Le choc revient sur le constat de l’abandon des Tutsi en 1994. Il regroupe des auteurs issus d’horizons variés : histoire, droit, littérature… pour comprendre le génocide, l’inaction, le rôle des différents acteurs, l’ampleur des massacres. Il s’agit aussi de se questionner sur l’après-génocide : Comment rendre justice ? Comment faire mémoire ? Comment reconstruire ? Comment vivre ensemble ? Chaque auteur revient sur sa rencontre  avec l’événement et raconte le choc qu’il a ressenti. Le livre aborde des parcours individuels face à l’événement et revient sur des motivations personnelles.

L’ouvrage collectif entend aborder les trois dimensions du génocide, selon la définition de Raphaël Lemkin :

  • physique : génocide de proximité, exécutions sur place
  • biologique : viols, contaminations volontaires au VIH, enfants et femmes enceintes visés
  • culturelle : destruction des fondements de la société, peu de justes et participation large de la population avec des meurtres d’enfants par des parents, de fidèles par des prêtres, d’élèves par des enseignants…

Jean-Paul Kimonyo, expatrié qui organise des réunions du FPR au Canada, revient sur sa découverte des faits et sur la question qui se pose à lui d’emblée : Pourquoi se battre pour le Rwanda si tout un pan de la société massacre ses propres voisins ? Mais à la fin du génocide, le retour est une évidence comme une manière d’acquitter la « dette envers les vivants et les survivants, envers ceux qui avaient arrêté le génocide, et envers les morts qui en avaient été les victimes ». José Kagabo, historien et anthropologue installé en France, raconte ses trois voyages successifs au Rwanda entre août 1994 et janvier 1995. Il compte les morts, cherche des réponses pour comprendre ce qui est arrivé à ses proches et à sa belle-famille, quasiment entièrement exterminée. Il se plonge dans la réalité du génocide, écoute les récits de torture, de mutilations, de viols. Cela le conduit à s’interroger sur les niveaux de culpabilité. La grille qui sépare les concepteurs du génocide et les exécutants est inopérante selon lui en raison de cette recherche de la cruauté la plus extrême. Cette recherche lui semble individuelle chez les génocidaires : « chacun avait tué avec ses ressources, sa propre haine ». Décrire l’horreur lui semble indispensable pour comprendre le génocide et ne pas le limiter aux instigateurs politiques. Il insiste sur la nécessité de parler, de construire une mémoire et de condamner sans réserve les idéologies hutu et tutsi fondées sur le racisme.

Laurent Larcher, historien et journaliste, raconte son départ de l’enseignement pour aller travailler dans l’humanitaire. Il intègre le Secours catholique. Il y constate une focalisation sur les réfugiés. Or, ces réfugiés sont Hutu, certains sont des tueurs en fuite. Ainsi : « en cet été 94, le génocide avait déjà été repoussé hors champ ». Les Tutsi sont invisibilisés et au sein de l’association, le génocide est interprété comme résultant d’une christianisation partielle, alors que les croyants et les religieux catholiques y ont participé activement comme le montre la suite de l’ouvrage. Il mène des recherches et découvre une lettre d’Henri Bazot, père blanc, qui a tenté d’alerter sa hiérarchie et l’opinion publique sur les massacres de 1963. Déjugé par sa hiérarchie, il est expulsé du Rwanda. En 2001, Laurent Larcher se rend sur place et rencontre des religieux. Parmi eux, Mgr Misago, poursuivi pour génocide, mais acquitté avec l’appui du Vatican, lui explique que ce sont les Hutu qui ont le plus souffert. Laurent Larcher se heurte à un silence de l’Eglise ou à la théorie du double génocide. Il explique que cette cécité perdure en évoquant l’affaire du père Wenceslas Munyeshyaka, poursuivi pour génocide, crime contre l’humanité et viol par le TPIR, par la justice rwandaise et la justice française, mais prêtre à Evreux. Léon Saur, chercheur et secrétaire général du Parti social chrétien belge francophone revient sur les relations des démocrates-chrétiens belges avec les génocidaires. Les Européens, imprégnés de théories raciales, créent les catégories Hutu, Tutsi, Twa. Le nombre de Tutsi augmente car les Hutu qui se sont enrichis se déclarent parfois Tutsi. Dans le manifeste des Bahutu de 1957, le Rwanda est présenté comme la patrie des Hutu occupée par les Tutsi. Le texte est suivi de la révolution de 1958 qui aboutit à la construction d’un Etat hutu. Les Tutsi sont considérés comme des boucs émissaires lorsque le pouvoir est mis en difficultés, en 1963, en 1973, en 1990. Ainsi, le génocide de 1994 résulte aussi d’une explosion sociale.

