Le gaullisme d’opposition aux Antilles et en Guyane ; Le RPF sous l’œil de Jacques Foccart

Avant Foccart l’Africain, Foccart le Guadeloupéen

Sylvain Mary analyse ici les modalités d’implantation aux Antilles et à la Guyane du gaullisme d’opposition à la Quatrième République. L’étude se fonde avant tout sur les archives laissées par Jacques Foccart, dont on connaît le rôle déterminant au sein des réseaux françafricains de la Cinquième République. Il est beaucoup moins connu qu’il était guadeloupéen, fils d’un métropolitain installé à Gourbeyre, commune connue comme Saint-Claude pour l’importance des familles de blancs-créoles. Aux papiers Foccart et à ceux du RPF, déposés à la Fondation Charles de Gaulle, l’auteur a ajouté quelques fonds privés et les archives électorales de la sous-série F1CII des Archives nationales. Les travaux réalisés à Bordeaux paraissent un peu privilégiés au détriment d’autres études. S’attachant d’abord à la question de l’implantation et à l’activité des structures militantes, l’auteur montre ensuite comment le RPF tente en vain de s’imposer dans la politique locale. Il clôt l’étude sur une approche prosopographique des compagnons (membres du RPF) aux Antilles et en Guyane. Dans sa courageuse entreprise, il affiche clairement sa volonté de comprendre les spécificités locales et de se mêler à la vie, comme l’écrivait Lucien Fèbvre, cité en exergue de début d’ouvrage. Le sujet est abordé avec un esprit d’ouverture qu’on ne trouve pas dans d’autres études antillanistes vues de métropoleRien à voir avec les consternantes pages consacrées à la vie politique antillaise au XXe siècle d’une synthèse de 2002 dans laquelle un auteur semblait regarder avec une distance paternaliste les chamailleries de ces Indes occidentales décidément compliquées..

Comprendre les spécificités locales

On peut cependant relever quelques points perfectibles. Ainsi en est-il de l’usage du terme « postcolonial », utilisé ici pour désigner l’après-1946 là où « régime départemental » eût été plus distancié. L’assimilation est perçue dans sa dimension d’acte ponctuel plutôt que comme une culture politique (l’assimilationnisme) sous-tendant le discours. L’explication des échecs du RPF par une allergie locale aux candidats métropolitains n’explique pas la popularité de Jean Galmot ou la longue carrière d’Henri Bérenger (1912-1940) dans la période qui précède Cette orthographe est la bonne.. Clef essentielle, le mythe de la vraie France et des mauvais serviteurs locaux n’apparaît pasBien que l’auteur cite certains travaux de l’historien guyanais Serge Mam Lam Fouck et du Gallois Richard D. E. Burton, (French and Francophone Studies, University of Sussex), décédé en 2008.. Certaines lectures en amont auraient éclairé la complexité des réseaux politiques locaux et des parcours individuels. Ainsi, on sait au moins depuis 2008 que le parcours du député Satineau ne s’arrête pas à son «oui» du 10 juillet 1940. Co-signataire de l’appel bordelais du 19 juin 1940 à continuer la guerre L’auteur ne signale que Candace et Diouf dans cet appel reproduit par Herriot mais qu’on retrouve à deux reprises dans les archives du Conseil d’État et dont le texte a été publié en 2003 et 2009. Une légende veut par ailleurs qu’il ait été signé par Victor Sévère., interdit de séjour en Guadeloupe en 1941, recherché par Vichy en 1942, il fut arrêté par les Allemands en 1943 et sollicita une audience auprès de de Gaulle en octobre 1944. Si le RPF Amédée Valeau fut maire sous Vichy, il ne fut que confirmé dans une fonction occupée depuis 1932, élu blanc-créole d’une commune où l’histoire du peuplement diffère de celle de la Grande-Terre.

Radicalismes et RPF

L’insistance de l’auteur à relier Satineau à la mouvance radicale étonne d’autant plus que celui-ci n’a jamais revendiqué l’étiquette et apparaît avant tout aux électeurs comme le chef d’une machine électorale, le « Parti républicain schœlcheriste», sans équivalent métropolitain. Satineau fut apparenté à l’USR Héritage du socialisme indépendant. en 1936 et affilié au RGR après-guerre. Le sénateur martiniquais Henry Lémery, secrétaire d’État aux Colonies à Vichy, n’est pas un radical mais un modéré², c’est à dire un conservateur dans le vocabulaire du temps. L’étiquette, fort commode, du radicalisme indépendant est beaucoup plus courante que ne l’affirme l’auteur. L’inamovible Gratien Candace, député en 1912-1940, s’en réclama à l’apogée de sa carrière après avoir été républicain-socialisteComme Viviani ou Briand.. L’attitude du RPF et d’Eugénie Tell-Éboué vis-à-vis de Satineau ne s’éclaire qu’en comprenant que celui-ci fut dans les années 1930 allié à Candace contre la SFIO de Paul Valentino et les alliés du Marie-Galantais Furcie Tirolien. Élu du RPF, ce dernier a en revanche revendiqué l’étiquette radicale avant 1945. Son lien avec les Éboué depuis le Front populaire s’explique par les arbitrages du gouverneur Félix Éboué à son bénéfice et celui de ses amis en délicatesse avec la justice, avec pour résultat le maintien d’un équilibre électoral favorable à Bérenger aux sénatoriales de 1938, contre Candace. Satineau s’en plaignit à Georges Mandel qui rappela Éboué pour l’envoyer au Tchad. Le poids de ce passé récent manque à l’ouvrage. Il aurait éclairé la relation entre plusieurs protagonistes de l’histoire locale du RPF.

