Le réarmement agricole. Derrière cette expression, Sébastien Abis définit le défi pour l’agriculture du XXIe siècle : nourrir une population mondiale toujours plus nombreuse en garantissant le commerce et en réduisant l’empreinte carbone de l’agriculture. « Nourrir et réparer la planète » à la fois au niveau local et au niveau international, dans un monde incertain : climat, pandémie, guerre en Ukraine et désoccidentatisation du monde, tel sont les défis.

Agrosphère

La durabilité agricole, ou l’enjeu du siècle

L’attention, depuis le début du siècle est portée sur cette idée de durabilité de l’activité agricole (food sustainability index – 2016). Le but de Bertrand Valiorgue est de mieux définir cette notion.

Après un rappel de ce qu’est le développement durable, dans sa définition onusienne : un compromis entre le social, l’économique et l’environnement, sans oublier la dimension intergénérationnelle, l’auteur analyse l’agriculture durable. Il développe deux trajectoires. La durabilité agricole faible vise à léguer des capacités économiques de production et d’investissement pour que les générations futures prennent les décisions nécessaires. La durabilité forte mise sur le capital naturel à défendre, ce qui implique des normes contraignantes.

Aujourd’hui à l’ère de l’anthropocène, l’enjeu des gaz à effet de serre agricoles devient central entre baisse des émissions et stockage du carbone. Il s’agit d’établir des bilans de rendement énergétique dans la production des protéines, bilan des cycles du carbone, du phosphore et de l’azote.

Commerce agricole et climat

Thierry Pouch propose pour son article, un sous-titre éloquent : « noces rebelles ».

Le commerce international, comme l’ont démontré quelques théoriciens depuis Riccardo, permet une efficacité par spécialisation des régions, états. L’auteur rappelle les grandes étapes de la mondialisation pour le secteur agricole depuis l’Uruguay Round (1984) et les tensions commerciales persistantes. Il montre l’équation difficile quand on introduit, dans le débat, la question climatique.

Le Green Deal de l’Union européenne introduit la notion de compensation et la limitation des coûts environnementaux dans l’agriculture. En l’absence de consensus international de lutte contre le changement climatique, l’Europe tente de mettre en place des outils comme le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.

Pour beaucoup de pays, y compris à l’intérieur de l’Union européenne, le plus important demeure l’intérêt national, illustré pat l’exemple brésilien

« S’il est un « bien commun », le climat peut également devenir une source de conflictualités entre les nations. » (p. 51)

Performances de la France agricole vues de Suisse

En 1996, l’article 104 de la constitution helvétique prévoit : « La Confédération veille à ce que l’agriculture, par une production répondant à la fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue substantiellement à la sécurité de l’approvisionnement de la population e, à la conservation des ressources naturelles et à l’entretien du paysage rural, et finalement à l’occupation décentralisée du territoire. » (citation p. 55)

Francis Egger et Martin Pidoux mettent en évidence la complexité des attentes vis-à-vis de l’agriculture : concilier les marchés et le développement durable. Voilà des contradictions et des conflits d’objectifs qui touchent toutes les agricultures européennes.

Pour décrire, au plus près, cette situation les auteurs proposent une comparaison des agricultures française et suisse, similitudes et différences entre 2010 et 2020.

Si la agriculture biologique est plus développée en Suisse, 16 % de la SAU contre 8,5 % en France en 2010, l’écart tend à se réduire. Ils comparent les statistiques du commerce extérieur. La comparaison des politiques agricoles s’avère plus difficile.

L’étude de la perception qu’ont les Suisses de l’agriculture française montre qu’ils envient la qualité des productions, la compétitivité et la sécurité d’approvisionnement alors qu’ils placent La Suisse en tête pour la protection de l’environnement et le bien-être animal.

La nouvelle politique agricole commune entre deux mondes

La Nouvelle PAC, conçue en 2018, elle s’appliquera jusqu’en 2027, avec deux tendances fortes : le soutien à la décarbonation et la renationalisation de certaines décisions.