L’écrivaine Marie Darrieussecq évoque ensuite son expérience. Elle a animé un atelier d’écriture avec des rescapés des conflits des Grands Lacs en 2017. Elle rencontre des femmes laissées en vie « avec pire que la mort », c’est-dire infectée sciemment au VIH. Le mot viol n’est pas prononcé, les périphrases retranscrivent les violences sexuelles. Elle reprend l’image employée par Primo Lévi et évoque des femmes naufragées, incapables de surmonter le traumatisme.

L’intervention de Nathan Réra, maître de conférence en histoire de l’art et spécialiste des représentations des massacres de masse, permet d’appréhender le manque de visibilité et de lisibilité des informations en 1994. Un témoignage à la radio déclenche son intérêt, mais les premières images qu’il découvre sont celles de la fuite des réfugiés. Il a l’impression erronées que ces populations fuient les massacres alors qu’elles tentent d’échapper aux troupes du FPR. L’évènement est parasité faute d’avoir des images correctement légendées et commentées. Il rejoint ici la réflexion de Beate Umubyeyi Mairesse dans son dernier ouvrage, Le ConvoiIl revient ensuite sur des photographies de guerre ainsi que sur des oeuvres d’art. Face aux films qui tendent à renforcer les stéréotypes, il y a des travaux qui font figure d’exception. Si les victimes sont rarement identifiées et que les termes de « guerre civile » et de « massacres interethniques » dominent dans les médias, le travail des photojournalistes Patrick Robert (Sigma) et de Luc Delahaye (Sipa) à Nyanza près de Kigali, tentent de montrer la réalité du génocide. Une forme de falsification de l’histoire domine cependant. Le 26 mai 1994, Paris Match publie un reportage de Sebastiao Salgado au camp de Benako, en Tanzanie. Les Hutu photographiés sont présenté comme échappant « aux charniers de Kigali ». Autre exemple, Philippe Doute-Blazy évoque « le génocide du choléra » qui décime les réfugiés hutu (23 juillet 1994). Les confusions restent présentes entre victimes et bourreaux par exemple lors de l’exposition des photographies de Yunghi Kim au festival Visa pour l’Image en 2014.

Il montre néanmoins que des artistes tentent de donner une autre vision du génocide : l’artiste chilien Alfredo Jaar dénonce ces contresens dans Untitled (Newsweek). Il s’agit d’une suite des 17 couvertures du magazine américain entre le 6 avril et le 1er août 1994, elle s’achève par une image de l’épidémie de choléra. Le photographe Gilles Peress (Magnum) expose ses photographies sans commentaires, mais les organise en trois parties explicites dans son oeuvre The Silence : The Sin – Le crime de génocide, Purgatory – l’exode des génocidaires en Tanzanie et au Zaïre et The Judgement – l’épidémie de choléra à Goma.

