La question du Jésus historique a toujours été au cœur de la recherche francophone, depuis Voltaire et les philosophes des Lumières jusqu’aux spécialistes contemporains en passant par Ernest Renan. Les manuscrits de la mer Morte (Qumran) et ceux de Nag Hammadi en Égypte découverts au milieu du XXe siècle ont considérablement renouvelé les études du Jésus historique. Le Jésus des Historiens, entre vérité et légende de Pierluigi Piovanelli, paru en 2024 aux Presses universitaires de France, tente de retracer l’histoire de la recherche sur le Jésus historique en tenant compte des publications francophones sur le sujet. L’auteur se donne aussi pour objectif de répondre à la question : « Quel type de personnage religieux était Jésus de Nazareth ? ».

Dans l’avant-propos, Pierluigi Piovanellihttps://lem-umr8584.cnrs.fr/?Pierluigi-PIOVANELLI= tient à clarifier à ses lecteurs qu’il ne conçoit pas cet ouvrage comme un manuel du Jésus historique, ni même comme un livre de vulgarisation. En effet, l’auteur présente son travail comme la synthèse d’une recherche scientifique dont l’objectif principal est de présenter l’hypothèse selon laquelle Jésus de Nazareth serait l’un des premiers mystiques du Judaïsme ancien. Ainsi, cet ouvrage est le résultat de plusieurs années de recherches sur le Judaïsme et les origines du christianisme menées par l’auteur à l’université d’Ottawa et à l’École pratique des hautes études (EPHE) à Paris. Malgré tout, Pierluigi Piovanelli rappelle que tous les historiens sérieux s’accordent sur l’existence d’un Jésus de Nazareth. Plusieurs éléments permettent d’attester de cette existence, comme le nombre important des témoignages, que ce soit les Évangiles et les écrits des premiers chrétiens, mais aussi un certain nombre de sources comme l’historien juif Flavius Josèphe (37-100), des auteurs latins Tacite (58-120) et Suétone (70-140), ou même du philosophe polythéiste syriaque Mara bar Sérapion (50- ?), qui ont fait référence à Jésus dans leurs écrits, sans remettre en cause son existence. Toutefois, l’auteur insiste sur le fait qu’il n’existe pas de preuve matérielle de l’existence de Jésus. Cela oblige les historiens à discerner en filigrane dans les récits légendaires, souvent écrits plusieurs années voire même plusieurs siècles après la mort de Jésus, des éléments de sa véritable existence.

Le Jésus historique dans la recherche moderne

Pierluigi Piovanelli débute son ouvrage en questionnant le Jésus historique dans la recherche moderne. L’auteur montre comment l’historicité des Évangiles a été remise en cause dès l’époque des Lumières par des intellectuels et des critiques occidentaux. C’est à cette époque que s’opère un déplacement de l’attention des savants et du public cultivé, de la personne divine du Christ à celle de l’être humain Jésus. L’auteur tient à rappeler que ces savants n’étaient pas exclusivement des théologiens, il y avait également des historiens laïcs. Cependant, tous étaient guidés par des motivations idéologiques. La recherche sur le Jésus historique se fondait alors sur une lecture critique des sources primaires afin de reconstruire les évènements historiques.
Aujourd’hui encore, bon nombre de chercheurs travaillent sur cette thématique. Toutefois, Pierluigi Piovanelli regrette l’absence d’une histoire de la recherche sur le Jésus historique. Il fait le même constat concernant la prise en compte de la recherche francophone et plus particulièrement des travaux réalisés par Ernest Renan par la communauté scientifique internationale. L’auteur tient à souligner qu’Ernest Renan a été pour son époque « non seulement un philologue émérite, un historien novateur, mais aussi et avant tout un intellectuel engagé, qui a exercé une influence positive sur la société et la culture de son époque ». Pour Pierluigi Piovanelli, Ernest Renan mérite pleinement que son travail sur La Vie de Jésus retrouve la place qui lui revient de droit dans la recherche contemporaine.
Pierluigi Piovanelli revient sur le rôle essentiel de l’EPHE dans la recherche sur les origines du christianisme avec la création d’une chaire spécifique. Deux chercheurs se sont succédé à cette chaire entre 1972 et 2017, Pierre Geoltrain et Simon-Claude Mimouni. Le premier a notamment planifié un programme de recherche sous le nom d’« Histoire et anthropologie des communautés juives et chrétiennes dans les sociétés anciennes ». Le second s’est consacré à une étude historique des communautés judéo-chrétiennes (« nazoréennes ») de la Palestine et de Jérusalem, de leurs traditions, de leurs rituels et de leurs identités de Judéens messianistes.

