Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, auteur d’une thèse de doctorat d’État consacrée au dirigeant communiste Waldeck Rochet (Waldeck Rochet, une biographie politique, La Dispute, 2000, avec un préface de Serge Berstein qui fut son directeur de thèse), et d’un récent « Que sais-je ? » sur le Front populaire (N°3932), spécialiste de l’histoire du communisme rural en France et de l’histoire de la Résistance (il est directeur du Musée de la Résistance en Morvan), Jean Vigreux publie aux PUF la version remaniée et augmentée d’un ouvrage publié en 2005 aux Éditions universitaires de Dijon, sous le titre La vigne du maréchal Pétain.

En mai 1942, le préfet du département de la Côte-d’Or demande officiellement qu’une des vignes des Hospices de Beaune soit vendue au département, avant d’en faire don au maréchal Pétain. La municipalité de Beaune et les notables de la région répondent avec une allégeance totale aux sollicitations préfectorales. Le maréchal ayant accepté ce cadeau, qui s’inscrit dans la très longue liste des cadeaux qui lui sont faits quotidiennement, une délégation officielle se rend à Vichy pour lui remettre son titre de propriété. Le maréchal devient ainsi propriétaire d’un clos qui fait partie de la « Cuvée des Dames Hospitalières », un des fleurons du vignoble bourguignon. Un an plus tard, une cérémonie a lieu à l’occasion du bornage du clos. La Libération venue, le clos perd son bornage, ses grilles et son nom, et la mémoire locale s’empresse d’oublier l’événement tandis que les notables se rallient avec empressement au régime républicain restauré.

Micro histoire

Le clos du maréchal Pétain est un petit ouvrage très intéressant qui, en retraçant l’histoire de ces quelques arpents de vigne offerts au maréchal Pétain, montre l’imprégnation de l’idéologie de la Révolution nationale dans un département de la zone occupée en 1942 et 1943, et comment elle fut portée par des notables locaux profondément ralliés aux valeurs de l’État français. L’étude aborde l’histoire politique d’abord, mais aussi l’histoire viticole, et encore celle de la mémoire des années noires, apportant ainsi comme le dit l’auteur dans l’introduction « une pierre à l’édifice du syndrome de Vichy grâce à un éclairage beaunois ». Le clos du maréchal Pétain est donc à la fois un livre d’histoire politique, économique et culturelle à l’échelle bourguignonne : un travail de micro histoire qui fait « d’un événement bien identifiable le centre d’une étude qui permet de saisir les rouages d’une société, des enjeux plus spécifiques, ou encore la construction des récits et des mémoires. » (définition de la micro histoire donnée par Nicolas Hoffenstadt, L’Historiographie, PUF, « Que sais-je » N° 3933, 2011).

Les notables locaux enracinent la Révolution nationale

L’initiative est partie du préfet qui à cette époque contrôle le département, et de son supérieur, le préfet régional Charles Donati, qui s’emploie activement à promouvoir les valeurs de la Révolution nationale. Le maire de Beaune, Roger Duchet, a commencé sa carrière politique au parti radical socialiste puis il a dérivé vers la droite, après avoir été devancé aux élections de 1936 par le candidat socialiste et l’avoir fort mal vécu. Il s’est rallié avec empressement au régime de Vichy et a été confirmé dans ses fonctions de maire, en mars 1941. Il est également président du conseil d’administration des Hospices de Beaune et fait bien évidemment partie de la délégation officielle qui se rend à Vichy pour remettre au maréchal Pétain son titre de propriété. L’analyse de la composition de cette délégation permet à Jean Vigreux de montrer l’existence d’un véritable réseau de notables agrariens, « ancrés dans un conservatisme politique », acquis au régime de Vichy.

« Au cours de ces années sombres de l’Occupation, pour une majorité du monde viticole, on vit agréablement à Beaune ; les vieux millésimes, accumulés pendant les années de mévente, sont acquis facilement par l’Occupant. Dès lors, le commerce permet de s’accommoder à la guerre. Les édiles et la bourgeoisie locale peuvent alors défendre vaille que vaille le régime de Vichy, aussi bien dans le cadre de la Collaboration que dans celui de la Révolution nationale, afin d’affirmer leur revanche sur 1936. »

La vigne et le vin au service du culte maréchaliste

Le don d’une vigne s’inscrit dans une opération politique de propagande vichyste. C’est un « cadeau du terroir » qui est fait au maréchal Pétain. « La vigne, comme ailleurs d’autres produits du terroir comme le fromage, devient une entité du culte maréchaliste. » L’idéologie de la Révolution nationale est partiellement fondée sur le régionalisme et mobilise des représentations très traditionnelles. La vigne du maréchal est l’incarnation du sol de la patrie mais aussi du labeur paysan et du travail de la terre, « qui ne ment pas » comme aime le rappeler le maréchal dans sa grande sagesse. « C’est le mythe du soldat paysan, voire du soldat laboureur, qui est repris et diffusé par la propagande du régime. » Le clos gardant le nom du maréchal Pétain pendant toute la période de l’Occupation, la viticulture, activité économique dominante de la région se trouve associée au pouvoir en place.

Le vignoble de Beaune au service du projet culturel et social de Vichy

Un an plus tard une curieuse cérémonie, celle du bornage du clos, est l’occasion pour les autorités de mobiliser la jeunesse à travers une mise en scène dont l’auteur analyse le sens, montrant que ces deux temps, celui du don, puis celui du bornage, s’inscrivent totalement dans le programme politique et culturel de la Révolution nationale afin de « régénérer la France ».

