Le bambou, arbre ou herbe ?

Toute culture utilise un vocabulaire spécifique pour nommer la végétation de son environnement. Or, si les botanistes classent le bambou parmi les herbacées, il est clair pour les habitants que le bambou fait partie de la classification arbre, car l’herbe se courbe mais pas le bambou. C’est donc pour les Vietnamiens un arbre, souple, élastique. Pourtant, il croît comme toute herbacée de l’extérieur vers l’intérieur. Contrairement à l’arbre, c’est son intérieur qui offre la moindre résistance ; il peut donc être fendu longitudinalement.

Cette constatation est fondamentale, puisque d’elle en découle l’ensemble des connaissances technologiques issues du bambou.

Ensuite, dans toute société dans laquelle une plante est familière on distingue plusieurs dénominations qui l’identifient, mais également qui nomment les gestes techniques qui découlent de son appropriation.

C’est sur cette base que la première partie de l’ouvrage est consacrée à l’approche historique et anthropologique, celle qui nous intéressera en premier chef nos lecteurs.

La seconde partie, consacrée aux techniques d’utilisation du bambou, est accompagnée d’une riche iconographie qui ravira le lecteur. Elle ne pourra néanmoins pas se vouloir exhaustive, tant la longue histoire passée et récente du cây tre reste encore largement lacunaire.

L’ethnobotaniste et l’historien auteurs de ce livre espèrent ainsi susciter – outre la curiosité du lecteur – de nouvelles recherches…

Đinh Trộng Hiếu, ancien chargé de recherche au CNRS, anthropologue et ethnobotaniste du Vietnam, est spécialiste des interactions entre les Vietnamiens et leur environnement.

Emmanuel Poisson, professeur d’histoire à l’Université de Paris, est spécialiste de l’histoire sociale et des techniques du Vietnam.

Nous choisirons donc de traiter pour l’essentiel dans cette recension la première partie (« Le bambou, approche historique et anthropologique »). La seconde, « L’iconographie du bambou », sera abordée à travers quelques exemples spécifiques (…) en liaison avec la 1ère partie.

Bambou, hommes et paysage : une relation harmonieuse

Le bambou plante emblématique du nord au sud du Vietnam semble entretenir une relation harmonieuse entre l’homme et la nature. Le géographe Pierre Gourou« Les paysans du delta tonkinois : étude de géographie humaine », Paris, Les Editions d’Art et d’Histoire, 1936, 666p.) avait en son temps noté combien le bambou utilisé comme matériau de construction respectait cette harmonie, contrairement aux matériaux occidentaux (bois, ciment, béton). 

Bâtir, protéger

Selon les types (de cépée ou haute tige) le bambou érigé en haie autour de l’habitat traditionnel assure les fonctions de protection autant contre les agressions extérieures que le vent ou le soleil brûlant. Symboliquement, il est en même temps une sorte de limite sacrée de la communauté villageoise.

Le paysan exploite différentes variétés de bambou qui répondent à des utilités spécifiques : construction, outils , jardinage, mais aussi des préoccupations esthétiques. L’exemple du « bâton de vieillesse » sur lequel s’appuient les anciens pour marcher est un bambou choisi esthétiquement pour la régularité de ses noeuds et à un départ de branchages à « trois étoiles » (tam tinh).  (Photo p. 19)

Une relation existant depuis le paléolithique

Cette connaissance des espèces de bambou et leur adaptation procède d’un long processus dont l’origine, faute de travaux de datation précis est difficile à évaluer précisément. Or, de l’examen de la structure du bambou procède un double constat : on ne peut ni casser un bambou ni le travailler à mains nues. Il faut pour cela un outil plus dur et plus tranchant. Le travail du bambou n’a-t-il été possible qu’avec l’apparition du couteau en métal ? A l’instar des préhistoriens européens, on sait que des galets de type silex ont pu être utilisés dans maints sites datant du HoabinhienLe Hoabinhien a été daté vers 9000-8000 ans av. J-C-permettant aux différentes populations de l’Asie du Sud-Est de maîtriser la plante avant l’apparition de la métallurgie.

