Le Grand Dauphin n’avait pas eu jusqu’à présent d’ouvrage qui lui était consacré. L’histoire ne s’intéressait pas jusqu’à présent à ceux qui n’avaient pas régné, se suffisant de biographies très dépréciatives rédigées depuis le XIXe siècle.

Matthieu Lahaye, agrégé d’histoire et professeur en classes préparatoires, a consacré sa thèse à ce prince qui a passé 49 ans à l’ombre du soleil. Et c’est une version remaniée qu’il donne aujourd’hui mettant l’accent sur quelques points forts de la vie du fils de Louis XIV.

Pour inventer un objet en histoire, il faut des questions neuves et se constituer un corpus de sources. Or de nombreux documents concernant le dauphin ont été détruits à sa mort. Il n’existe que quelques documents d’éducation dont les « petits papiers » du gouverneur, le duc de Montausier conservés sous deux versions à la bibliothèque nationale de France et à la bibliothèque Mazarine, quelques comptes, des états de dépenses, peu de lettres, quelques-unes avec ses fils, le duc de Bourgogne et le duc d’Anjou devenu Philippe V d’Espagne. Il reste des inventaires de collections et le témoignage du magnifique domaine de Meudon.
Il faut retrouver le fils de Louis XIV dans des sources indirectes, les lettres des contemporains, les mémorialistes, mais également les textes politiques concernant la participation aux conseils du roi. Il est possible également d’exploiter les images de ce prince très fréquemment représenté. Restent les questions sur l’enfant légitime de la monarchie héréditaire, destiné au pouvoir.

Une virtualité politique et une virtualité en politique

Ce prince dont l’auteur dit qu’il est une « virtualité politique », puisque sa place institutionnelle dans la monarchie n’est pas clairement définie, a été élevé pour devenir roi. L’auteur pose donc la question de la construction de l’autorité à défaut du pouvoir que le grand dauphin a jamais détenu.
L’éducation sert à fabriquer un imaginaire politique à l’enfant, mêlant le contrôle des passions dans la mesure où gouverner signifie d’abord se gouverner soi-même, avec le développement de la souveraineté sur les cœurs, la nécessité pour un roi de s’attacher le consentement de ses sujets. On inculque au jeune prince que l’autorité doit reposer sur l’amour consenti de ses sujets, l’autorité bienveillante, soucieuse de maintenir la liberté de ses sujets, contrairement à un pouvoir excessif qui risque d’entraîner la tyrannie. Le gouverneur Montausier mobilise une partie de la république des lettres dans une entreprise de réédition des auteurs latins pour appuyer la construction de l’autorité sur les valeurs politiques des romains. Celle-ci est complétée par la conviction du précepteur Bossuet sur la souveraineté véritable : c’est parce que le roi est soumis à Dieu qu’il est légitime d’être contraint par lui (p 46).

L’éducation théorique du grand dauphin correspond bien à la construction de l’autorité absolue du roi, seule capable de maintenir l’unité du royaume en dépit des intérêts divergents, rejetant un pouvoir absolu qui userait de la force. C’est cette image du pouvoir de Louis XIV tenait à donner de lui et de son fils à la fin des années 1680.

Un prince soumis par raison, par nature

Le prince retint de son éducation une particularité pratique qui était de contrôler sa parole et de garder le secret. Hélas, cette qualité acquise, la retenue est transformée par les historiens en mutisme, jugeant négativement ce prince pour la postérité.
Le grand dauphin ne se comporte pas seulement en bon fils mais il est d’abord un sujet du roi, ce premier sujet du royaume qui doit obéissance à son souverain, pour qui les paroles du roi ont une forte résonance, et qui permet à Louis XIV d’imposer l’obéissance à ses autres sujets.

Matthieu Lahaye reprend l’idée de générations de princes, montrant combien le grand dauphin est le fils de la première culture politique de Louis XIV tandis que le duc de Bourgogne témoigne d’une remise en cause de l’absolutisme au tournant du XVIIIe siècle.

Le dauphin avait à cœur de témoigner de sa piété comme Bossuet le lui avait enseigné. Bien plus que cet enseignement du prince chrétien qui est connu, l’auteur montre la manifestation non seulement de la piété privée du prince mais également de l’exercice de sa fonction officielle d’héritier du trône de France passe par la construction de la chapelle de Meudon en 1701 où le château devient lui-même un prolongement de Versailles, la tribune de la chapelle permettant de conserver le cérémonial quotidien de la chapelle de Versailles, facilitant ainsi le séjour du roi à Meudon.

