A bord de ce navire, Napoléon avait commencé à travailler à la rédaction de ses Mémoires, tout en conservant plus librement sur sa vie et son œuvre avec ses compagnons d’infortune. Dès ce moment, au grand dam d’ailleurs de la petite colonie qui l’accompagnait, son interlocuteur privilégié fut Emmanuel de Las Cases. Celui-ci tenait un journal que son fils, âgé de quinze ans en 1815, Emmanuel-Pons, mettait quotidiennement au propre. L’Empereur en était informé et encourageait cette initiative. Plus tard, il put même lire des extraits du texte et, sûr que l’ouvrage ne le desservirait pas, donna apparemment son assentiment à une future publication. C’est ainsi que prit naissance l’un des plus importants écrits « napoléonien », à la fois mémoires d’un personnage secondaire de l’épopée placé par les circonstances au premier plan de l’exil.
Un fulgurant succès du Mémorial de Saint-Hélène
Contrairement à d’autres mémorialistes comme Montholon, Bertrand, le valet de chambre Marchand et le bibliothécaire Ali, qui restèrent aux côtés de Napoléon de se son départ de Paris jusqu’à son décès, Emmanuel de Las Cases ne passa sur l’île que 14 des 68 mois que dura l’exil de Napoléon. Il fut en effet arrêté le 25 novembre 1816 puis expulsé le 31 décembre sur ordre du gouverneur anglais, le lieutenant général Hudson Lowe. A cette occasion, ses papiers furent confisqués, scellés et expédiés en Angleterre, pour être remis au secrétaire d’Etat à la Guerre, Henry Bathurst. Ils ne lui furent restitués que près de cinq ans plus tard, après la mort de l’Empereur. Le fameux journal en faisait partie. Après une nouvelle année de travail sur le manuscrit, Las Cases le publia sous le titre de Mémorial de Saint-Hélène ou Journal où se trouve consigné jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois. Les deux premiers volumes parurent en janvier 1823. Six autres titres parurent ensuite, le dernier en novembre 1823, pour un total de 3 732 pages. L’œuvre connut immédiatement un succès notable, suffisant en tout cas pour justifier une première réimpression entre la fin 1823 et l’automne 1824. Pour l’occasion, Las Cases commença à modifier et à augmenter le titre de l’édition originale. Il ne cessa de le faire par la suite, pour des rééditions en 1828, 1830, 1835 et 1840. Il mourut le 14 mai 1842, à la veille de la mise sur le marché d’une luxueuse version illustrée. Le texte fut donc « stabilisé » en plusieurs étapes s’étalant sur une vingtaine d’années. Pendant la même période, il fut traduit en anglais, allemand, italien, espagnol et en suédois. On compte ensuite une dizaine d’éditions intégrales en français de 1842 à la fin du XIXe siècle et presque autant dans la première moitié du XXe siècle. Selon les auteurs, l’édition scientifique et critique la plus aboutie reste encore, aujourd’hui, celle de Marcel Dunan, en deux volumes, publiée chez Flammarion en 1951. Ce spécialiste de Napoléon y signale tous les changements opérés par Las Cases dans son texte entre 1824 et 1840. Cette édition servira de base de travail pour l’ouvrage présenté.
Un témoignage passé à l’œuvre politique
Dès sa parution, les élites contemporaines s’étaient passionnées pour les premiers comptes rendus publiés par la presse. Après le premier essor de la légende, favorisé par les œuvres romantiques, poétique et populaires, le Mémorial finit par donner au bonapartisme post-napoléonien la silhouette d’une réalité recomposée. Tout au long des huit volumes, on entend Napoléon affirmer, répéter qu’il fut un monarque libéral, prônant l’avènement des nationalités. Digne héritier de la Révolution française, il voulut en répandre les bienfaits sur les continents, voire dans le monde entier. Seule la coalition des forces de l’Ancien Régime empêcha son succès. Avec la complicité de Las Cases, l’Empereur parvenait, post-mortem, à confisquer les deux forces montantes que furent le nationalisme et le libéralisme ; le souverain déchu faisant oublier au passage le César antilibéral au profit d’un Napoléon démocrate.
