Ce sixième numéro de la Revue Déméter explore différentes facettes du monde agricole. Il est centré sur des analyses géopolitiques à différentes échelles, mondiale, supranationale et nationale, en écho à l’actualité de ce début d’année 2024. Les différentes contributions passent en revue les défis auxquels sont confrontés les agriculteurs en première ligne des conflits et comment peuvent être analysés la stabilité et de la sécurité mondiales.
L’article d’introduction de Sébastien Abis, au ton pessimiste qui rappelle son dernier ouvrageVeut-on nourrir le monde ? Sébastien Abis, Armand Colin, 2024, décrit une Europe confrontée à deux périls : les changements climatiques et géostratégiques. Le défi de la décarbonation impose une prise de conscience des consommateurs : les bas prix de l’alimentation sont derrière nous alors que s’ouvre un nouveau cycle socio-économique, énergétique et industriel qui va nécessiter de nouvelles solidarités. À la veille des élections européennes, l’auteur invite çà un regard lucide.
Agrosphères
Mutations géoéconomiques en cascade
Tania Sollogoub propose une analyse de la géosécurisation des systèmes alimentaires, à partir de la guerre en Ukraine et des ambitions chinoises en Mer de Chine. Ces acteurs qu’elle qualifie de révisionnistes contribuent à une fragmentation géopolitique entre retour de vassalisations, polarisation des opinions publiques et réarmement. Cette situation fait naître de nouvelles alliances alimentaires notamment en Asie. Les flux alimentaires Sud-Sud progressent avec de grands exportateurs de denrées agricoles : Brésil, Argentine, Inde.
La sécurisation des systèmes alimentaires amène à un multi-alignement, une réévaluation des zones géographiques (contrôle des routes maritimes) dans un monde d’interdépendance. L’autrice définit une économie de la sécurité qui risque de figer la carte de la sous-alimentation.
Jean-Marc Chaumet et Marie-Hélène Schwoob, tous deux agronomes analysent les enjeux alimentaires de la Chine : China First : une priorité alimentaire.
Si l’objectif de l’autosuffisance est ancien, depuis 1949, l’effort actuel demeure une priorité dans la politique de « sécurité nationale » de Xi Jinping. La croissance de l’agriculture chinoise en a fait le 5e exportateur mondial (fruits et légumes), bien que les terres arables disponibles restent limitées (seulement 7 % des terres arables mondiales). Cela impose de fortes importations, notamment de soja pour l’alimentation animale. La politique actuelle vise à diversifier les fournisseurs (recul des États-Unis, hausse de la Russie depuis la guerre en Ukraine). Cette diversification progresse, mais lentement.
Un paragraphe est consacré à la location de terres à l’étranger, mais aussi aux investissements dans le secteur agro-industriel (rachat de Syngenta par Chem China). Les auteurs posent la question de la désoccidentalisation alimentaire de la Chine avec le développement de la recherche (OGM), mais avec une augmentation des contraintes environnementales.
Mondes agricoles et Halieutiques en détresse
Pierre Blanc s’intéresse aux paysans et la guerre, non seulement aux agriculteurs ukrainiens, mais aussi aux paysans de la Corne de l’Afrique, du Sud-Est asiatique, de l’Amérique latine.
Partant d’un rappel historique, l’auteur montre que la guerre, ou les mouvements révolutionnaires mettent en évidence les inégalités d’accès au foncier. Toutefois, la guerre joue aussi contre les paysans victimes des stratégies territoriales comme le montre la situation israélo-palestinienne, contraints à la migration.
Les paysans sont aussi victimes des conflits d’accès à la ressource en eau, une des causes des conflits en Afrique (Darfour, Sahel) entre éleveurs et agriculteurs. Comme producteurs de nourriture, ils contribuent à la paix.
Julia Tasse traite de la pêche illicite et des violence en mer. La pêche et l’aquaculture, elle-même dépendante de la pêche (huile et farines de poissons) devrait connaître une forte demande mondiale, évaluée à +80 % entre 2021 et 2050. Les ressources halieutiques sont donc un enjeu majeur.
L’autrice rappelle les dangers inhérents au milieu marin, malgré les progrès de la sécurisation de navigation. Elle montre qu’il est difficile de connaître les véritables chiffres des captures (pêche artisanales mal connues, fraudes)Carte des zones de pêche illégale p. 103. La surveillance de la pêche se heurte aux procédés des pêcheurs illégaux entre menaces et violence (équipages internationaux, pavillons de complaisance, travail forcé, piraterie)
L’autre aspect traité dans cet article concerne contre la lutte conte l’épuisement des ressources halieutiques.
Multilatéralisme en suspens
Marina Pourrias s’intéresse à la transition vers un nouvel ordre : entre incertitudes et insécurités. Elle analyse les nouvelles tendances en matière de relations internationales. Après un rappel des évolutions depuis 1945, elle montre le recul de l’unipolarité étasunienne en matière économique et la remise en cause des valeurs universalistes occidentales. Elle décrit la montée des BRICS, du « Sud global » et la remise en cause du système dollar/Banque mondialeCréation en 2014 de la NBD – Nouvelle banque de développement. Elle conclut sur un ordre mondial entre reconfiguration et rupture.