La chronologie locale mérite d’être soulignée car nous sommes alors en 1943, en zone occupée, c’est-à-dire en un temps et en un lieu où l’historiographie considère généralement que la Révolution nationale est une réalité morte. Preuve s’il en était besoin de l’utilité, pour une approche fine et concrète des réalités politiques et sociales, de la micro histoire. Trois bornes de pierre de plus d’une tonne chacune, extraites des carrières locales et taillées par de jeunes artisans locaux sont fixées au sol pour délimiter la propriété du maréchal : « il faut ancrer Beaune dans le projet culturel et social du nouveau régime. » Les bornes inscrivent dans la symbolique du régime dans la mesure où une francisque est gravée sur l’une des faces.

Au printemps 1943, époque où la cérémonie du bornage se déroule, l’opinion publique est déjà très détachée et souvent hostile au régime. Les autorités locales cherchent à redonner de la popularité au maréchal, en réactualisant le culte de sa personnalité ; mais si l’Église et les notables sont présents à cette cérémonie d’inspiration médiévale, les Beaunois semblent avoir boudé la cérémonie. Ils se rendront cependant nombreux, deux mois plus tard, aux fêtes commémorant le 500e anniversaire de l’Hôtel-Dieu de Beaune.

Vendanges et mise en bouteilles : une autre mise en scène

Les vendanges de 1943 sont l’objet d’une large publicité qui s’inscrit dans le programme de la propagande du régime : « le labeur du vendangeur, mais aussi la vinification font partie du registre de l’exaltation du terroir et du travail bien fait. » Il s’agit encore de remobiliser l’opinion de plus en plus hostile au maréchal. Le pinot noir une fois vendangé est transporté puis pressé aux Hospices de Beaune et le précieux jus est recueilli dans une cuve marquée « Clos du maréchal Pétain ». Même les bouteilles participent à la diffusion du culte maréchaliste. Comme sur d’autres supports de ce culte, on trouve représentés sur l’étiquette la francisque et le bâton étoilé, symboles traditionnels du chef de l’État. Les lettres utilisées rappellent une écriture gothique et s’inscrivent ainsi « dans l’esthétique médiévale stéréotypée du folklore vitivinicole élaboré dans la région au milieu des années 1920 ». Le maréchal reçoit en moyenne une caisse de 30 bouteilles par mois !

L’opportunisme des notables

A la Libération, le maire de Beaune, Roger Duchet, essaie rapidement de se faire réhabiliter en jouant les victimes ; il y parvient fort bien et très vite en utilisant ses appuis au sein du monde radical, en composant avec les divisions de ses adversaires communistes et socialistes, et en affirmant dans une déclaration diffusée largement qu’il fut un résistant. Alors qu’il s’était fortement investi dans la Révolution nationale et dans le soutien au régime de Vichy, il retrouve aisément sa fonction de premier magistrat de la ville de Beaune, dès avril 1945, avec un conseil municipal ou d’authentiques résistants côtoient… d’authentiques vichystes. Roger Duchet fait voter une adresse au général de Gaulle et retrouve également son siège de conseiller général. L’histoire du clos est promptement réécrite et Roger Duchet n’a aucune difficulté à faire admettre la version selon laquelle il a été contraint par les autorités de l’État français de procéder au don d’une vigne au maréchal.

Jean Vigreux montre que les notables locaux ont joué un rôle important « dans l’entreprise de refoulement et d’oubli, voire d’occultation » qui a touché cet événement après la Libération. Comme le maire de Beaune, la plupart d’entre eux retrouvent très vite leur position dominante dans la vie locale après 1945, parfois après une courte période d’indignité nationale. Les Hospices de Beaune étant redevenus propriétaires du clos et ayant été dédommagés (ce qui conforte la thèse d’une spoliation par l’État français en 1942), ce sont les mêmes notables, accompagnés des négociants en vins de la place de Beaune, qui proposent d’offrir ce clos au général de Gaulle. « Si cette proposition n’a pas été suivie d’effet, elle invite à penser les ressorts du rapport à l’autorité, mais aussi de l’opportunisme permanent. »

La carrière politique de Roger Duchet est loin d’être finie ! Sénateur maire de Beaune, il réussit « un retournement remarquable » et crée en 1949 le Centre national des indépendants, devenu peu après le Centre national des indépendants et paysans, le parti d’Antoine Pinay. Roger Duchet est plusieurs fois ministre entre 1951 et 1956 et son parti devient l’une des forces les plus importantes de la droite française. En avril 1959 il reçoit le général de Gaulle dans sa bonne ville de Beaune. Les notables locaux sont toujours en place et le clos du maréchal totalement oublié.

On aura compris que l’intérêt de cet ouvrage va très au-delà de l’épisode original qu’il raconte et analyse :

– Il « apporte une pierre à l’étude de l’agrarisme de Vichy (…) La ruralité n’est pas seulement l’exaltation du maréchal-paysan, mais c’est aussi le travail, la régénération nécessaire à la France défaite, qui doit se reconstruire contre la ville moderne. La vigne et la viticulture participent alors à la Révolution nationale. »
– Il analyse le rôle politique des notables locaux et leur influence sociale sous Vichy et à la Libération : « c’est la Révolution nationale qui se joue au plan local (…) Dans ce clos du maréchal Pétain, on retrouve tous les acteurs aux différents échelons de cet État technocratique qui nie le suffrage universel. »
– Il met en évidence « les temps variés et pluriels de Vichy », en montrant que l’adhésion au projet politique de la Révolution nationale dure plus longtemps qu’on ne l’affirme souvent, et en analysant le processus mis en place pour « régénérer la France », processus que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « totalitaire ».
– C’est enfin un travail d’histoire de la mémoire qui est rendu possible à cette échelle.

© Joël Drogland