Géographe, maître de conférence à l’université de Toulouse II Le Mirail, directeur de la section de japonais, Rémi Scoccimarro nous livre, presque dix ans après un précédent numéro de Philippe Pelletier consacré à la puissance japonaise, un bilan de l’état actuel du Japon, autour de la question du déclin ou du renouveau de la puissance japonaise. Cette question mérite d’être posée, le Japon connaissant à la fois une croissance économique faible et en dents de scie, un énorme déficit public, la remise en cause de son modèle, le dépassement par la Chine dans le classement mondial des économies, mais en même temps la victoire historique d’une coalition de gauche aux législatives de 2009, une grande avance sur les nouvelles technologies, un rayonnement culturel croissant dans le monde.

Comme d’habitude, la revue s’organise en deux parties, Dans « Le Point Sur » (p. 1-16), Rémi Scoccimarro dresse d’abord un bilan de la puissance japonaise dans la mondialisation. Le Japon conserve des bases industrielles solides, au prix d’un mouvement de concentration et de montée en gamme (industrie lourde, industrie mécanique, industrie des technologies de pointe qui s’oriente vers l’efficacité énergétique et la diminution de l’empreinte écologique, avec les moteurs hybrides de Toyota par exemple). De nouveaux axes de croissance sont recherchés, avec la production de contenus culturels (secteur dominé par Sony) et l’essor du tourisme international (campagne « Bienvenue au Japon ! » lancée en 2003). Certes l’écart de développement entre le Japon et le reste de l’Asie s’est fortement réduit, les anciens pays de délocalisation industrielle comme la Corée du Sud, Taïwan, la Chine devenant des concurrents, mais une complémentarité se met en place, particulièrement avec la Chine, à la fois espace de délocalisation et deuxième marché d’exportation pour l’industrie japonaise.

Depuis les années 1980, l’économie japonaise s’est internationalisée : après la déréglementation et les privatisations qui ont entraîné un recul de l’État dans les années 1980, le Japon s’est ouvert, dans les années 1990, aux produits d’importation (dans le cadre du GATT puis de l’OMC et de la coopération régionale) et aux managers étrangers à la tête de grands groupes japonais, qu’ils ont restructuré en licenciant en masse et en coupant les liens traditionnels avec le réseau des PME. Depuis le début des années 2000, de grands groupes étrangers s’implantent au Japon. Cette globalisation a remis en cause le « modèle japonais ». Le compromis social de l’après-guerre, fondé sur une logique de redistribution et d’élévation du niveau de vie global avec des filets de protection garantis par l’État ou les entreprises, a été démantelé par la déréglementation et la remise en cause de l’emploi à vie. La pauvreté s’est étendue, avec l’essor de l’emploi précaire (34,1% de la population active en 2001) et du chômage (environ 5% de la population active), qui touchent les jeunes, les employés des PMI-PME, les mères célibataires, les retraités étant frappés par la faiblesse des pensions. Les modes de vie urbains se sont aussi globalisés et occidentalisés : CBD, waterfronts et shopping mall à l’américaine, développement dans les centres-villes de tours d’habitation au détriment des maisons individuelles (avec mixité sociale, ce qui ne permet pas vraiment de parler de gentrification).

Reste que cette globalisation n’a pas effacé toutes les spécificités culturelles de la société japonaise, comme la manière d’envisager les rapports sociaux et la place de l’individu (importance du mariage et de la hiérarchie familiale par exemple), certains modes de vie (la forte consommation de poisson), certaines formes d’urbanité (les quartiers urbains spécialisés comme les quartiers de plaisir ou le rôle des gares, la faible criminalité dans les centres), même si des évolutions sont visibles (par exemple la disparition des rues commerçantes traditionnelles remplacées par des shopping mall mais aussi par des commerces de proximité ouverts 7 jours sur 7 et 24h sur 24 : les konbini).

Ce qu’écrit Rémi Scoccimarro sur les relations du Japon avec ses voisins asiatiques, empoisonnées par des différends mémoriels et des litiges frontaliers qui rendent la réconciliation difficile en Asie, est plus connu. Cette hostilité n’empêche pas le succès de la culture de masse japonaise en Asie (mangas, dessins animés, musique pop, code vestimentaire, vedettes et jeux vidéo), mais aussi dans le monde (la France est le deuxième marché mondial du manga avec la Corée du Sud). L’État japonais a bien compris tout l’intérêt de ce soft power : à l’étranger on vante le Cool Japan et le METI (ex MITI) promeut depuis 2004 l’industrie des contenus avec pour support la technologie et l’industrie de pointe.

