Le 12 mai 1797 est décidée l’abolition de la République de Venise et de ses institutions. La Sérénissime s’est effondrée en quelques semaines sous les coups conjugués de la France et de l’Autriche. Pourtant elle avait su résister aux assauts des Ottomans pendant plusieurs siècles en nouant des relations intenses avec Istanbul, non seulement depuis sa capitale Venise, mais également depuis les territoires formant le Stato da Mar, son empire maritime. L’analyse des relations vénéto-ottomanes depuis l’empire maritime de Venise, d’une histoire partagée entre les deux puissances est l’objet du dernier ouvrage de Géraud Poumarède, directeur du département d’Histoire et professeur d’histoire moderne à l’université Bordeaux-Montaigne et chercheur au CEMMC (Centre d’études des mondes moderne et contemporain), publié par les éditions Classiques Garnier en 2020 sous le titre L’empire de Venise et les Turcs, XVIe-XVIIe siècle.

Le travail de recherche réalisé par G. Poumarède pour l’écriture de ce livre est conséquent. Ce ne sont pas moins de 400 manuscrits et boîtes d’archives de Modène, Paris, Rome et Venise qui ont été nécessaires. La bibliographie exhaustive de 124 pages donne également un aperçu du défi relevé par l’historien. Le cœur de l’ouvrage est un récit de 600 pages organisé en quatre parties thématiques, au sein desquelles le lecteur peut facilement reconstituer les deux siècles d’affrontements, de négociations, et d’échanges entre Venise et l’Empire ottoman.

L’ensemble est rédigé de façon claire et fluide, l’auteur intéressant le lecteur en multipliant les exemples concrets issus des nombreuses sources étudiées. Les notes situées en bas de page facilitent grandement la lecture. Il est cependant regrettable que l’ouvrage ne comporte pas davantage de cartes permettant de visualiser les possessions ultramarines de la République de Venise. Précédant le sommaire détaillé, le lecteur trouvera un index des noms de personnes et de lieux.

Le concept d’empire placé au centre de l’étude

Comme le montre G. Poumarède dans l’introduction, à partir du XIXe siècle les historiens ont réécrit l’histoire des relations entre Venise et la Sublime Porte à partir des archives vénitiennes. Ces dernières renferment « le récit minutieux [des] affrontements, qui mobilisaient la société vénitienne et engageaient son avenir » face à l’Empire ottoman. Ainsi, dès le XIXe les historiens ont cherché à comprendre les relations vénéto-ottomanes par le prisme de la guerre. Même si certains chercheurs se sont focalisés sur les moyens de défense de la Sérénissime, ce n’est qu’à partir de 1975 que l’on constate un changement de paradigme dans l’étude des relations entre Venise et l’Empire ottoman. Ce renouveau historiographique permet de montrer toute la complexité et la diversité des relations entre Venise et Istanbul. « Le regard s’est déplacé vers les temps de paix, vers les échanges et les mobilités qu’ils permettent, vers la coexistence qui s’instaure entre les deux puissances ».

L’ouvrage de G. Poumarède s’inspire par conséquent de l’ensemble des travaux d’historiens de ces deux derniers siècles pour offrir au lecteur une synthèse  de l’histoire de Venise aux XVIe et XVIIe siècles. L’historien ne souhaite pas se contenter de réaliser une simple histoire de Venise à l’époque moderne, il entend étudier les relations de Venise par le prisme de de la question impériale. Comme le souligne l’auteur, Venise n’a jamais été étudiée par le biais des Imperial studies, car l’historiographie a longtemps été influencée par la manière dont les Vénitiens pensaient eux-mêmes l’organisation de leur territoire. Ces derniers n’ont jamais désigné leur État et ses acquisitions territoriales par le terme d’empire.

Ils ont préféré penser cette organisation de manière tripartite : Venise et ses institutions placées au centre, autour desquelles nous trouvons un vaste hinterland en direction de l’Italie, qui correspond à la Terre ferme, et des possessions maritimes en direction du Levant, le Stato da Mar. G. Poumarède s’inspire du travail de plusieurs historien.ne.s qui ont vu « dans le Stato da Mar un empire maritime et colonial », et parfois même « rapproché, dans leurs structures et leur organisation, les empires vénitien et britannique, pour mieux interroger les rivalités et les concurrences qui les opposent en Méditerranée orientale ».

« Les fondements symboliques et juridiques de la domination vénitienne »

La première partie, intitulée Identités impériales, est l’occasion pour l’auteur de revenir sur les origines mythiques de la Sérénissime où très tôt la mer prend une place centrale. Les Vénitiens regardent en direction de l’Adriatique (le Golfe), et même au-delà avec le développement du commerce au long cours. Les conquêtes participent à la revendication juridique de la République sur la mer Adriatique, que Venise justifie dès l’époque médiévale au travers des mythes et des symboles développés par l’historiographie officielle de la Sérénissime. Les possessions vénitiennes jalonnent les routes commerciales et participent au rayonnement international de la République.

