L’ouvrage invite à une promenade dans un « territoire inexploré », celui des « libelles » du XVIIIe siècle.

Les livres de Robert Darnton constituent toujours des événements pour les férus d’histoire et de littérature du XVIIIe siècle. L’Américain, professeur à l’Université d’Harvard dont il dirige également la bibliothèque après avoir enseigné près de quarante ans à Princeton, associe en effet deux éminentes qualités, souvent exclusives l’une de l’autre, une impressionnante érudition d’une part et une capacité incroyable de synthèse d’autre part. Le présent ouvrage, fort de près de 700 pages, paru en 2009 aux États-Unis et aussitôt traduit, invite à une promenade dans un « territoire inexploré », celui des « libelles » (p. 19), cette littérature de la clandestinité longtemps négligée par l’historiographie mais qui joue un rôle décisif, contribuant par des voies complexes à saper l’autorité de la monarchie absolue sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI.

Autour de quatre libelles de la seconde moitié du XVIIIe siècle

Le terme de « libelle » désigne un « écrit qui contient des injures, des reproches, des accusations contre l’honneur et la réfutation de quelqu’un », selon la définition d’Antoine Furetière (Dictionnaire universel, 1690, texte cité p. 332). En dépit de son étymologie (un libellus est un petit livre), le mot signale des ouvrages de taille variable. Comme le rappelle d’emblée l’auteur, parmi les best-sellers du siècle des Lumières, on relève, à côté des opus de Voltaire ou de Rousseau, des libelles, tous anonymes mais aux titres suggestifs. Et Robert Darnton de citer notamment les Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (1ère édition, 1775), la Vie privée de Louis XV (1781) ou encore les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres (1777-1789), vaste fresque de 36 volumes, aujourd’hui splendidement rééditée.

La première partie revient précisément sur quatre libelles, Le Gazetier cuirassé (1771), Le Diable dans un bénitier (1783), La Police de Paris dévoilée (1790) et La Vie secrète de Pierre Manuel (1793). Le premier texte paraît à l’apogée de la crise politique initiée par les réformes du chancelier Maupeou ; il est réédité en 1777. Le gouvernement y est durement attaqué. Les « nouvelles » ou les « anecdotes » s’y accumulent. Ainsi, est-il notamment rapporté, sur un ton faussement badin : « Le chancel[ier] et le duc d’Aiguill[on] sont tellement maîtres de l’esprit du r[oi] qu’ils ne lui ont laissé que la liberté de coucher avec sa maîtresse, de caresser ses chiens et de signer des contrats de mariage » (citation, p. 40). Ce texte donne véritablement « l’image d’une société rongée par l’incompétence, l’immoralité et l’impuissance » (p. 43). C’est au Diable dans un bénitier qu’il revient de dévoiler et de diffamer l’auteur du Gazetier, Charles Théveneau de Morande. Le texte de 1783 raconte l’alliance improbable de Morande et de l’inspecteur Receveur « pour détruire la production de libelles à Londres », plus particulièrement à Grub Street, l’univers des « scribouillards » (p. 51, 20 et 72). La Police de Paris dévoilée, signée Pierre Manuel, prolonge Le Diable. L’identité de l’auteur de ce dernier opuscule y est révélée : il s’agit d’Anne-Gédéon Lafitte, marquis de Pelleport, pamphlétaire réfugié en Angleterre, embastillé en 1784 (p. 68-69, 218 et suivantes). Cette série de textes, qui se termine avec La Vie secrète de Pierre Manuel, un « libelle jacobin » (p. 82) dont l’auteur est peut-être Pierre Turbat, constitue un premier terrain d’investigations, longuement présenté. On y voit des diffamateurs diffamés, et on comprend le rôle joué par les Français de Londres dans la fabrication et la circulation des écrits à scandale. Robert Darnton en profite ici pour s’attarder sur la « dimension iconographique de cette littérature » (p. 114) et sur la question de la réception de tous ces écrits dans le Paris du XVIIIe siècle (380 cafés en 1729 ; 800 cafés et 2 000 autres débits de boissons en 1789, p. 116), puisant ici dans les réflexions du philosophe Jürgen Habermas (L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, édition originale en allemand, en 1962) ou du sociologue Gabriel Tarde (L’Opinion et la foule, Paris, F. Alcan, 1901).