Enfin Rémi Scoccimarro consacre d’intéressants développements à la révolution libérale menée en 2001-2006 par le Premier ministre Koizumi : déréglementation de nombreux secteurs, privatisations comme celle de la poste, réforme de fusion des communes et abolition du contrôle du prix du riz qui lui ont aliéné son électorat rural traditionnel et, allié à une politique étrangère de soutien à l’administration Bush et de nationalisme, explique la victoire de la coalition de centre-gauche en 2009 sur un programme plus progressiste de retour à plus de protection sociale, de soutien aux technologies vertes de révision des rapports avec les Etats-Unis et le reste de l’Asie. Ses conséquences ont été la remise en cause du modèle japonais, une reprise de la croissance inégale (sans résoudre la question de l’énorme dette publique) et avec un fort coût social, et l’atomisation de l’Archipel. Le Japon connaît en effet une crise sociale qui se traduit par des phénomènes de désaffection du modèle dominant, comme les freeters (jeunes qui ne tentent pas d’intégrer le circuit de l’emploi traditionnel), les Hikikomori (reclus refusant tout contact avec le monde extérieur) ou des tentatives de « retour à la terre » et de modes de vie slow life (douceur de vivre plutôt que développement industriel) chez les jeunes. Les fractures s’aggravent entre un Japon actif et dynamique (la Mégalopole avec Tokyo en centre qui aspire tout, populations comme fonctions de commandement, et qui se recompose autour de quartiers centraux mêlant activités économiques et résidentielles, tandis que des poches de vieillissement et de dépeuplement apparaissent dans de vieux quartiers centraux et des quartiers de banlieue) et un Japon des marges, plus pauvre, plus vieux, encore très rural et traditionnel. Rémi Scoccimarro évoque d’autres lignes de fractures, culturelle entre un Japon de l’Est et un Japon de l’Ouest, économique entre le Japon continental et rizicole et le Japon des îles et des pêcheurs tourné vers la mer, avec des espaces « hors normes » que sont l’île de Hokkaidô (agriculture extensive liée aux IAA, populations urbaines) et l’archipel des îles Ryûkyû (records de centenaires mais aussi territoire le plus jeune du Japon).

Viennent ensuite les « Thèmes et documents » (p. 17-63) largement consacrés à l’examen des nouvelles tendances au Japon
L’émergence d’un autre Japon

Nouveaux contrastes, nouvelle donne politique

Des tendances inédites dans la société japonaise ?

Couple et natalité

Les enjeux du vieillissement 

Une société infernale

Une société du loisir et du plaisir

Les communautés étrangères

Mafia et extrême-droite

Économies et territoires

Une économie japonaise plus morose que déclinante

Un secteur mondialisé : la pêche

Transports urbains : la domination du rail

La mégalopole japonaise au regard de la mégalopolis

Le Japon vide

Face à une nature à la fois violente et bienfaisante

Visages de l’Archipel

L’hyper-centre tôkyôïte : gentrification ou repopulation ?

Yokohama : le renouveau du front de mer

Industries, ports et aéroport : l’exemple de Kôbe

Hokkaidô l’exotique

Une nouvelle présence au monde

Les partenaires économiques du Japon

Défense et forces armées

Jeux d’alliance en Asie-Pacifique

Cool Japan

Une recomposition des voies maritimes au profit du Japon ?

Enfin viennent les propositions de travaux sur les 18 transparents. Cinq activités sont proposées : Le Japon et l’Asie orientale : intégration, tensions et recompositions régionales (3e et Terminale, dossier documentaire et réponse organisée) ; Une société en mutation (3e et Terminale, dossier documentaire et réponse organisée) ; La mégalopole dans la mondialisation : un centre d’impulsion original (4e, 2de et Terminale, dossier documentaire et réponse organisée) ; Une étude de cas sur le port de Kôbe (6e et 4e, étude d’une photographie et croquis) ; Les fondements de la puissance japonaise (4e, 3e et Terminale, dossier documentaire et réponse organisée).

Ce numéro de La Documentation photographique nous offre, en conclusion, une mise au point utile – pour renouveler nos cours et nuancer la nippophilie qu’on croise souvent dans les classes à partir d’une image très spécifique du Cool Japan qui ne reflète que partiellement la réalité – sur un Japon qui garde un rôle moteur en Asie et dans le monde, où la société homogène n’existe plus, où les disparités s’accroissent et certaines particularités s’effacent. Rémi Scoccimarro nous invite ainsi à nous « habituer à un Japon plus ordinaire, moins original, moins spécifique ».

Laurent Gayme
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