An Tan Wobé, An Tan Sorin : il n’y a pas de mémoire commune de Vichy

L’auteur amalgame à tort les mémoires des trois espaces considérés. La mémoire d’un tan Wobé Temps de l’amiral Robert, Haut commissaire au théâtre de l’Atlantique-Ouest (1939-1943). est avant tout martiniquaise, quand les Guadeloupéens se rappellent un tan SorinTemps du gouverneur Sorin en Guadeloupe (avril 1940-juillet 1943), les Guyanais ayant eu deux gouverneurs différents. Concédons que la seule étude bibliographique disponible sur la question (2004) contient des inexactitudes, des affirmations sans fondement sur l’amiral Robert et la curieuse reproduction d’une erreur de référence bibliographique provenant d’un autre ouvrage.. La question de race peut être politiquement instrumentalisée mais constitue une grille de lecture du réel pour une grande partie des acteurs sociaux. L’accusation de vouloir rétablir l’esclavage ne vise pas exclusivement le RPF. On en use facilement en politique comme dans le monde du travail. Elle a motivé l’incarcération de Valentino sous Vichy et en démontre davantage sur la mémoire de l’esclavage que sur l’accueil réservé au RPF. La violence physique vise tout le monde : des élus de la SFIO ne sortent pas sans leur revolver en période électorale pour « se protéger des communistes » plutôt que du RPF.

Être gaulliste sous les tropiques

L’idée d’un gaullisme implanté avec RPF ne tient pas compte des données locales de l’opinion. Nombre d’Antillais et Guyanais se sentent déjà gaullistes avant le RPF, par le fait même de leur rejet de l’administration de Vichy, qu’il soit lié à la Révolution nationale ou à des raisons plus prosaïques comme c’est le cas chez Tirolien, Balin, Satineau ou Albrand, tous compromis avant guerre et menacés par des procédures diverses motivant leur éviction ultérieure par le gouverneur Sorin. Le RPF Médard Albrand, très fidèle lieutenant de Satineau dans les années 1930, est impliqué en 1943 dans l’opposition au gouverneur de Vichy, laquelle relève plus, comme chez Tirolien, d’une continuité locale que d’une opposition doctrinale. Paul Valentino (SFIO) évoquait déjà de Gaulle le 2 juillet 1940 au conseil général et un élu diffusait publiquement la radio britannique dans son restaurant pointois en 1940-1943. Dans la mémoire de l’opposition à Vichy, l’espace est donc déjà occupé par ceux qu’on qualifie de dissidents. La coïncidence entre rejet de l’administration de Vichy et RPF passe mieux avec l’exemple de Des Étages, torturé à bord d’un vaisseau de la RoyaleANOM, aff. pol., 2285. voire Emmanuel Rimbaud, auréolé par les manifestations de 1943. Même Ulrich Sophie, maire de Cayenne sous Vichy, a pu en temps utile se réclamer du gaullisme. Quelles que soient les raisons de leur mise à l’écart sous Vichy, Des Étages, Tirolien, Valentino ou Albrand s’inscrivent donc dans des continuités locales antérieures au RPF. Foccart avait par ailleurs des contacts au delà du mouvement, par exemple avec le maire-conseiller général SFIO de Sainte-Rose, interné politique pour gaullisme sous Sorin en 1940-1941 puis 1943 et membre de la loge des Disciples d’Hiram Foccart évoquait encore ces faits en 1986 dans des conversations informelles.. Le RPF échoua-t-il parce que trop étranger à la culture républicaine des Antillo-Guyanais ? Les communistes, l’étaient tout autant mais on peut suivre l’auteur quand il souligne le risque d’échec à vouloir faire implanter au local un parti majoritairement représenté par des blancs-créoles et des métropolitains. Il est cependant incertain que le discours RPF sur la grandeur de la France se soit forcément heurté à une opposition régionaliste. Il y a certes les écrits de Césaire ou Gontran-Damas mais la culture politique reste l’assimilationnisme quand l’autonomisme ne démarre guère qu’une décennie après la départementalisation. Parti de blancs avec des élus noirs comme Albrand ou Tirolien, le RPF ne fut pas non plus un parti de femmes sauf exception pour Eugénie Éboué, laquelle, semble effectivement endosser le rôle de veuve d’un mythe naissant. Il est inexact qu’elle soit la seule femme députée : deux des trois députés de la Guadeloupe sont des femmes, la seconde étant la communiste Gerty Archimède, première avocate guadeloupéenne.

Foccart en pointillés

La présence de Foccart est finalement peu ressentie à la lecture de l’ouvrage et il est vrai qu’il n’est là qu’en pointillés. Vue de l’histoire des Antilles et de la Guyane, cette étude esquisse une mise en ordre d’un objet peu étudié en dehors des péripéties électorales. Elle peine cependant à s’inscrire adroitement dans le continuum historique antillais et guyanais dont l’historiographie n’est pas seulement militante. Écrire une histoire antillo-guyanaise à parts égales n’est pas chose aisée et il est matériellement contraignant de disposer du même temps d’accès aux différentes sources de part et d’autre de l’Atlantique. Cette histoire a donc souvent le défaut de privilégier les unes ou les autres, en minimisant dans le cas présent certaines sources locales. Nul doute malgré tout que l’auteur comble un vide dans l’histoire du RPF, ce qui constitue son mérite.