C’est donc par une étude renouvelée de la culture matérielle du prince que se dessine la puissance du futur monarque. L’auteur y étudie en détail les espaces destinés au prince, la construction des appartements au Louvre, aux Tuileries puis à Saint-Germain et à Versailles autant il est possible de le reconstituer, en articulation avec leur fonctionnement (espace de représentation, espace de commodité, espace service). Bibliothèque, décors, rhétorique et architecture sont chacun à leur façon une forme d’expression de la souveraineté capable de consolider l’autorité du roi qui ne peut exister sans continuité et sans magnificence.

Une autorité de cabinet

Matthieu Lahaye étudie la construction de l’autorité militaire du jeune prince en analysant en détail les campagnes militaires auxquelles il a participé. A chaque fois, l’auteur montre que l’image produite dans les almanachs est une représentation éloignée la réalité qui participe à la construction de la co-autorité guerrière du roi et de son fils. Le roi fait souvent preuve de fierté face aux actions militaires de son fils, qu’il légitime en allant même jusqu’à lire des lettres du grand dauphin devant la cour. Ce qu’il attend de son fils, c’est moins la production d’analyses militaires techniques que sa capacité à conférer de la légitimité aux décisions des experts. Le haut commandement de l’armée qui entoure le dauphin en campagne a la possibilité de prendre des décisions mais encore faut-il qu’elles reçoivent l’agrément royal, la validité par l’autorité suprême. Le roi se tenait informé de l’ensemble des mesures prises sur les différents théâtres d’opérations et il exerçait en dernier lieu ce que l’auteur appelle « une autorité de cabinet » (p 225). Il semble de ce fait tout à fait normal que le dauphin dispose d’une délégation d’autorité et non pas de l’autorité royale pleine et entière. Cette analyse bat en brèche l’idée d’une impuissance militaire du dauphin que l’auteur illustre de cas concrets.

La peine de naître

Le grand dauphin en tant que héritier du roi, était une pièce majeure du pouvoir du roi de France. Il est le premier et seul garçon de sa génération dans la loi de primogéniture, assurant ainsi au roi une succession et affirmant par sa naissance l’autorité comme par un nouveau sacre.

Tant que son père règne, le dauphin mène une vie curiale et publique par laquelle il est très apprécié. Il doit être marié, devenant une pièce majeure dans les enjeux diplomatiques de la société des princes européens. Depuis Lucien Bely, on sait que les mariages entre maisons souveraines structurent la politique étrangère en Europe. Voilà donc le dauphin au cœur de l’alliance bavaroise, avec une princesse qui n’est même pas de sang royal mais qui permet à la France de faire obstacle un temps, à la politique des Habsbourg au cœur de l’Empire.

Père de trois fils, Monseigneur s’engage pour assurer la position de son fils Philippe dans la succession d’Espagne, assurant ainsi la continuité de l’héritage de son propre père. L’auteur analyse la participation du dauphin dans les conseils du gouvernement tout en rendant compte de manière fort détaillée de ses prises de position pendant sa carrière politique assidue de 1682 à 1711. A partir de 1702, le grand-père, le père et le petit-fils participent ensemble au conseil d’en Haut. On y apprend que le roi consultait son fils avant et après des réunions du conseil et que l’effacement de ce dernier devant la souveraineté du roi n’était pas le résultat d’une nature médiocre mais bien plutôt l’adhésion profonde à la manière dont Louis XIV gouvernait la France. Mis à part son implication dans la succession d’Espagne en novembre 1700, il y a peu d’indices pour mesurer l’influence du dauphin sur la politique royale. Cet ouvrage en donne quelques-uns qui permettent de comprendre la prise de décision et la recherche sur le fonctionnement réel du pouvoir.

Une force de renouvellement diplomatique et politique mais jamais Louis Ier d’Espagne

L’auteur aboutit à l’idée que Monseigneur sut proposer avec une certaine finesse politique à Louis XIV, une synthèse entre la politique étrangère que menait le roi depuis le début de son règne (structurée autour des impératifs nationaux et d’acquisition de territoires frontaliers par le droit de conquête), et les intérêts de la dynastie. Le prince accepta d’adhérer à la politique nationale du roi en refusant la fusion entre les deux couronnes mais en acceptant d’être dépouillé de son héritage espagnol, acquis par sa mère, la reine Marie-Thérèse en transférant ses droits à son fils cadet le duc d’Anjou (p 243).
On peut dès lors considérer qu’à partir de 1700, l’héritier du trône exerça une influence grandissante sur la prise de décision tout en restant un fils soumis à l’autorité royale.