L’historienne Annette Becker s’intéresse à la rupture du tissu familial, social et culturel par le génocide et évoque la réification et l’animalisation. Les voisins tutsi sont traités comme des nuisibles voire comme démons. Elle évoque des tortures spécifiques comme la récupération du sang des Tutsi égorgés pour qu’ils se transforment en lait, la chair des enfants grillée et présentée aux mères. Elle décrit ensuite les traumatismes. Certains rescapés ne veulent plus consommer ni lait ni viande, ils subissent des crises traumatiques (ikahamuka, littéralement avoir les poumons en dehors). Les termes jenocide et toroma (trauma) apparaissent en kinyarwanda après 1994.

En juin 1994, l’ONU reconnaît le génocide. Les rescapés descendent dans les fosses pour exhumer les corps, les « faire monter » et nettoyer les ossements. Dans un premier temps, les restes humains sont montrés, ils sont toujours exposés, recouverts de chaux blanches sur certains sites comme Murambi. « Ici, nous avons les ossements, et c’est une chance, les Juifs n’en ont pas ». Le fait que les mémoriaux soient gardés jour et nuit par des militaires montrent la difficulté de la réconciliation.

L’historien Philippe Denis, spécialiste du christianisme en Afrique australe évoque le conflit de mémoire au sein de l’Eglise entre ceux qui admettent le génocide et ceux qui minimisent sa portée et dénoncent les violences, réelles ou non, du nouveau pouvoir qui aurait un « crédit génocide ». Il s’intéresse au déni du génocide comme fait historique. Il revient sur le silence total de l’Eglise. La prise de parole pour la paix a résumé le génocide à un conflit armé entre deux acteurs alors que de nombreux clercs accusés de génocide ont été protégés par l’Eglise.

Gasana Ndoba, activité pour les droits de l’homme, revient sur la révolution 955 du 8 novembre 1994 établissant le TPIR. Dans son entretien avec les historiennes Marie Fierens et Ornella Rovetta, il en évoque la nécessité car le Rwanda n’avait pas les moyens de rendre seul la justice. Un grand nombre de génocidaires étaient en exil et protégés par des Etats étrangers. Cependant, il pointe le fait que les victimes ne sont pas reconnues comme parties au procès. Certains acteurs de premier plan sont également acquittés : il cite Mugenzi Justin, ex-ministre qui a publiquement lancé des appels au génocide et Zigiranyirazo Protais, considéré comme un des organisateurs des escadrons de la mort.

Ornella Rovetta évoque ensuite les archives judiciaires et revient d’abord sur l’affaire Félicien Kabuga. Principal propriétaire de la RTLM, obtient un visa pour la Suisse pendant le génocide. Le scandale aboutit à son expulsion, mais c’est également le début d’une longue cavale de 1994 à 2020 qui se termine par son arrestation à Paris. En 2023, le TPIR suspend son procès pour raisons de santé. Elle explique aussi la création du TPIR et son évolution. Juridiction d’exception, elle est la première à appliquer la convention pour sa prévention et sa répression. 80 jugements sont prononcés en 20 ans. Une justice locale se met en place à partir de 2001 pour traiter une masse impressionnante de dossiers : les gacaca. Plus d’un million de dossiers sont ouverts. Ils s’achèvent en 2012, le TPIR en 2015. Cela n’empêche pas la poursuite des procès devant les juridictions nationalesau Rwanda comme à l’étranger. En effet, les tribunaux européens s’appuient sur la compétence universelle pour se saisir de violations graves du droit international quelque soit la nationalité des auteurs et des victimes. Justice et historiens ont ainsi travaillé en parallèle depuis 30 ans. Historiens et anthropologues sont convoqués par la justice comme experts, ils bénéficient aussi quasi immédiatement des archives judiciaires.

