L’ouvrage est une réédition modifiée du texte fondateur de Georges Vigarello de 1978, tiré de sa thèse de doctorat, qui pose les bases d’une nouvelle réflexion sur le corps du XVIe siècle aux années 1970. La diversité des pistes proposées en fait une référence incontournable pour qui s’intéresse à l’histoire sociale et scolaire de ces époques.

 

Les éditions du Félin présentent une nouvelle édition de l’ouvrage tiré de la thèse de doctorat de Georges Vigarello publié en 1978, d’après un texte repris en 2004 et paru chez Armand Colin la même année, soit vingt-huit ans après l’édition originale. L’ouvrage illustre le parcours de Georges Vigarello, diplômé en éducation physique et agrégé de philosophie et actuellement directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. La réédition est l’occasion de présenter trois chapitres – les premiers et le dernier – légèrement modifiés, ainsi qu’une préface et une postface de l’auteur revenant sur le contexte de réflexion et de rédaction de l’ouvrage.

Dans la postface, Georges Vigarello explicite ses liens avec la pensée foucauldienne, celle de Philippe Ariès ou encore celle de Mikhail Bakhtine, qui font de son ouvrage un excellent témoignage de l’historiographie des années 1970 : le Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique est au croisement de réflexions sur les structures hiérarchiques et de pouvoir, sur le corps, sur la lutte des classes – la nécessité au XIXe siècle de prévenir les déformations des enfants des classes laborieuses, puis l’insistance sur ceux des classes bourgeoises -, sur l’éducation, des travaux rendus possibles par le parcours atypique de l’auteur qui y a ajouté une réflexion vers l’inconscient et l’intime.

L’étude porte sur une période longue, allant du Moyen Âge, ou plutôt du début du XVIe siècle, aux années 1970. En effet le médiéviste y trouvera peu de références, l’ouvrage commençant par à peine trois pages sur les XIIIe-XVe siècles avant de passer à la période moderne. Le plan choisi est chronologique, avec une subdivision en trois grandes parties et une organisation interne aux chapitres plus thématique : du chapitre I au III Vigarello revient sur la période dite moderne, du XVIe siècle à la Révolution française ; les chapitres IV et V portent sur le XIXe siècle et les chapitres VI et VII sur le XXe siècle.

L’un des grands apports de l’ouvrage est de ne pas aborder la question du corps et de sa perception sous l’angle d’une opposition avec l’esprit. Bien au contraire, Georges Vigarello démontre que le corps de l’individu, au moins à l’époque moderne, se pense et est modelé ou redressé selon l’idée, en particulier morale, qu’on se fait de l’individu, dont l’attitude, la condition sociale et le caractère doivent correspondre, et que l’enfant étant un être malléable, il peut aussi bien être redressé positivement que gâché, ce qu’il explore au travers d’un sous-chapitre consacré à la bosse. Il met également en avant une certaine forme d’hygiénisme avant la lettre dans les recommandations des traités de civilité et de médecine de l’époque quand aux vêtements, et en particulier aux corsets auquel il consacre un sous-chapitre (le corset et la raison, chapitre II).

Ces traits ne sont pas spécifiques à l’Ancien Régime, même si l’on passe d’une norme fondée sur un individu passif qui maîtrise son corps à l’extrême à une norme fondée sur la compréhension active des mécanismes de son corps et à son utilisation en fonction de ses capacités : le débat autour de silhouettes de mode, le rôle du contrôle du corps dans la lutte contre la phtisie en se préoccupant de la poitrine et de son déploiement, la maîtrise du corps pour éviter l’onanisme ou encore la réflexion sur la position de l’enfant, notamment à l’école, se retrouvent au XIXe siècle. Pour le XXe siècle Georges Vigarello ne reviendra cependant pas sur les modifications de la silhouette et de la garde-robe, notamment les sous-vêtements et les chaussures, qui poursuivent cet effort de libéralisation du corps, un manque à regretter dans cette réédition.