La copie du manuscrit original de British Library
La version du Mémorial que les auteurs publient dans cet ouvrage permet une avancée importante, voir décisive, dans cet interminable débat. Il s’agit en effet d’une copie du manuscrit confisqué à Las Cases à son départ de Sainte-Hélène, autrement dit du texte le plus proche du manuscrit original que nous puissions connaître, sauf à retrouver – enfin ! – celui-ci. Si les auteurs avancent qu’il est conforme au manuscrit original, c’est seulement pour laisser une part, en l’état impossible à évaluer mais sans doute marginale, aux erreurs et oublis que les scribes britanniques auraient pu commettre en recopiant les liasses qui leur furent confiées, dans les locaux du Colonial Office à partir de 1817. Les auteurs auraient aimé pouvoir écrire que ce manuscrit a été miraculeusement retrouvé dans une cave oubliée ou un grenier envahi par la poussière. Il n’en n’est rien. Il a été « découvert » en 2005 par Peter Hicks le plus simplement du monde, à l’occasion de recherches qu’il effectuait pour préparer sa contribution au livre collectif Saint-Hélène, île de mémoire. Afin de retrouver des appréciations inédites concernant le gouverneur Hudson Lowe, sujet de son travail Peter Hicks, Hudson Lowe, un portrait, Saint-Hélène, île de mémoire, Bernard Chevallier (dir.), Michal Dancoisne-Martineau et Thierry Lentz, Fayard, 2005., il se rendit à la British Library et en consulta les inventaires, notamment ceux des fonds déposés par les descendants du secrétaire d’État à la Guerre et aux Colonies, le supérieur de Lowe, lord Henry Bathurst (1762–1834). La copie manuscrite du Mémorial originel y figurait. Fort heureux de sa trouvaille mais doutant d’être le «découvreur» du document, il vérifia s’il avait déjà été signalé ou mieux, utilisé par d’autres historiens. Ce ne fut pas le cas à sa grande surprise ! Pourtant, son existence aurait pu leur être connue dès 1923. A cette époque, en effet, la Commission pour les manuscrits britanniques, organisme chargé de faire l’inventaire des papiers en mains privées, avait publié un rapport sur la collection de Bathurst intitulé : Report on the Manuscripts of Earl Bathurst, preserved at Cirencester Park. Cette copie resta inconnue voire ignorée par les différents éditeurs des éditions contemporaines du Mémorial.
En 1965, la famille Bathurst versa l’ensemble des papiers de son illustre ancêtre à la British Library qui les fit sans attendre figurer à son propre inventaire. La consultation restait soumise à autorisation. Les auteurs du présent ouvrage, après la trouvaille de leur collègue Peter Hicks, décidèrent d’en prendre copie lors de cinq séjours de travail à Londres, entre 2008 et 2011. Ce document comporte 996 pages de texte, divisées en quatre volumes in-folio. On ne sait pas qui en furent le ou les copistes, mais il est certain qu’ils entendaient très bien le français.
De Saint-Hélène à Londres : brève histoire du manuscrit de Las Cases
Le 25 novembre 2016, Las Cases fut arrêté à Longwood pour avoir tenté de faire passer deux lettres en Europe. Au moment de son arrestation par les Anglais, ces derniers lui confisquèrent ses papiers, avant d’en restituer quelques bribes. Parmi les documents qu’ils retinrent figurait un journal très volumineux que le comte de Las Cases avait rédigé au jour le jour sur la petite colonie française qui entourait l’Empereur. Le gouverneur fut autorisé par son auteur à le parcourir mais refusa de le restituer. Hudson Lowe fit sceller dans deux boîtes les effets de Las Cases, dont le manuscrit du futur Mémorial. Le tout fut expédié à Londres sur ordres d’Hudson Lowe. Le 30 décembre 1816, Las Cases et son fils embarquèrent à destination de l’Afrique du Sud où ils devaient être détenus jusqu’à ce que Londres ait statué sur leur sort. Ce n’est qu’en 1819 que Las Cases, père et fils, purent, après bien des péripéties, regagner l’Europe et se fixèrent à Anvers. Après bien des protestations écrites à l’attention du gouvernement britannique, ce ne fut qu’en automne 1821 que Las Cases retrouva ses précieuses liasses de papiers. Autorisé à retourner en France par Louis XVIII, Las Cases s’établit à Passy et entama la rédaction de son « journal ». L’aventure du Mémorial débutait.