Jean-Philippe Schreiber, un des fondateurs d’Ibuka, revient sur le choc ressenti lors du procès Neretse, le premier accusé reconnu coupable de génocide en Belgique. Il prend conscience de la mécanique du génocide, des initiateurs aux tueurs, mais est également marqué par le discours de l’ambassadeur Swinnen, qui développe la thèse du double génocide. Il fait le parallèle avec le génocide des Juifs en pensant au négationnisme mais aussi au fait que les Tutsi sont considérés comme des dominateurs qui auraient confisqué le pouvoir. Neretse aurait créé, entretenu et financé une milice interahamwe. Il accuse les Tutsi d’être à l’origine de la mention ethnique sur les documents d’identité et explique que l’assassinat du président a déclenché les massacres puisqu’il n y avait plus de chef pour remettre de l’ordre. Il inverse les responsabilités et se présente comme un « juste ». Personnage redouté, il procède en réalité à des massacres à Kigali avant d’être envpyé à Mataba où il est chargé de convaincre les indécis de liquider les Tutsi. Son procès serait un complot tutsi qui reposerait sur une communauté puissante et active. Selon le texte fondateur du projet génocidaire, Les dix commandements du Muhutu, « Tout Mututsi est malhonnête en affaires. Son seul but est la suprématie de son groupe » (1990). Les Tutsi seraient un peuple avide de pouvoir et d’argent, dominateur qui comploterait depuis l’étranger grâce à son réseau international et cosmopolite. Le FPR aurait eu la volonté d’exterminer les Hutu selon l’avocat de la défense. Le FPR et Kagame seraient les « vrais responsables » du génocide. Le sacrifice des Tutsi de l’intérieur aurait eu le but de disqualifier les autorités hutu. Ainsi les procès, nécessaires, ont aussi constitué une tribune internationale pour les théories du complot négationnistes.

D’autres auteurs permettent d’aborder la question des représentations artistiques. Deux écrivains rwandais, survivants du génocide, Vénuste Kayimahe et Beata Umubyeyi Mairesse évoquent ensuite la place de la fiction pour témoigner. La fiction permet d’aborder différentes histoires, l’avant et l’après, la manière dont le génocide s’immisce dans la vie quotidienne, les traumatismes, la transmission de la mémoire. Deux cinéastes, Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie évoquent Rwanda 94, une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants,  un spectacle dans lequel ils ont laissé une grande place aux témoignages. Le spectacle est joué en Europe puis au Rwanda. Les rescapés qui y assistent sont pour certains frappés de crises traumatiques. En jouant dans les collines, ils se rendent compte que des massacres ont toujours lieu et que la page du génocide, 10 ans plus tard, n’est pas totalement tournée. Marie-France Collard réalise ensuite des documentaires sur le Rwanda, en particulier sur la fuite des génocidaires.

L’historien François Robinet revient sur le difficile travail aux archives pour écrire sur les relations entre la France et le Rwanda. Samuel Kuhn aborde la question de l’enseignement du génocide, inscrit récemment dans les programmes scolaires français, depuis 2019. A l’étranger, il est rarement étudié. Stéphane Audouin-Rouzeau revient ensuite sur la fin du déni français en évoquant son rôle d’expert auprès des tribunaux. Le rapport Duclert en 2021 marque une rupture. La commission a été vivement critiquée, notamment parce qu’elle ne comprenait pas de spécialistes du Rwanda. Elle aboutit cependant à un rapport très critique sur le rôle de la France et à une forme de reconnaissance même si E. Macron déclare dans son discours de Kigali que l’armée « n’a pas été complice ». Dans le cas du Rwanda, le passage dans la sphère politique est rapide car les responsabilités françaises restent indirectes au contraire de la collaboration ou de l’Algérie. L’écrivaine Scolastique Mukasonga raconte sa participation aux commémorations de 2014 entrecoupés de souvenirs de sa famille massacrée lors du génocide. Elle se souvient aussi des commémorations du débarquement et oppose la célébration d’une victoire et le souvenir du génocide.

Le choc est un livre qui croise les approches et revient sur la prise de conscience tardive de l’Occident de l’ampleur et du sens du génocide des Tutsi. A travers des itinéraires variés, il permet d’aborder à la fois l’histoire du génocide, les responsabilités européennes, l’après-génocide, l’importance des témoignages et des productions artistiques, la question de la reconnaissance politique.