux Etats-Unis.)
Evidemment ces moyennes se révèlent trompeuses puisqu’elles associent des pays aussi différents que la Suède et la Roumanie.

Une mise au point de Guillaume le Grand permet d’éclairer les conséquences de l’Euro fort. Évidemment on peut mesurer aisément les effets sur la baisse du coût des importations et aussi les augmentations des exportations européennes vers les pays émergents. Toutefois la France est fragilisée par l’Euro fort du fait de l’importance de ses exportations
Par ailleurs la Banque centrale européenne n’envisage pas de baisse des taux à court terme du fait de l’apparition des tendances inflationnistes, elles même suscitées par le renchérissement des prix de l’énergie.
Parmi les hypothèses également développées dans cet article, on notera les prévisions de Menzie Chinn et de Jeffrey Frankel, envisageant que dans une quinzaine d’années l’Euro sera la monnaie internationale de référence.

Emmanuel Puisais Jauvin présente le marché intérieur, un des acquis sans doute le plus importants de l’Union.
Le bilan est présenté comme largement positif tant en terme de création de richesses que d’emplois créés. Les quatre libertés qui progressent également sont celles de libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des hommes avec plus d’un million et demi de bénéficiaires des programmes erasmus.
Toutefois l’auteur note un certain nombre de carences.
Celles-ci relèvent de la fiscalité, de l’innovation et de la recherche mais aussi des services financiers et de l’énergie. On appréciera aussi les remarques très fondées sur l’absence de soutien aux PME pourtant les plus créatrices d’emplois.
Pour l’UE les défis à relever sont au nombre de quatre.
Ne pas imposer de contraintes face à la concurrence
La poursuite d’un dialogue avec les Etats tiers
Exportation des normes européennes
La protection des consommateurs comme moyen de renforcer la confiance dans le marché intérieur. On notera cependant que les points un et quatre peuvent être contradictoires.
Les outils de l’Union pour développer et approfondir son marché intérieur sont d’ordre normatif et législatif, mais ils sont aussi idéologiques, qu’on le veuille ou non avec l’affirmation des principes libéraux par le respect de la concurrence.

L’avenir de la politique étrangère européenne est traité par Frank Petiteville et Fabien Terpan. Ce projet a été largement remis en cause lors des crises liées à l’intervention étasunienne en Irak et après le Non au référendum. Il est clair que l’Europe pourtant membre du quartet visant à appliquer la feuille de route au Proche Orient a échoué tout comme pour la relance du cycle de Doha à propos des subventions à l’agriculture. On peut d’ailleurs espérer qu’à ce sujet, la crise alimentaire actuelle pourrait amener les positions à se rapprocher.
Toutefois les européens semblent avoir avancé dans d’autres domaines. Le renforcement de leur présence en Afghanistan semble être considéré comme positif tout comme leur unité à propos de la Cour pénale internationale. Enfin l’Union est l’aile marchante du processus de Kyoto entré en vigueur en 2005 et en approfondissement permanent.

Stephan Martens évoque le couple franco-allemand, qui fit les beaux jours de la construction européenne à ses débuts. On se souvient de ces couples souvent dissemblables et en même temps venant au fil des ans sceller la réconciliation entre ennemis héréditaires.
Adenauer – de Gaulle. Pompidou – Willy Brandt, Schmidt – Valéry Giscard d’Estaing, Kohl – Mitterrand et cette belle image à Verdun, Schroeder – Chirac et enfin, Angela et Nicolas ; on conservera pour ces derniers une familiarité présidentielle assortie de baisers sonores.
Les cultures géopolitiques des deux états sont différentes et leurs intérêts sont antagonistes et pourtant, cette entente franco-allemande est la condition nécessaire mais pas forcément suffisante. Il est vrai que les embrassades sonores ne parviennent pas à étouffer les divergences récentes et surtout nombreuses. Le projet d’Union méditerranéenne a suscité de fortes réserves outre Rhin, les désaccords sont évidents à propos d’EADS, d’Areva et de Siemens à propos du nucléaire, sur la politique monétaire et l’indépendance de la Banque centrale européenne, et sur les relations avec la Russie. On s’autorisera toutefois à penser qu’un différentiel en terme de hauteur de vue oppose la chancelière et le Président que celui-ci n‘est pas à son avantage.

Ce très dense numéro de Questions internationales revient sur des questions plus connues et peut servir comme base pour une bonne mise au point avec des éclairages sur la régulation de l’immigration au sein de l’UE. (le professeur en terminale pourra y trouver d’excellents documents sur la méditerranée.) Un article très synthétique de Jean Robert Henry à propos des nouvelles questions méditerranéennes qui montre bien que derrière ces affirmations de solidarité entre les deux rivages, c’est bien quand même une conception restrictive et même régressive de l’identité européenne qui se profile. De ce point de vue, les postures du Président français semblent davantage dictées par des préoccupations de politique intérieure que par un projet global et cohérent pour les pays du bassin méditerranéen.

Enfin, on terminera cette présentation par l’évocation de la crise politique en Belgique à partir de l’article de Philippe Copinschi. Le séparatisme flamand qui en est à l’origine est aussi un défi à l’Europe, à la fois du point de vue culturel que politique. Le risque est celui d’une fragmentation. Comme le Liban est un résumé du Proche-Orient, la Belgique est un résumé de l’Europe et l’implosion de l’un serait annonciatrice de l’implosion de l’autre.

Bruno Modica © Clionautes