Lorsqu’on évoque le canal de Suez, on embrasse tout à la fois Napoléon Bonaparte, l’unité et la fragmentation de l’empire ottoman, l’entrisme européen, la modernisation ou encore la mondialisation. En outre, son histoire est généralement européocentrée. Avec Le canal de Suez et l’empire ottoman de Faruk Bilici paru le 14 novembre dernier, il en va autrement. L’auteur a puisé dans les archives ottomanes pour livrer une histoire peu commune du canal, vue d’Istanbul et du Caire. Rappelons que F Bilici est professeur à l’INALCO, spécialiste de l’empire ottoman et de la Turquie contemporaine.

Une presse ottomane affaiblie

En six chapitres allant des prémices du XVIe siècle aux dissensions entre la Sublime porte et l’Egypte d’Ismail Pacha des décennies 1860-1870, l’historien brosse le portrait d’une infrastructure colossale tant dans ses dimensions que dans ses enjeux géopolitiques et économiques. L’ultime chapitre, adossé à une riche analyse de la presse ottomane (parfois francophone), souligne le rôle mineur de cette dernière dans le débat ottoman, faiblesse due à la fois à sa diffusion et à la censure (p255). L’ouvrage dispose d’annexes fort utiles, de la chronologie de vingt pages aux index géographique et des noms. Elles s’ajoutent aux treize documents – dont des photos du XIXe siècle – qui ponctuent le livre.

Crises politiques et triomphe du capitalisme

F Bilici scrute la période 1854-1869 grâce à la correspondance entre vizirs, ministres ottomans et pachas égyptiens. Ces seize années dévoilent non seulement des crises (arrêt des travaux, désaccords égypto-ottomans), y compris au moment de l’inauguration en 1869 à laquelle le sultan ne participe pas, mais aussi toute l’emprise de la Compagnie du canal de Suez sur l’Egypte et ses interférences avec le pouvoir ottoman. Ce dernier aspect témoigne de l’expansion du capitalisme franco-britannique dans ces territoires, étapes cruciales de la Route des Indes pour certains. L’empire ottoman voit donc d’un mauvais œil l’évolution de ce projet pharaonique dans les années 1850, multipliant les objections et les freins diplomatiques et économiques. Les atermoiements de la Sublime porte pendant les travaux prennent une coloration particulière à la lecture des premières statistiques de flux pour la période 1870-79. Elles donnent environ 12500 navires empruntant le canal, dont 153 sont ottomans, contre 9154 britanniques, montrant s’il le fallait que le commerce profite avant tout aux européens. Selon F Bilici, le canal de Suez peut donc être perçu comme  » un marqueur de la dernière résistance de l’Empire ottoman à la domination totale des créanciers européens sur les finances égyptiennes et ottomanes  » (p207). En effet, en 1863 par exemple, l’empire ottoman voit ses finances contrôlées par la banque impériale ottomane, dirigée par un consortium franco-britannique.