Après avoir rappelé le contexte de sa conception et les tensions existantes, Angelo Di Mambro et Marine Raffray établissent un parallèle avec le « Green Deal » européen. Pour mieux comprendre ce qui se joue, ils comparent l’agriculture française et l’agriculture polonaise, ainsi que les choix opérés en matière de financement des pratiques favorables à l’environnement et au climat : les MAECLes Mesures agroenvironnementales et Climatiques, ce que l’on appelle le verdissement de la PAC. Les auteurs analysent la cohérence avec les objectifs à l’horizon 2030 et le Pacte vert. Il faut noter que ces politiques ont été percutées par les crises, Covid, Ukraine.

Diplomatie agricole, une arme dans les relations internationales

L’agriculture et l’alimentation sont, depuis très longtemps, un élément des relations internationales. Dans leur article, Jean-Jacques Hervé et Jean-Marc Chaumet cherchent à montrer les réalités de la diplomatie agricole : commerce, libre-échange ou restriction, aide alimentaire, échanges techniques.

Les éléments sur lesquels s’appuie cette diplomatie sont les normes, les négociations tarifaires, le soft power gastronomique et scientifique (formation et recherche). Pour illustrer leur propos, les auteurs évoquent la question climatique, l’opposition Taïwan/ République de Chine, le positionnement chinois comme importateur et acteur de coopérations sud-sud, mais aussi l’arme alimentaire telle en référence à la doctrine d’Earl Butz (1974) ou Food power. Les réseaux à l’œuvre dans cette diplomatie sont illustrés par le Fond Agricultural service et la politique des Pays-bas.

Les Français paieront-ils plus cher leur nourriture demain ?

Philippe Goetzmann analyse les dépenses alimentaires des Français. En économie, on constate que plus le revenu augmenta, plus la part des dépenses consacrée à l’alimentation diminue. En Europe, cela est d’autant plus vrai que la taille des familles diminue, elle aussi. L’auteur montre aussi des modifications dans les pratiques avec l’augmentation des repas pris hors du domicile, une monétarisation de ce qui, autrefois, était une tâche gratuite.
D’autre part, malgré la grande distribution et sa guerre des prix, les prix en FranceSelon les statistiques Eurostat
sont 15 % au-dessus de la moyenne européenne, notamment en raison de la richesse de la région Île-de-France. On constate une polarisation économique en sociale vers le haut et le bas de la gamme en relation avec le poids de la contrainte budgétaire qui pèse sur les ménages.

La création de valeur ajoutée est plus fonction de consentement du consommateur que des coûts de production. Donc, pour un agriculteur, le choix de monter en gamme peut être risqué.

Pour l’auteur, il s’agit de revoir les marges des différents acteurs de la filière et de reconstruire une compétitivité. La solution passe par une indispensable concentration des exploitations. Pour adapter l’offre aux besoins des consommateurs, il faut développer les marques-distributeurs.

Boycott ou buycott des consommateurs : les implications du consumérisme politique

Voilà ceux vecteurs du consumérisme qui n’ont pas le même poids ni les mêmes conséquences en fonction du niveau de décision, du particulier à l’état. L’autrice, Nathalie Belhoste analyse quelques exemples de boycott/embargo et les réactions du monde agricole. Les vins et le foie gras français sont des cibles privilégiées.

À l’inverse, le buycott est une alternative positive récompensant des choix, des labels.

Une alimentation sans agriculture demain : la « viande » produite en laboratoire ?

Jean-François Hocquette, Sghaier Chriki, Marie-Pierre Ellies-Oury portent leur regard sur la « viande » de laboratoire, une entrée dans la Food-Tech, un secteur où les investissements augmentent1 milliards de dollars, 190 brevets déposés entre 1997 et 2020 et qui voit les premières mises sur le marché (Singapour). Outre la description des technologies employées, les auteurs analysent les controverses : Produire à grande échelle est un enjeu majeur pour répondre à l’objectif fixé : nourrir le monde, sans animaux, de manière saine et rentable.

Pour les enjeux environnementaux, ce qui semble acquis, c’est le manque de connaissances sur les effets. Les études sur le gain en matière d’émission de GES sont contradictoires. La consommation en eau est comparable à celle de l’élevage bovin qui utilise des terres, pour une part, peu cultivables.

