Le renom éclatant acquis par Champollion en résolvant le mystère historique des hiéroglyphes a occulté le rôle d’un autre protagoniste, sans lequel la Pierre de Rosette aurait été pulvérisée en matériaux de remblaiement. Il s’agit du lieutenant du génie Bouchard, qui dirigeait le chantier de terrassement des fortifications de Rosette où ses ouvriers dénichèrent la pierre gravée parmi les gravats en juillet 1799.

En véritable « Christophe Colomb de l’Égyptologie », selon l’expression d’Ahmed Youssef, l’officier a alors le mérite de saisir l’intérêt de la trouvaille. Il en empêche la destruction, la protège et la signale à l’autorité supérieure. Il est ensuite chargé de la convoyer jusqu’au Caire où elle est remise à l’Institut d’Égypte. C’est la figure méconnue de ce passeur, au rôle épisodique mais essentiel, qu’Ahmed Youssef, spécialiste de l’expédition d’Égypte, entend mettre en relief dans ce petit ouvrage.

Le parcours du personnage ne manque pas d’un certain intérêt. Jurassien d’extraction artisanale (mais certainement pas né dans la misère, ainsi que le hasarde l’auteur, sinon il n’aurait pu accomplir les études secondaires dont il est crédité), Pierre Bouchard (1772-1822) est l’un des pionniers de l’aérostation militaire dans le sillage de son protecteur Nicolas-Jacques Conté. Passé par Polytechnique, il devient officier de carrière dans l’arme du Génie, où il est un spécialiste des fortifications.

Après l’expédition d’Égypte, ce professionnel de la guerre fait campagne sous le Premier Empire. Sa biographie n’est cependant qu’ébauchée, l’auteur ne s’appuyant que sur des sources de nature bibliographique. Il signale ne pas avoir sollicité les archives de l’armée à Vincennes. Cela lui a sans doute épargné une déconvenue, le dossier d’officier du chef de bataillon Bouchard y semblant hélas égaré. En revanche, il aurait pu tirer parti de son dossier de Légion d’honneur numérisé sur le site Leonore pour éviter certaines erreurs factuelles (période de scolarité à l’École Polytechnique et grades notamment).

Une autre question digne d’intérêt soulevée par l’auteur est celle de l’écho initial de la découverte sur le plan scientifique et journalistique. La communauté savante et les généraux de l’expédition pressentent tout de suite la valeur de la trouvaille. Ce intérêt détermine la mise en œuvre de plusieurs reproductions par différents acteurs avec plusieurs techniques. C’est l’une de ces copies qui devait par la suite être exploitée décisivement par Champollion. On perçoit que ce bruit contribue très tôt à faire de la stèle un enjeu important dans les négociations d’évacuation avec les Anglais, qui convoitent déjà ce butin de prestige. Mais là aussi, la thématique est davantage survolée qu’étudiée.

La partie la plus substantielle du volume est en fin de compte consacrée à l’évocation du siège et de la prise du fort d’El-Arich à la fin de décembre 1799. Le lieutenant Bouchard a en effet laissé un témoignage détaillé sur cet événement. Quelques mois après sa mission à Rosette, il est l’un des survivants de la garnison française de cette place qui verrouillait l’accès à l’Égypte du côté du désert du Sinaï, sur laquelle fond une puissante armée ottomane de reconquête soutenue par les Anglais. La résistance des défenseurs est rapidement compromise par le défaitisme et l’insubordination d’une partie des soldats. Leur mutinerie facilite la submersion des murailles par les assaillants. La prise d’assaut se solde par le massacre d’une grande partie des Français qui s’y trouvaient. Les officiers rescapés, faits prisonniers, doivent par la suite justifier de leur conduite vis-à-vis des circonstances peu glorieuses de la chute du fort et la défaillance honteuse de leurs troupiers. Là est certainement le mobile de l’écrit laissé par Bouchard.

L’épisode donne assurément matière à réflexion sur le comportement et le moral des troupes dans une situation militaire critique. Mais le livre se borne ici à reproduire l’édition originale de ce document (qui n’est donc pas tout à fait inédit) par les soins de l’orientaliste Gaston Wiet en 1945, ainsi que l’étude commentée de l’affaire d’El-Arich rédigée par ce dernier. Ces contenus étaient assurément oubliés et peu accessibles, ce qui justifie leur réédition. Mais leur volume aurait sans doute justifié que Gaston Wiet soit crédité comme co-auteur. En outre, il aurait été bon d’effacer par une relecture les coquilles récurrentes dues au logiciel de reconnaissance optique des caractères employé pour déchiffrer la numérisation de la source imprimée originelle.

D’autres fautes non corrigées parsèment le reste du livre. On ne tiendra pas rigueur à l’auteur d’une certaine tendance à extrapoler, emporté par sa passion pour son sujet. Mais y a-t-il vraiment lieu de spéculer sur les états d’âme supposés de Pierre Bouchard au sujet de la pierre de Rosette ? Pour ce soldat de métier, cette découverte ne fut vraisemblablement qu’un épisode anecdotique au sein d’une longue carrière chargée en événements de guerre dramatiques. Il faut donc surtout créditer ce petit livre du mérite de signaler un beau sujet et de constituer une invitation à l’approfondir.

 

© Guillaume Lévêque