Cet ouvrage invite à une réflexion sur la période qui marque la fin de l’URSS, cette transition entre la glaciation stalinienne et l’effondrement du modèle soviétique. Il y a beaucoup à dire en effet sur la perception de l’histoire qui a découlé de cette période. Présentée comme une période de gel de la pensée, la pensée philosophique russe, n’a jamais cessé d’être vivace au contraire. La période soviétique permettait aux intellectuels, dès lors qu’ils ne contestaient pas les fondements du système de travailler dans des conditions relativement bonnes.
Philosophes des catacombes
Certes, ils étaient comme tous leurs concitoyens qui n’étaient pas des privilégiés, soumis au contrôle policier et politique et subissaient les difficultés de la vie quotidienne, mais ils pouvaient accéder aux livres, aux bibliothèques, à de très nombreuses publications et se consacrer aux œuvres de l’esprit. Cela constituait aussi une sorte d’évasion, du même ordre que celle que procure la vodka aux masses moins cultivées.
Ce groupe s’est formé autour de quatre jeunes philosophes qui s’étaient rencontrés dès avant la mort de Staline. Alexandre Zinoviev, le plus connu, le sociologue Boris Grouchine, Mérad Mamadarchvili, Gueorgui Chtchtedrovitki, ce lui a été l’animateur principal de ce cercle. En dehors d’Alexandre Zinoviev, rares sont ceux qui ont entendu parler de ces penseurs. Et pourtant, ils témoignent à leur manière de ce mouvement souterrain qui a contribué à entretenir, malgré la férule du système totalitaire, de l’aspiration à la liberté qui est au fond des hommes.
Certes le propos de Svetlana Tabachnikova n’a rien de léger. Il faut s’accrocher pour découvrir ces argumentations intellectuelles très riches sur la destruction de l’homme dans les années trente et sur l’avilissement voulu par le pouvoir, profitant de la situation qu’il avait lui-même contribué à créer.
Des concepts majeurs
A partir de là, l’ouvrage revient sur les concepts de totalitarisme et présente en les relativisant les concepts qui ont été développés au départ par Hannah Harendt et Raymond Aron, mais que bien d’autres, je pense aux « nouveaux philosophes » ou au courant révisionniste remettant en cause la continuité entre Lénine et Staline. On le voit, le débat historique, tel qu’initié par la somme de Stéphane Courtois, dans le livre noir du communisme, n’est pas très loin.
Les intellectuels qui ne communiaient pas dans le culte de la personnalité et qui gardaient une distance de bon aloi à l’égard du système étaient, selon Gueorgui Chtchtedrovitki, des émigrants de l’intérieur.
Leur démarche, racontée dans le chapitre « la scène et les acteurs », rappelle un peu celle de ces premiers chrétiens des catacombes, restant entre eux, traduisant les œuvres douteuses pour le régime et cherchant à redécouvrir les textes que la vulgate léniniste avait critiqués. On pense ici à Duhring mais aussi à Trotski ou Saint Augustin.
On l’ignore aussi sans doute mais pendant 20 ans, après la Révolution d’Octobre, l’enseignement de la philosophie a disparu des facultés, remplacé par la chaire de matérialisme dialectique qui en tenait lieu et qui dispensait un enseignement de base du marxisme à tous les étudiants. Les conjurés sont issus de cette démarche et leur mérite est grand d’avoir voulu en sortir.
Voulaient-ils pour autant contester et combattre ce système ? Ils étaient divisés sur ce point. En fait, ils n’étaient pas pour autant favorables au système capitaliste à propos duquel ils n’avaient qu’une vision partielle. Leur projet était sans doute de croire et d’espérer en une réforme interne du système et on comprend peut-être pourquoi ils se sont sans doute sentis proches des désirs affichés de Khrouchtchev et de Gorbatchev, de réformer la société soviétique.
Combattre en s’instruisant
Les pratiques étaient celles du jeu pluridisciplinaire, associant sous couvert d’expérimentation et de confrontation toutes les sciences sociales. Ce n’était pas pour autant de simples théorisations mais elles étaient sensées déboucher sur une pratique, scientifique d’abord mais aussi politique au sens où la méthode devait devenir l’instrument de compréhension des transformations sociales.
Le jeu est alors une pratique du travail intellectuel collectif dans le sens où il met en synergie différents acteurs. L’enchaînement de leurs actions devient alors une praxis débouchant sur une remise en cause. Le tout est marqué par la logique, cette discipline qui est le fil conducteur de tous les protagonistes du cercle de Moscou.
L’ouvrage est également complété par des présentations sur les trajectoires intellectuelles des membres du groupe et par quelques interviews, notamment celui de Merad Mamadarchvili. Le titre de cet entretien, choisi heureusement par l’éditeur est : « le commencement est toujours historique, donc aléatoire », une belle réflexion qui donnerait envie de se livrer au jeu de la spéculation intellectuelle, comme ces jeunes philosophes, réunis pendant des heures dans leurs petits appartements tandis que dehors le froid tombe et que tourne la roue de l’histoire. A leur manière, ils ont aussi accompagné cette marche inéluctable du totalitarisme vers son effondrement, spectateurs engagés, tout comme Raymond Aron, mais dans une posture beaucoup moins confortable.
Quelques mots de pluridisciplinarité pour terminer en référence à l’enseignement dans le secondaire ou le premier cycle du supérieur. On aurait envie de donner cet ouvrage à lire aux concepteurs de programmes d’où l’on a retiré la complexité, remplacée par ce que les hégéliens appelaient alors les mécanistes à moins que les raisonnements irrationnels sur les pulsions brutales ne tiennent, ce qui est hélas le cas aujourd’hui, le haut du pavé.
De quoi donner envie de lire le capital, en effet. Beaucoup disent l’avoir lu, beaucoup vont le lire, bien peu le lisent. Les protagonistes du cercle de Moscou avaient commencé par ça, et leur réflexion n’en était pas moins féconde.
Bruno Modica