Après celles de Jean Delumeau, d’Alain Corbin et de Michel Winock, l’œuvre de Michelle Perrot entre dans la célèbre collection « Bouquins ». Les 1184 pages du volume ne rassemblent pas la totalité des publications de Michelle Perrot, mais elles permettent d’envisager de façon globale l’ensemble des champs de recherche qu’elle a abordés. Le choix des textes a été fait par Michelle Perrot elle-même. Pour tous, qu’il s’agisse d’un article, d’un chapitre ou d’une partie d’un livre ou d’un livre entier, elle a rédigé une présentation pour préciser le contexte de la rédaction du texte et le situer dans l’historiographie. Le volume s’ouvre par un « avant-propos » de Josyane Savigneau et un texte rédigé par Michelle Perrot, « La peur du noir » : « Ce livre explore un bout de chemin. Un fil court cependant entre ces fragments divers : le désir de traverser les apparences, de pénétrer à l’intérieur des lieux et des choses, des êtres aussi parfois. De dissiper les ombres et les silences qui forment le rempart de l’oubli. « J’ai peur du noir », disent les enfants. Moi aussi, peut-être, mais il m’attire invinciblement. »1

Revenir sur un destin et une œuvre exceptionnels

L’avant-propos de Josyane Savigneau, « la peur du noir » et la réédition de sa contribution aux Essais d’ego-histoire publiés en 1987 par Pierre Nora permettent de découvrir ou redécouvrir le parcours de Michelle Perrot, de l’enfance parisienne à la Sorbonne, où elle étudie aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, de la thèse d’État sur les grèves à l’histoire des femmes et du lycée de jeunes filles de Caen à l’Université Paris-7 Jussieu. Le chemin des femmes, c’est aussi celui de Michelle Perrot. Bien qu’elle se lie dès l’époque de ses études avec d’autres grandes historiennes, Annie Kriegel et surtout Mona Ozouf, elle réussit à faire carrière et à bâtir son œuvre dans un monde restant, malgré tout, largement dominé par les hommes.

Histoire des dominés

Comme l’indique le titre choisie, Le chemin des femmes, une grande partie du volume, presque 400 pages, est consacrée à l’histoire des femmes, aspect probablement le plus connu de l’œuvre de Michelle Perrot, bien au-delà du cercle des historiens. C’est du reste par là que Josyane Savigneau débute son « avant-propos » : « Dire que Michelle Perrot est l’une des plus importantes historiennes de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle est une évidence. On peut préciser qu’elle est pionnière dans l’histoire des femmes et du genre, dans la droite ligne de la pensée de Simone de Beauvoir – elle a d’ailleurs reçu en 2014 le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes. Mais c’est trop peu. Il faut insister sur sa générosité hors du commun, son esprit d’accueil. S’attacher à montrer sa volonté constante de donner la parole, en historienne, à ceux qui en ont été privés : les ouvriers, les détenus, les femmes. »2

Et, en effet, Michelle Perrot a été d’abord une historienne du monde ouvrier. Elle a consacré sa thèse d’État aux grèves ouvrières à la fin du XIXe siècle, sous la direction d’Ernest Labrousse, qui l’avait dissuadée de se consacrer à l’histoire des femmes car ce n’était pas un sujet avec lequel elle pourrait faire carrière … Avec d’autres textes sur l’histoire ouvrière, de larges extraits de cette thèse constituent la première partie du volume. La deuxième, intitulée « Marges et murs », est consacrée aux détenus, « apaches », délinquants et « bandes de jeunes » auxquels Michelle Perrot s’intéressa aux côtés de Miche Foucault. Elle republie, du reste, un entretien qu’elle avait eu sur ce dernier en 1996 intitulé « Foucault, le mal entendu. »3

Naturellement, les trois champs, ouvriers, marginaux et femmes, se croisent souvent dans l’œuvre de Michelle Perrot. C’est ainsi que la partie sur les femmes se clôt par Mélancolie ouvrière, la biographie de Lucie Baud, ouvrière et « révoltée de la soie », autrement dit une des rares figures connus de militantes ouvrières du XIXe siècle. Cette biographie a récemment donné naissance à un film qui a rencontré un assez large succès : « C’est ainsi que le film éponyme […] a fait connaître Lucie Baud à un large public : plus d’un million de spectateurs pour la projection sur Arte le 21 août 2018, et toujours des foules dans les séances organisées en province, et pas seulement en Isère. »4