Les enjeux réglementaires et économiques pose la question ; Est-ce encore de la viande ? Quelle dénomination ? Le développement de la viande de laboratoireSur ce sujet, on pourra se reporter à l’article Santé, environnement : la viande cultivée en laboratoire peut-elle vraiment être une solution d’avenir ? suppose plus d’interventions des États pour garantir la qualité. Aujourd’hui, seul Singapour a autorisé la vente de « viande de culture ». Le prix de vente est très élevé, mais les promoteurs semblent jouer sur deux sentiments : peur du changement climatique et bien-être animal pour convaincre le consommateur.

Des enjeux éthiques et sociaux demeurent : produit OGM, utilisation des hormones de croissance, abattage de la vache gestante pour obtenir le sérum du fœtus indispensable à l’obtention des cellules-souches. La viande de culture semble assez massivement rejetées par les consommateurs (enquête en France, au Brésil et en Chine), surtout en France. Si de ce marché de niche, étroit, la production augmentait, les conséquences pourraient aller de la désertification des campagnes à la perte d’autonomie alimentaires de certaines régions, de certains pays ; de la destruction des paysages à la concentration dans les mains de quelques grandes multinationales.

Brésil : ferme ou supermarché du monde ?

Un entretien avec Roberto Rodrigues, montre un développement des exportations, surtout vers l’Asie et une part croissante de produits transformés ; mais est-ce une question de produits ou de clientèle ?

Roberto Rodrigues évoque à la fois les barrières douanières différentes selon que le produit est brut ou transformé. Il montre les effets du Mercosur pour le commerce du blé. L’agriculture brésilienne enregistre de réels progrès techniques.

Des insectes pour sauver l’agriculture et l’alimentation mondiales

Les insectes peuvent-ils devenir une voie d’avenir pour nourrir les hommes et les animaux ? C’est un domaine qui fait l’objet de nombreuses recherches alimentaires ou non (pharmaceutique, additifs…).

Quentin Mathieu rappelle que, selon la FAO, plus de deux milliards d’humains sont entomophages par tradition.

La production d’insectes est bénéfique par rapport aux autres productions animales : faible emprise au sol, peu de déperdition énergétique, apports importants en oligoéléments. Pour l’auteur, le potentiel de consommation, hors des régions où elle est courante, est important (neuf milliards à l’horizon 2030).

La France dispose même de quelques leaders comme InSect. Le développement se heurte à deux contraintes : l’acceptabilité du consommateur et les normes. Pays-Bas, Norvège et Danemark sont précurseurs dans la distribution de ce type de nourriture.
La production d’insectes pour l’élevage est une autre piste de développement au-delà de l’aquaculture où elle est déjà présente.

Une autre utilisation est celle des auxiliaires de culture, c’est le domaine des bio-agresseurs comme les guêpes trichogrammes contre la pyrale du maïs. Cependant, ces outils de bio-contrôle demeurent peu utilisés. Il existe d’autres pistes : valorisation des déchets, fertilisants.

Pour l’auteur : « Piliers essentiels de la vie sur terre, les insectes sont donc intimement liés à la survie de l’humanité et à son avenir » (p. 183).

La crise énergétique bouscule l’économie de l’Europe et de la France

Après un rappel de l’importance des énergies fossiles et de la dépendance face à la Russie, Denis Ferrand et Raphaël Trotignon présentent la hausse des prix du gaz, de l’électricité, la part de ces hausses dans l’inflation et le choc de compétitivité qui en découle.

Le secteur agricole est impacté ce qui pose la question de sa place dan,s le modèle de transition environnementale en Europe : émissions de GES, séquestration du carbone, utilisation énergétique de la biomasse.

Regards d’avenir

Cette seconde partie réunit de courts articles de prospective.

La fiscalité carbone : contrainte ou aubaine pour l’agriculture

Après un rappel historique de la coopération climatique depuis le Protocole de Kyoto, Bernard Valluis analyse la place de l’agriculture décarbonée. Les enjeux de la fiscalité carbone pour l’agriculture concernent en premier lieu les engrais et l’application progressive des Mécanismes d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF). Les études mettent en évidence un risque de réduction de la compétitivité des agricultures européennes qui accroîtrait les importations. Cette fiscalité est très influencée par la géopolitique (incertitudes liées à la guerre en Ukraine).