C’est particulièrement vrai pour Chypre et la Crète, qui confèrent à Venise un titre royal, ce qui la place aux côtés des grands royaumes d’Occident. Toutefois, l’expansion ottomane bouleverse cette situation. Des États européens n’hésitent plus à contester la suprématie navale de Venise dans le Golfe. La perte de Chypre en 1573 et de la Crète en 1669 sont vécues comme de véritables coups de semonce qui remettent en question l’obsession royale de la République. Au XVIIe siècle, le duché de Piémont-Sardaigne n’hésite pas à revendiquer le titre royal chypriote, qui n’a plus, depuis la conquête ottomane qu’un rôle honorifique.

Le choix difficile entre la guerre et la paix.

Au sein de la deuxième partie, l’auteur étudie le dilemme vécu par la République qui doit sans cesse composer entre la confrontation avec le sultan et la négociation pour la paix. Venise se trouve dans une situation complexe, car le Stato da Mar est au contact de l’Empire ottoman qui poursuit son expansion aux XVIe et XVIIe siècles. Pour autant, Venise cherche à tout prix à conserver la paix pour continuer à faire du commerce, source principale de prospérité de la République et de ses habitants.

Les Vénitiens adoptent alors une attitude prudente à l’encontre des Ottomans y compris lors de la formation de la Sainte Ligue. Cette attitude est très mal vue des États chrétiens, Venise est souvent accusée de collusion avec l’ennemi y compris lorsqu’elle est en guerre contre le sultan. Ces accusations ne sont cependant pas sans fondements, car la République poursuit les négociations y compris pendant les conflits. Choisir entre la guerre et la paix divise également le patriciat vénitien lorsque l’Empire ottoman entreprend la conquête appartenant au Stato da Mar.

L’organisation et le fonctionnement du Stato da Mar face à l’Empire ottoman.

La troisième partie permet de comprendre comment les Vénitiens organisent la défense de leur domaine maritime. Celle-ci repose sur une succession de places fortes aménagées le long des possessions vénitiennes et par une intense circulation des escadres de la Sérénissime. L’entretien de la flotte et des forteresses demande à la République la mobilisation de considérables moyens humains, techniques et financiers. Le domaine maritime est également conçu comme un dispositif commercial se prolongeant dans l’Empire ottoman. C’est la raison pour laquelle Venise développe un système très hiérarchisé au sein duquel des patriciens élus représentent la République et exercent son autorité dans les territoires.

Tout d’abord des provéditeurs sont établis dans les possessions vénitiennes de l’Adriatique et du Levant, et font office de relais entre Venise et l’Empire ottoman. À Constantinople et dans les échelles de l’Archipel et du Levant, Venise installe respectivement un baile et des consuls qui ont pour mission de collecter et diffuser des informations. Au sein de ce dispositif, les consuls jouent un rôle crucial grâce à leur correspondance qui alerte la République sur les opportunités commerciales, le déclenchement des épidémies de peste ou encore sur le déplacement de la flotte ottomane et des corsaires.

Le voisinage du domaine maritime et de l’Empire ottoman.

La dernière partie est consacrée aux relations de voisinage qu’entretiennent les territoires et les sociétés de la République aux contacts des Ottomans. L’auteur, étudie la notion de frontière dans toute sa complexité. Elle n’est pas toujours une démarcation très nette entre les deux empires d’autant plus que le Stato da Mar et les possessions du sultan s’entremêlent durant la période moderne. Plusieurs territoires vénitiens apparaissent d’ailleurs comme des enclaves ou bien subsistent aux marges du monde musulman.

Il existe même une certaine ambiguïté concernant le statut de quelques possessions vénitiennes telles Zante ou Chypre pour lesquelles Venise verse un tribut au sultan, alors même que la sérénissime est pleinement souveraine de ces territoires. Les frontières entre les deux empires sont mouvantes d’une guerre à l’autre et tendent à s’effacer en temps de paix, facilitant les usurpations et les appropriations. Les frontières sont également poreuses et permettent la continuité des peuplements et la circulation des populations, ce qui engendre des relations d’interdépendance entre les territoires. Les relations commerciales restent denses grâce au maintient de Vénitiens dans les échelles de l’Empire ottoman.

Pour conclure, Géraud Poumarède a su relever le défi de rendre accessible par son écriture, un sujet qui n’en est pas moins complexe, extrêmement précis et imposant. L’ouvrage qui s’adresse en premier lieu aux historiens et aux étudiants travaillant sur le sujet, n’en est pas moins accessible à tous ceux qui s’intéressent aux relations entre la République de Venise et la Porte ottomane. Ce travail fera certainement date dans l’histoire des relations internationales en Méditerranée à l’instar du précédent travail de l’auteur, intitulé Pour en finir avec la Croisade : mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, paru aux PUF en 2009. L’Empire de Venise et les Turcs a d’ailleurs récemment été récompensé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en recevant en janvier 2021 le Prix Bordin, valorisant ainsi le travail de recherche de G. Poumarède pour la rédaction de cet ouvrage.