Le contexte historique et culturel du Judaïsme du Second Temple

La deuxième partie de l’ouvrage est formée d’études sur le contexte social et culturel de la Galilée et de la Judée au Ier siècle de notre ère. Ces recherches sont consécutives à la découverte de textes comme les Manuscrits de la mer Morte (1948) et ceux de la bibliothèque de Nag Hammadi (1947). En effet, ces textes accroissent considérablement la connaissance du contexte intellectuel, spirituel et culturel de la Palestine de l’époque et permettent de dresser des ponts entre le Judaïsme antique et Jésus. Depuis le milieu des années 1980, les historiens se demandent comment Jésus a pu interagir avec son milieu et comment celui-ci a pu l’influencer. Ainsi, les études archéologiques de la Galilée ou sur la diversité et la variété des attentes messianiques dans le Judaïsme du Second Temple se sont développées, avec par moment des résultats contradictoires. Certains chercheurs pensent que Jésus était un pharisien et d’autres ont soutenu qu’il était proche des esséniens. Ce qui importe pour l’auteur tient aux questionnements que les chercheurs ont désormais sur ce que Jésus avait en commun avec ses contemporains.

Le Jésus historique, la mystique de la Merkava et quelques perspectives mystiques

L’une des parties de l’ouvrage est consacrée à la thèse défendue par l’auteur, à savoir que les témoignages dont disposent les chercheurs laissent entrevoir chez le Jésus historique un leader charismatique dans son sens sociologique. En effet, selon la littérature ancienne, Jésus suscite un enthousiasme tel que certains disciples n’ont pas hésité à tout abandonner, y compris leur famille, pour le suivre, mais aussi une hostilité tenace chez certains adversaires. C’est la raison pour laquelle Pierluigi Piovanelli se pose la question de savoir comment, dans une société aussi conservatrice que celle de la Palestine du Ier siècle, quelqu’un a pu être à ce point adulé et développer une aussi grande confiance en son message, se montrant capable de tenir tête aux autorités et de s’adresser aux gens en prétendant les connaître intimement, intérieurement. Pour l’auteur, le profil religieux qui correspond le plus à cette description de Jésus est celui du patricien de la Mystique de la Merkava, c’est-à-dire de la vision du « trône » divin du ciel, sujet qui a particulièrement intéressé l’auteur.
Pierluigi Piovanelli rappelle qu’au sein des Évangiles, tant canoniques qu’apocryphes, Jésus apparaît comme quelqu’un qui a réussi à établir un contact très rapproché avec le divin. La littérature démontre qu’il y avait une offre mystique fournie à l’époque de Jésus, et le courant mystique du Judaïsme est celui de la Merkava. L’auteur émet l’hypothèse que Jésus ait été initié aux techniques extatiques de la Merkava avant le commencement de ses activités publiques, soit en Galilée par des praticiens locaux, soit au cours de son apprentissage auprès de Jean-Baptiste, voire par des maîtres esséniens. Par contre, ce qui apparaît plus certain est le fait que Jésus ait été l’un des premiers grands mystiques du Judaïsme. Pour l’auteur, « le fait de voir en Jésus à la fois un leader charismatique et un mystique de la Merkava devrait contribuer à en faire un personnage complètement humain et réellement historique ».
Enfin, les derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à la posture messianique que Jésus aurait prise, notamment en refusant de se soumettre au jeûne rituel à l’occasion de Yom Kippour, et à celle de la transmission de son charisme mystique à sa disciple la plus douée, Marie de Magdala.

Pour conclure, Le Jésus des historiens de Pierluigi Piovanelli est un ouvrage dense de par son contenu et assez complexe à la lecture pour les néophytes, tant les propos sont techniques. En effet, le travail de Pierluigi Piovanelli est extrêmement documenté, les extraits des sources présentées y sont commentés avec une très grande rigueur. L’auteur nous permet néanmoins de bien comprendre l’historiographie et l’état de la recherche scientifique sur le thème du Jésus historique. Il indique également que la lecture de son ouvrage permettra de susciter des questionnements nouveaux, donnant ainsi l’envie de relire et de redécouvrir les travaux d’intellectuels injustement oubliés, selon lui. Pour finir, on peut se demander si le sous-titre de l’ouvrage est approprié, car il peut laisser penser aux lecteurs que son contenu est grand public, ce qu’il n’est pas.

 

Intervention de l’auteur à radio-France : Le Jésus « authentique » hors du Nouveau Testament, avec Pierluigi Piovanelli.