Santé humaine, animale et écosystèmes : des liens profonds mais une appréhension atomisée.
Jean-Luc Angot et Alessia Lefébure abordent l’idée d’interdépendance entre les hommes, les animaux et l’environnement et le concept « One Health ». Si l’Europe de la santé, amorcée avec la pandémie de COVID, reste à construire, les ententes au niveau mondial, comme PREZODE sont essentielles.
La réflexion porte autant sur l’alimentation que sur les risques des zoonoses, ce qui suppose : prévention, contrôle et étudesUn Institut « One Health » a été créé, à Lyon en 2023, à Vetagrosup, pour rapprocher les formations des médecins, vétérinaires, écologues et agronomes à l’échelle mondiale.
Produire demain en conscience
Bioterrorisme en France, une insécurité alimentaire en devenir ?
Emmanuelle Ducros part de quelques exemples pour présenter un phénomène qui émerge, les attaques contre des entreprises agro-alimentaires ou services d’assainissement des eaux. Elle propose deux nouvelles d’anticipation plutôt inquiétantes.
- 2030, une attaque à la toxine, met en scène la production de volailles, les conséquences sanitaires, économiques de l’attaque d’un groupe d’agronomes activistes, rongés par leur éco-anxiété.
- Eaux troubles, en 2027 les autorités ne parviennent plus à contrôler la potabilité de l’eau du réseau. Entre cyberattaque et terrorisme, désorganisation de la vie quotidienne et risque politique.
Guillaume Benoit propose un article plus classique sur la crise de l’eau : « Eau, sol et agriculture : un trio si fragile ? ». Cette ressource est plus ou moins rare, sur ou sous exploitées selon les pays (carte p. 199). L’auteur évoque les acteurs aussi bien des conflits que des coopérations en matière hydrique. Ce qui pose la question : eau, bien économique ou bien commun ?
Un paragraphe est consacré au rôle que l’agroécologie peut jouer dans l’amélioration des sols et de la ressource en eau. L’auteur montre l’importance de la restauration des sols dans les zones de montagne, châteaux d’eau régionaux (Fouta-Djalon, Tigré, Ethiopie, Maroc). Il décrit les résultats du rapport « Agrimonde » de l’INRAE/CIRAD, notamment en Afrique.
Investir dans l’avenir en positif
Agriculture et agroalimentaire, l’Afrique entrepreneuriale s’affirme. Christophe Alemany, Matthieu Brun et Eva Tournaire analysent les efforts récents en matière d’agriculture et de transformation comme facteur de paix, à partir d’exemples en Centrafrique, au Darfour, au Congo. Ils montrent les limites de la « Grande muraille verte » Carte p. 230. Selon les experts, l’entrepreneuriat et la formation des jeunes sont au cœur des solutions.
Alain Bonjean et Christophe Dequidt étudient deux pays, le Bhoutan, puis le Costa-Rica et la biodiversité. La biodiversité y a été mieux préservée que dans d’autres pays et elle est un moteur du développement d’une économie touristique. Peut-être une piste pour d’autres pays.
Regard d’Avenir
Thierry Pouch et Jérôme Vaillant s’intéressent à l’Allemagne : une puissance contrariée, une économie chamboulée, une agriculture vulnérable. Ils proposent leur analyse de la situation politique de la coalition gouvernementale et des conséquences de la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, l’agriculture connaît des succès, mais aussi des vulnérabilités, entre impacts de la réunification et dépendance alimentaire.
Diane Mordacq propose une étude de la pomme de terre, un produit venu d’Amérique, dont la production est avant tout européenne. Grâce à l’amélioration des rendements, la production mondiale augmente, et se développe en Chine, en IndeCartes p. 298. Ce sont les produits transformés qui dominent le commerce mondial avec de grandes entreprises comme McCain.
Sa place dans les stratégies de sécurité alimentaire se confirme comme le montre son développement en Afrique et en Asie (57 % des surfaces mondiales)
Après une brève histoire de l’industrie textile, Christine BrowaeysDe la terre au textile : le fil une histoire agricole. analyse les atouts et les limites des fibres naturelles : linEncart sur la filière lin en Europe et en France – p. 328-330, chanvre, coton.
Elle dresse un inventaire des fibres artificielles d’origine végétale avant un bref tour d’horizon de la laine. L’avenir de la filière textile passe par le recyclage et l’économie circulaire.
Un court article est consacré à un sujet d’actualité : le Methaniseur XXL à Cordoué-sur-Logne, un projet énergétique révélateur de conflits sociaux et environnementaux.
Repères
Comme chaque année des statistiques, graphiques et cartes complètent l’ouvrage. Cette année l’accent est mis sur les engrais minéraux : des intrants stratégiques, les industries agroalimentaires : la France dans la compétition mondiale, les oranges, un business juteux, et la consommation alimentaire des Français : un concentré du monde.
Un volume très riche. Nul doute que nos collègues de spécialité HGGSP trouveront dans cet ouvrage des éléments pour leur enseignement.