A Meudon, prince esthète, mécène et de plus en plus politique

Dans le même temps, si le grand dauphin se construit une autorité, il eut de plus en plus envie de se retirer hors de Versailles, hors de la cour, non pour s’en éloigner mais pour se construire le château et le domaine à la mesure de sa nouvelle dignité et capable d’accueillir un nombre considérable de courtisans, possible surtout après la construction de ce grand immeuble moderne qu’est le château neuf en 1709. L’étude de la construction, de l’aménagement, des usages du château de Meudon approfondit celle que mène Franck Devedjian dans sa reconstruction en trois D du châtea:
http://chateau-meudon.wifeo.com/

A Meudon, Monseigneur établit un nouvel usage du protocole, comme l’effectuait de son côté la duchesse de Bourgogne à Versailles, brouillant les pistes des plus anciens courtisans, pour adapter à Meudon de nouvelles pratiques curiales correspondant mieux à ce que sera le XVIIIe siècle. En augmentant la distance qui séparait sa chambre de l’entrée de son appartement, Monseigneur matérialise l’importance grandissante qu’il prend de la conduite des affaires. De résidence privée, Meudon devint une résidence semi-privée qui reçoit les demi-frères du dauphin, permettant même à Mme de Maintenon d’occuper l’appartement de l’ancienne reine. En effet par moment, Meudon devient une résidence royale quand le roi l’occupait, ce qu’il fait volontiers.

Voulant montrer le parallélisme avec le roi, Mathieu Lahaye établit même une journée type du dauphin (p 267-277) tout en s’interrogeant sur la complexe problématique de la Maison du dauphin, c’est-à-dire d’une institution à la fois domestique et politique, de cet outil administratif permettant aux princes de gérer leurs officiers et leur budget.
L’auteur le dit clairement: Monseigneur est placé dans un entre-deux juridique, à la fois personne privée sans l’être, disposant de revenus importants sans posséder de biens en propre, bénéficiant de la logistique prestigieuse de la Maison du roi sans pouvoir jouir d’une Maison particulière.

En dernier lieu, l’auteur montre combien le grand dauphin entend rendre publique sa naissance politique assumée, en prenant ses distances avec l’institution versaillaise conçue par et pour son père, en déplaçant dans une forme du pouvoir à Meudon, tout en encourageant le déplacement des élites de la cour et des artistes vers Paris.

Avec une grande clarté du propos et de la démonstration, Matthieu Lahaye pose un certain nombre de questions qu’aucun historien le précédant n’avait envisagées s’ancrant bien dans les débats historiographique actuels concernant le pouvoir, l’autorité, la prise de décisions politiques, le rôle des conseils, le fonctionnement de la cour et des maisons princières mais aussi la culture matérielle et l’investissement social des artistes dans les formes du pouvoir. Une telle relecture sur la figure du prince était nécessaire.

Loin d’être un personnage en creux, un prince inutile comme le prétendait les historiens libéraux du XIXe siècle, le grand dauphin apparaît à la relecture politique des sources, comme une personnalité qui a accepté de se contraindre, comme un personnage aux actions négociées avec son père, comme ce qu’il devait être : un double en politique, un « autre moi-même » dit Louis XIV lui-même, un work in progress qui existe sans concurrencer l’autorité active du père, prenant de plus en plus de responsabilités militaires, curiales, politiques et artistiques.

L’ouvrage montre les relations profondes d’un père et son fils, du dauphin avec sa famille, en développant notamment à la mort du dauphin, la stupeur qui frappe le roi et ne permet qu’après trois mois de deuil de célébrer les funérailles de la double nature du prince, de ce particulier et de ce souverain en puissance, une double nature avec laquelle le Dauphin vécut et qui lui donne le titre de Grand par la position complexe qu’il occupât à la cour de Louis XIV.

L’ouvrage présente plusieurs gravures d’almanachs qui sont commentés sur une double page insistant sur la justification politique et l’explication du système d’Etat visible à travers l’image. Le commentaire iconographique à visée pédagogique cher à Joël Cornette, est très bien mené et sera très utile aux enseignants. Des pages très riches sur les collections, les tableaux, les appartements, leur usage peuvent agrémenter une dissertation ou un oral de concours de recrutement des enseignants sur le Prince et les arts et sur le pouvoir absolu.

Pour tous, une visite à Meudon s’impose devant les vertigineux jardins, sur des plans de Le Nôtre et la magnifique vue sur Paris qui en faisait le point fort dont ne disposait pas Versailles.

Pascale Mormiche