À la recherche des libellistes

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur le travail de la police. On y croise les noms de Jean-Charles-Pierre Le Noir, lieutenant général de police à Paris sous le dernier Bourbon, de Joseph d’Hémery et de Pierre-Antoine-Auguste Goupil, inspecteurs de la Librairie, ou de Louis-Valentin Goëzman, agent secret du gouvernement. Entre les libellistes et leurs poursuivants, le jeu est souvent d’une grande ambigüité, ce que montre remarquablement l’auteur. Ainsi, Goupil passe des marchés secrets avec les ateliers d’imprimerie d’Amsterdam ou de Bruxelles, et s’arrange avec ces derniers pour saisir les envois, en présenter quelques-uns à ses supérieurs et vendre discrètement le reste (p. 157) !

Le lecteur est naturellement conduit jusqu’à la Bastille, cette « pépinière à produire de la littérature » (p. 251). Les marquis de Sade et de Pelleport s’y retrouvent durant la seconde moitié des années 1780. Le premier y écrit Les Cent Vingt Journées de Sodome et la première version de Justine. Le second y rédige un ouvrage injustement méconnu, Les Bohémiens. Ce roman est celui de la « bohème littéraire », celle des « Rousseau du ruisseau » qui prolifèrent dans les dernières années de l’Ancien Régime. L’ouvrage franchit ici la barrière de la Révolution française, revenant sur la figure de Pierre Manuel. Robert Darnton semble solder les comptes de la polémique historiographique de ces dernières années. Si la littérature à scandale survit dans les années 1790, c’est sans doute que son rôle dans la chute de la monarchie est moins considérable qu’on ne l’a cru. En 1971, dans un fameux article de la revue Past and Present, traduit dans un recueil également publié par les éditions Gallimard (Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, 2010, p. 76), Robert Darnton assurait que les libellistes de la fin de l’Ancien Régime « haïssaient le système en soi, et exprimaient leur haine en désacralisant ses symboles, en détruisant les mythes qui le légitimaient aux yeux du public et en propageant le contre-mythe du despotisme dégénéré ». Plusieurs historiens ont contesté cette vision. Il faut mentionner ici l’important travail de Simon Burrows (Blackmail, Scandal and Revolution London’s French libellistes, 1758–92, Manchester, Manchester University Press, 2006). Les positions de Robert Darnton ont donc évolué. En 2010, l’auteur américain met ainsi en valeur les parentés de forme ou de fond entre les libelles rédigés avant 1789 et la littérature à scandale révolutionnaire.

Caractéristiques d’un genre

Les deux dernières parties du Diable dans un bénitier tentent de définir plus précisément la nature des libelles. Ces textes, affirme l’auteur, réduits à quelques pages ou déployés en plusieurs volumes, comportent « anecdotes, portraits et nouvelles » (p. 436). Le lecteur croise ici les figures de Mathieu-François Pidansat de Mairobert et de Barthélemy-François Moufle d’Angerville. Le second est le successeur du premier comme principal rédacteur des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres. Il est également l’auteur de la Vie privée de Louis XV. Darnton étudie savamment la composition et les sources de ce dernier ouvrage. Les mécanismes de plagiat ou de recyclage des anecdotes sont exposés dans le détail (p. 375 et suivantes). Dans les pages qui suivent, le professeur américain insiste sur une idée fondamentale : les libellistes français de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont appris « les techniques de la calomnie des journalistes anglais » (p. 405).

Les derniers chapitres se lisent comme autant d’éclairages sur différents points concernant plutôt la période révolutionnaire. Plusieurs pages reviennent ainsi sur les libelles diffamant Marie-Antoinette (p. 509 et suivantes), question qui a déjà suscité une bibliographie abondante, tout particulièrement les travaux de Chantal Thomas (La Reine scélérate. Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 1989). Une fois encore, notamment lorsqu’il examine les Vies privées publiées durant la dernière décennie du siècle des Lumières, Robert Darnton insiste sur les continuités entre Ancien Régime et Révolution (p. 562).

Au total, ce livre, enrichi de trois annexes et d’un index des noms propres, constitue une somme d’informations et de réflexions qui ne manqueront pas de passionner les lecteurs francophones. On regrettera simplement le sous-titre de l’ouvrage, un brin mensonger. Les années 1650 ou le règne de Louis XIV, pour reprendre le sous-titre originel (The Art of Slander from Louis XIV to Napoleon), ne constituent pas le point de départ de l’analyse ; c’est bien de la seconde moitié du siècle suivant qu’il s’agit pour l’essentiel. Le lien entre les mazarinades de la Fronde et les pamphlets révolutionnaires reste à construire.

© Luc Daireaux