Un manuscrit différent des versions imprimées
Le manuscrit retrouvé à la British Library est assez sensiblement différent du Mémorial. Sa publication ne pourra évidemment pas remettre en cause l’importance politique réelle de l’ouvrage de Las Cases. Elle permettra néanmoins de mieux évaluer ce qui y relevait du reportage sur le vif – ce qu’a toujours revendiqué Las Cases – et de la recomposition ou des ajouts postérieurs, ce que les historiens ont toujours supputé. Il faut y ajouter un élément historiographique de taille, en effet, les longues citations attribuées à Napoléon peuvent, aujourd’hui, lui être attribuées avec une grande certitude, tandis que sur celles qui furent ajoutées dans les versions imprimées, on est en droit de s’interroger : sont-elles vraiment de l’Empereur ou ont-elles été recomposées après coup par Las Cases ? Tous ces éléments et différences sont signalés dans cet ouvrage.
Première remarque : concernant le volume de texte, le manuscrit de la British Library est beaucoup moins copieux que le Mémorial, quelle qu’en soit l’édition. Cette différence s’explique bien sûr par la prolongation du récit voulue par Las Cases : le manuscrit s’arrête le 23 novembre 1816, avant-veille de son arrestation, la version publiée court jusqu’en 1822. Il est donc compréhensible que celle-ci soit deux fois et demie plus longue. Mais les auteurs ont ramené les deux versions à leurs propres parties temporelles communes et ils s’aperçurent que la même proportion se retrouve. Las Cases a donc considérablement augmenté son texte final par rapport au matériau constitué à Saint-Hélène. Deuxième remarque : malgré de notables différences de style et de fond, la tonalité générale du manuscrit n’est pas fondamentalement différente de celle de la publication. On peut donc confirmer que Napoléon a voulu se servir de Las Cases pour se donner un visage plus libéral et que son secrétaire a été non seulement consentant mais en a de plus rajouté. L’habilité de Las Cases est d’appuyer quelques phrases prises à la volée et des les faire prospérer ensuite par une réécriture et des formules plus longues, parfois sur des pages entières. Troisième remarque : de grandes maximes attribuées à Napoléon ne figurent pas dans le manuscrit de la British Library : « Quel roman que ma vie ! » par exemple. Quatrième remarque : dans les éditions antérieures à 1830, Las Cases se montre d’une prudence de Sioux chaque fois qu’il est question de la monarchie restaurée. Il supprime de nombreux passages du manuscrit qu’il rétablira par la suite, ne donne que les initiales des noms de personnes, remplace le plus souvent celui de Louis XVIII par « le gouvernement » ou « la légitimité ». C’est probablement grâce à ces édulcorations que l’auteur ne fut en rien inquiété à la parution, la police de la librairie n’y mettant aucun obstacle, comme si l’Empereur n’était plus qu’un cadavre enterré à Saint-Hélène et que ni sa famille, ni ses ministres, ni ses maréchaux ne représentaient de risques pour le trône des Bourbons.
Un compte-rendu ne suffirait pas à synthétiser cet ouvrage d’environ 700 pages. Il faut reconnaître aux quatre auteurs leur pugnacité pour éclairer d’un jour nouveau une œuvre littéraire spécifique affectant un monstre sacré de l’histoire de France. Il aura fallu deux siècles pour que soit retrouvé et publié le document qui servit à composer le Mémorial. Publié en 1823, cette œuvre est devenue la bible des nostalgiques de l’Empire et une source essentielle de l’historiographie napoléonienne fondé sur les conversations avec l’Empereur, réelles ou supposées. C’est un véritable tour de force !
A libre absolument.
Bertrand LAMON
pour les Clionautes