L’agriculture : talon d’Achille ou atout d’avenir du Nigéria

Dans ce pays, les importations de nourriture ont fortement augmenté quand la rente pétrolière et gazière les a financées, dans les années 1970. L’agricultureÀ noter une carte de synthèse p. 232 a été délaissée entraînant une fragilité de la sécurité alimentaire, renforcée par la menace sécuritaire.

Face au changement climatique, la crise récente de 2016 a montré une capacité de résilience du secteur agricole, mais aussi l’existence d’un secteur Ag-Tech en plein essor : accès à l’information météorologique ou sur le cours des produits, banque sur smartphone. Les auteurs évoquent les accords internationaux (Brésil, Singapour).

Produits fermentés et ferments du futur

Marina Pourrias décrit les usages, les conditions et les réglementations des produits fermentés (kombucha, kéfir, kimchi et aussi fromages), les évolutions du marché des pro-biotiques. Voilà un secteur en plein développement, la recherche y est active et les règles restent à définir.

Les mycorhizes, interactions plantes-champignons encore sous-exploitées

Alain P. Bonjean, J. André Fortin rappellent le rôle important des champignons depuis l’origine de la vie sur terre. Ils décrivent les phénomènes biochimiques dans les relations entre les sols, les végétaux et les mycorhizes. Ces relations sont encore peu connues, elles sont utilisées en sylviculture et en agricultures (truffes) ? Elles commencent à être utilisées en dépollution des sols.

Les marchés de gros dans le monde : des hubs agro-logistiques et alimentaires stratégiques

Delphine Acloque analyse le rôle des décideurs, à différentes échelles de la chaîne alimentaire. Elle décrit les principaux hubsCarte page 267. Ce sont des charnières entre agriculture et espaces urbains. L’exemple francilien est mis en parallèle avec les marchés à l’international. L’autrice montre les stratégies d’innovation face aux défisSchéma de l’économie circulaire page 282 contemporains.

Nouveaux leaderships dans l’agriculture, des métamorphoses en cours

Il s’agit de présenter un dispositif destiné à révéler des solutions pour la transition alimentaire et agricole. Pour faire face aux investissements d’agrandissement ou de création d’une exploitation, les exploitants doivent avoir des compétences aussi bien en gestion, qu’en transformation des productions ou en production d’énergie, une capacité d’innovation. L’étude de l’entrepreneuriat montre l’importance de l’accompagnement des porteurs de projets.

Survivalisme : l’alimentation et l’agriculture pour se préparer au pire

Eddy Fougier définit le survivalisme marqué par une vision catastrophiste du monde ? Le survivaliste se prépare, son seul but l’autonomie durable. L’auteur montre ce que peut être une BAD (base autonome durable) : un espace rural, un habitat pensé pour survivre, un accès à l’eau et à la nourriture (potager, petit élevage) dans une logique d’autosuffisance. Il faut le rapprochement avec collapsologie et précise les différents scénarios envisageables, plus ou moins solidaires.

Le métavers passe à table

Serait-il un canal de publicité pour le secteur alimentaire ? Anissa Bertin évoque les différents usages du métavers : lieu de communication avec les consommateurs, outil de partage des savoirs, un lieu communautaire autour d’une expérience immersive de l’alimentation…

Elle s’interroge sur la modélisation numérique et le partage des données en agriculture. Elle questionne le coût financier et environnemental des métavers.

Repères

Comme dans chaque numéro, la revue Déméter présente un cahier de statistiques et graphiques : pages 337 à 400, avec un focus sur le sel et un autre sur AGTech et Foodtech.

 

Ce numéro 2023 met l’accent sur la contribution agricole aux transitions climatiques et énergétiques. L ’agriculture et l’alimentation sont au centre des défis et des solutions pour demain, dans un contexte de crise (pandémies, inflation, rivalités commerciales, compétition pour les ressources).