Une histoire anthropologique

Comment d’autres historiennes et historiens de sa génération formés par Ernest Labrousse, Michelle Perrot a pratiqué l’histoire quantitative et sérielle pendant les quinze années où elle a préparé sa thèse. A l’image d’Alain Corbin, elle n’y a manifestement pas pris goût : « Au total, pour l’ensemble de la période et du territoire, cela représentait plus de 3 000 grèves, plus ou moins denses, que, pour les besoins de la statistique, je transformai en fiches perforées, susceptibles d’une exploitation mécanographique et quantitative. Mais la volonté naïve de mesure, un peu dérisoire pour un échantillon si limité, était débordée par l’intérêt des textes, la vibration des mots. L’ethnologie de la grève l’emportait sur son économie. »5

Le reste de son œuvre confirme cet intérêt pour une approche ethnologique et anthropologique de l’histoire. En ce sens, Michelle Perrot incarne le tournant de la « nouvelle histoire » de la fin des années 1970 et le triomphe du versant « mentalités » de l’École des Annales. En témoignent, par exemple, sa participation à l’Histoire de la vie privée, dont les cinq volumes sont parus entre 1985 et 1987, ou, plus récemment, son Histoire de chambres (2009) dont deux chapitres, « Chambres ouvrières » et « La chambre des dames », sont reproduits dans Le chemin des femmes.

La générosité de Michelle Perrot

La « générosité hors du commun » de Michelle Perrot ne s’exprime seulement à propos de ses objets de recherche. Elle a contribué à de nombreuses œuvres collectives, qu’il s’agisse de livres, à l’instar de l’Histoire de la vie privée ou de l’Histoire des femmes en Occident (1986-1991) dont elle a assuré la direction, de préfaces, de séminaires ou d’engagements plus « citoyens », comme sa participation au Conseil national du Sida entre 1989 et 1998. Cette générosité se traduit aussi par un goût certain pour la vulgarisation du savoir. Michelle Perrot écrit souvent dans la presse et surtout se passionne pour la radio où elle participe notamment pendant de nombreuses années aux Lundis de l’histoire : « Ce fut une découverte qui m’a fait souvent regretter de ne pas exercer pleinement ce métier de journaliste : plaisir d’organiser des émissions par le choix des livres et des interlocuteurs, d’inviter notamment de jeunes historiens et historiennes (je fus très attentive aux œuvres de femmes), et de parler à un public invisible qui m’entendait seulement, sans voir une image que je n’aime pas. Il se trouve que j’ai une « bonne voix » de radio (on me l’a dit et je le sens), devenue un signe repérable pour les auditeurs familiers. « Je vous ai entendue l’autre jour … » me dit-on souvent. J’éprouvai un plaisir narcissique à de tels propos, qui culmina lorsqu’un jour, à un guichet de la gare Montparnasse, une employée m’identifia à l’énoncé de ma demande. »6 Qui a écouté une seule fois Michelle Perrot à la radio, où elle est encore régulièrement invitée, ne peut que confirmer que c’est toujours un plaisir de l’entendre.

L’envers de cette générosité est, peut-être, le sacrifice de l’œuvre personnelle. Dans bien d’autres domaines que l’histoire des femmes, Michelle Perrot a été pionnière. Ainsi, elle évoque dans sa thèse la question de la xénophobie ouvrière mais laissera à d’autres, notamment Gérard Noiriel et Laurent Dornel, le soin de la creuser. De la même façon, elle laisse en plan, à la fin des années 1970, un projet de livre sur « les ouvriers et les machines » dans la première moitié du XIXe siècle : « J’envisageai une recherche autour des « Résistances ouvrières et populaires à l’industrialisation », un livre peut-être, éventuellement sous-titré « La fin de la récréation ». J’en présentais le projet à Genève où Paul Bairoch m’encouragea à poursuivre. Ce que, pusillanime, je ne fis pas. »7 Des années plus tard, le sujet a été repris et traité par François Jarrige.

Plus largement, à la différence de beaucoup d’historiens de sa génération occupant une place comparable à la sienne dans le champ académique et historiographique, elle n’a écrit aucune synthèse ou aucun essai personnel sur une question « majeure », Les femmes ou les Silences de l’histoire étant un recueil d’articles. Elle a pourtant eu le projet, un temps, d’écrire sur la naissance du prolétariat pour « voir comment il était né, dans la violence de la première révolution industrielle, atténuée en France par la résistance d’une paysannerie arrimée à des terres récemment acquises dans les feux de la Révolution. »8 Mais elle ne l’a pas fait et on ne peut que le regretter.

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1 « La peur du noir », p. XXI.

2 « Avant-propos », p. IX.

3 p. 404-417

4 p. 914.

5 p. 56.

6 « La peur du noir », p. XXII-XXIII.

7 p. 329.

8 « La peur du noir », p. XVIII.