Le corps se perçoit en mouvement : Georges Vigarello, précurseur des études sur le sport, montre toute l’ambiguïté des exercices corporels, y compris le théâtre, à l’époque moderne, auxquels on s’intéresse davantage pour des raisons morales que comme compréhension du réseau anatomique, avant qu’une première évolution se fasse jour au XIXe siècle à travers la figure du gymnaste puis au XXe siècle du sportif et enfin, de nos jours, du pratiquant d’expression corporelle qui cherche à se libérer d’une tension. Le mouvement entravé et le corps contraint par une difformité n’est que brièvement évoqué par rapport au thème du « corps redressé » : hormis le chapitre consacré à la bosse sous l’Ancien régime, la question de la perception du handicap physique au XIXe et au XXe siècles n’est pas développée. Il en va de même de la question du corps dans un contexte professionnel, avec le thème des maladies professionnelles qui n’est qu’esquissé par Georges Vigarello dans le chapitre consacré aux statistiques de conscrits du XIXe siècle et absent des réflexions sur le XXe siècle.

La figure du pédagogue est omniprésente : Georges Vigarello insiste particulièrement sur le maître de danse, pour la période de l’Ancien régime, ainsi que sur celle du médecin, avant que le XIXe siècle ne voit triompher l’instituteur comme dresseur des esprits et redresseur des corps, avec cette très intéressante réflexion, d’autant plus dans le contexte actuel, sur le contact physique avec l’élève. L’ouvrage est en effet une réflexion fort à propos sur le métier de professeur et son pouvoir sur les élèves et notamment leurs corps, et démontre qu’une approche téléologique et « progressiste » du corps n’est qu’illusion, le corps étant tout autant redressé au XVIe siècle qu’en 1970 même si le discours a changé.

Si on met à part un vocabulaire technique assez abscons pour qui ne maîtrise pas l’éducation physique, l’une des limites de cet ouvrage, et surtout dans sa réédition et modification, est son corpus de sources. L’auteur s’est appuyé sur un riche corpus d’ouvrages pédagogiques et médicaux du XVIe siècle aux années 1970, dont la très grande rareté au Moyen Âge explique le peu de place consacrée à cette période dans l’étude. Ces discours officiels pour ne pas dire théoriques ne sont cependant que rarement contrebalancés par des informations tirées d’autres types de sources. Les sources visuelles, abondantes pour chacune des périodes et éclairantes quant au rapport au corps, ne sont qu’exceptionnellement utilisées. Les statistiques tirées des archives ne sont utilisées qu’à deux occasions : la première dans le très intéressant chapitre consacré au corps dans le cadre du discours militaire d’Ancien Régime, au travers de l’ouvrage d’Alain Corvisier qui cite des morphologies de soldats acceptés ou réformés ; la seconde, là encore dans un très intéressant chapitre sur les statistiques du XIXe siècle sur les conscrits et les conclusions qui en ont été tirées dès cette époque – à quoi il faut ajouter un développement court mais dense sur les théories raciales des corps. On peut comprendre que dans la première édition de tels dépouillements étaient impossibles à envisager. Pour une réédition trente ans plus tard, période au cours de laquelle Georges Vigarello a produit plusieurs ouvrages sur le corps et la beauté entre le XVIe et le XXe siècles et où il aurait pu diriger de tels travaux de recherches, leur absence se fait cruellement sentir et « redresse » d’autant les conclusions de l’étude.

De même, la bibliographie de cette réédition n’intègre aucun ouvrage postérieur à 1977 alors que la première édition du Corps redressé a entraîné de nombreux travaux tant d’historiens que d’ethnologues et de sociologues et que d’autres pistes ont été explorées (par exemple David Le Breton, Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, 1985 ; Christine Détrez, La construction sociale du corps, 2002), comme la piste du handicap par Henri-Jacques Stiker (Corps infirmes et sociétés. Essais d’anthropologie historique, première édition 1982) ou la gestuelle à l’époque médiévale avec les travaux de Jean-Claude Schmidt (La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Gallimard, 1990) pour n’en citer que deux.

Tiphaine Gaumy, pour les Clionautes