A ce propos, la légende de Gióng, familière au Việt Nam, est emblématique de ces deux matériaux, fer et bambou. Les naseaux crachant le feu de son cheval de fer symbolisent le travail de la métallurgie, mais c’est une touffe de bambous utilisée comme masse (et non son épée qui se casse au combat) qui lui apporte la victoire. Le bambou ne rompt pas…

Nommer le bambou

Tout processus d’identification est inséparable du fait de donner des noms. Pour le bambou, il ya donc la plante, ses différentes parties et ses usages…

Or dans la longue histoire du Việt Nam soit la transmission s’est faite oralement, soit elle a été transcrite en idéogrammes chinois, dont les plus anciens documents remontent aux IX-Xe siècles.

Mais il n’est pas dans notre propos de faire la nomenclature des termes ayant existé pendant cette longue période. C’est à partir du XVIIe siècle que les missionnaires jésuites, venus de l’Occident au Việt Nam ont utilisé l’alphabet latin pour transcrire les mots autochtones  et inventèrent pour ce faire le quốc ngữ .

Dans le dictionnaire Vietnamien-Portugais-Latin d’Alexandre de Rhodes de 1651, on trouve à partir du mot tle  (devenu tre  en langue moderne) signifiant bambou des extensions nommant d’autres espèces et des références à la forme, la taille, le genre, ses aspérités, ses fonctions ex: « bambou palissade » ou encore « bambou cloison mince ».

En conséquence, la transcription en alphabet latin de ces nombreuses appellations attestent que ces dénominations existaient bien avant le XVIIe siècle.

S01E02 – 1400-1427 : Les Chinois envahissent le Vietnam !

Une pensée dialectique

Dans la langue vietnamienne, dès qu’une qualité est admise, son contraire est énoncé.

Ainsi le mot tre est considéré comme vulgaire, banal, car recoupant les usages quotidiens de la plante. Les lettrés vont alors préférer le terme  trúc  (désignant au départ le bambou nain), terme savant valorisé également comme post-nom de qualité pour les enfants.

Issue d’une parole impériale caractérisant un valeureux défenseur des Marches, l’expression thế dễ như chẻ tre (notre situation est aussi favorable que celle de quelqu’un qui fend le bambou) sert à désigner une offensive victorieuse lors d’une pénétration facile au milieu des forces ennemies.

Bambou et pouvoir

Si le bambou est présent dans tous les aspects de la vie quotidienne (note de bas de page : cf. la 2e partie du livre qui ne sera pas traitée ici), il l’est également dans le domaine public. Ainsi, de nombreux textes historiques l’attestent.

Fêtes impériales et réjouissances publiques

Lors de la fête du Tết, le nouvel an vietnamien, on faisait exploser des pétards en tube de bambou ( bạo trúc ), coutume attestée dès le XIVe siècle, tandis qu’un texte officiel datant de 1837 interdit aux populations, aux mandarins et aux soldats d’utiliser des tubes de fer en guise de pétards…

Fiscalité du bambou

Les bambouseraies plantées sont très tôt astreintes à une fiscalité impériale qui sera supprimée en 1853 du fait de sa trop grande lourdeur. Le paiement se faisant en nature (grains de riz paddy), ce sont les vanneries qui servaient de récipients. Ces vanneries était partie prenante de l’impôt, ainsi que nattes et palanquins, attestés dans les tributs payés par les princes des marches de l’empire au souverain.

Usages de la bureaucratie impériale

Celle-ci étant fondée sur la circulation de documents écrits, la poste impériale ( trạm ) organise le transport des scellés tenus au secret dans deux tubes de bambou, insérés l’un dans l’autre. Le plus petit contenant le scellé dans une enveloppe cachetée et roulée à l’intérieur est à son tour placé dans le plus grand, attaché avec une ficelle au porteur, soit à pied, soit à cheval.

La première organisation des trạm remonte au XIe siècle dans le Centre (« Annam ») de la péninsule.

Dans les infrastructures publiques

Les greniers impériaux à paddy, dans lesquels le bambou est utilisé comme matériau de couverture et d’aération des grains, la protection des digues avec les haies les stabilisant sont l’objet de textes officiels et de travaux codifiés. Ainsi de grands paniers à maille font office de coffrage à l’instar de ceux que l’on utilise pour le béton aujourd’hui.

Usages militaires

Nous avons vu l’importance des haies de bambous dans les villages. Ils répondaient à un impératif de défense qui s’étend fort logiquement aux citadelles. Quand celles-ci sont à prendre, on organise leur sape au moyen de grands paniers servant au transport des matériaux auprès des soldats, ou on coule d’énormes sacs en bambou remplis de moellons et de terre pour assécher et franchir des canaux ou cours d’eau de protection…

Le thực , (note de bas de page : un bambou « plein » (dont le canal médullaire est très petit, donc un bambou très solide.) sert à faire des lances pointues et solides jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Le bambou entre également dans la fabrication du boucliers, de bateaux de guerre…

En conclusion, quelques repères bibliographiques proposés par les auteurs :

Le grand philosophe et encyclopédiste Lê Quý Đôn en décrivit de nombreux usages dans « Propos par matières de ma bibliothèque », Hà Nội, 1773).

On consultera également avec profit dans toute la seconde partie du livre :

  • les riches documents iconographiques et leurs explications tirés du recueil de dessins imprimés d’après une centaine de gravures sur bois réalisées par des artisans locaux du Nord-VietnamNguyēn Văn Đang, Nguyēn Văn Giai, Phạm Văn Tiêu et Phạm Trọng Hải, sous la direction d’Henri Oger.. Cet ouvrage constitue une contribution majeure à la connaissance de la culture matérielle des Vietnamiens.

  • L’apport de l’Ecole d’Art de Gia Định, créée en 1913 au sud du Việt Nam, dans laquelle de jeunes talents sont initiés à l’art de la lithographie. Quelques 240 planches couvrent l’essentiel de la vie quotidienne de la Cochinchine de l’époque, dont 12 spécifiquement consacrées à l’utilisation du bambou. Une raison supplémentaire d’acquérir ce livre…

Une culture ancestrale mise à mal par la modernité…

La photographie de la couverture nous permet de comprendre l’évolution récente des activités liées au bambou. Ciment, aluminium et surtout plastique l’ont remplacé. La guerre et les épandages chimiques ont réduit sa surface de production. Résiste donc l’artisanat spécialisé, non seulement traditionnel mais aussi inovateur ! Ainsi ces vélos dont le cadre est en bambou et surtout des audaces architecturales comme celle de l’architecte Vỡ Trọng Nghĩa, qui tire parti des propriétés de solidité et souplesse de bambousa variabilis Munro pour réalisée des bâtiments admirés dans le monde entier.

Cette évolution vers une production esthétique est un vrai tournant culturel. En effet, comme l’atteste le commentaire du docteur Hocquard lors de la conquête du Tonkin, l’artisan tonkinois ne cherchait aucunement comme ses homologues chinois et surtout japonais à parfaire son art pour gagner l’estime et la considération de ses contemporains. Car s’il cherchait à faire « oeuvre »,il risquait d’être dénoncé et astreint à un travail pénible et peu rémunéré auprès de l’empereur…

Le bambou aura-t-il souffert de son utilisation si diverse, pour n’être considéré que comme trivial, et parallèlement de n’être qu’une herbe, sans accéder à la condition vénérable qui sied à l’arbre ? Peut-être le temps est-il venu que la beauté du bambou et de ses productions soit appréciée à sa juste valeur…

Arte – Documentaire en 9 parties sur l’indépendance du Vietnam

Le commentaire du Monde

La guerre du Vietnam, John Prados, Perrin 2011, 830 pages, 30 €

4e de couverture :

« À la fois synthèse et remarquable mine de données, cet ouvrage croise des sources en démotique, chinois classique et vietnamien moderne, des matériaux iconographiques ainsi que des documents de terrain.
Le lecteur y découvrira des textes rarement cités, comme cette annotation admirative de Ji Han, voyageur chinois au début du IVe siècle dans le nord du Vietnam actuel : « On y taille le “bambou de la forêt de pierre” pour en faire des
couteaux avec lesquels on peut trancher du cuir d’éléphant aussi facilement que des taros. »
Faits, gestes et savoirs sont illustrés par un corpus exceptionnel de 160 gravures sur bois ou planches lithographiques, abondamment commentées. Tirées d’ouvrages originaux (Technique du peuple annamite, Monographie dessinée de l’Indochine), elles couvrent la plupart des symboles et usages quotidiens du bambou.
Ces illustrations donnent vie à des faits, gestes techniques et savoir-faire passés et actuels. Ainsi, la « civilisation du végétal », mise en évidence jadis par le géographe Pierre Gourou, n’y apparaît pas en contradiction avec la modernité. »