Histoire et informatique : un demi-siècle de vie commune

Nos manuels prennent rarement en compte les mutations numériques de la recherche historique. L’arrivée de l’informatique en histoire date des années 1950-1960 mais, dans les représentations populaires, l’historien reste une espèce de géronte à cravate cramoisie et aux paupières alourdies par la poussière des vieux grimoires qu’il consulte au fond de salles mystérieuses et obscures. Qu’est-ce donc que le métier d’historien à l’ère numérique au delà d’une simple automatisation des tâches ? Les familiers des archives ont mesuré l’importance prise depuis deux décennies par l’outil informatique, tant au plan des documents consultés qu’à celui du matériel personnel du chercheur. La meilleure façon de se distinguer aujourd’hui est sans doute de venir en salle de lecture avec un crayon et du papier en s’offrant à la curiosité scientifique et néanmoins apitoyée devant le spectacle du dernier des Mohicans.
Ce numéro de la RHMC aborde les nouvelles pratiques des historiens à l’ère numérique avec le souci d’un questionnement épistémologique. Il s’ouvre sur un portrait du mutant qu’est l’historien(ne) de l’ère numérique« Portrait de l’historien-ne en cyborg ».. Nicolas Delalande et Julien Vincent y prennent leurs distances avec l’affrontement classique technophiles vs technophobes. La réflexion de l’historien a pour elle la longue durée.

Nouvelles pratiques

Les textes proviennent de contributions à des rencontres diverses dont la table ronde de la SHMC de mars 2011. On y aborde des pratiques devenues courantes dans la construction de la connaissance historique : constitution numérique de la documentation, inventaires voire archives en ligne, élaboration d’un corpus complexe stocké sur un disque dur personnel, accès internet à CAIRN, élaboration de systèmes de calculs complexes, numérisation institutionnelle ou photographie numérique personnelle d’un long texte qu’on ne recopie plus, reconnaissance optique des caractères (ROC, angl. OCR), environnement numérique de travail (ENT), etc.

Philippe Rygiel analyse l’articulation entre numérique et enquête historique« L’enquête historique »., en concédant qu’il n’y a pas de norme absolue pour la seconde, entre une Arlette Farge soucieuse de l’originalité d’un document recopié de longues heures durant, et un Chaunu extrayant une donnée à saisir dans un tableau.
Prudent sur le caractère révolutionnaire des nouvelles conditions techniques, Éric Brian« L’horizon nouveau de l’historiographie expérimentale »., reprend, entre autres exemples, celui des mutations, dans les années 1990, de la démographie historique régénérée par l’outil informatique.

 

Les étudiants natifs-numériques ne sont pas si doués

Dans les grands fonds d’archives, le quotidien est désormais rythmé par le cliquetis de la numérisation qui a succédé au silence des vieux papiers jaunis. L’archiviste Yann PotinInstitutions et pratiques d’archives face à la numérisation. Expériences et malentendus ». analyse ici les conditions de numérisation de corpus, lesquelles sont parfois le préalable au financement d’un programme de recherche, en même temps que son aboutissement. Cette numérisation fait de l’historien un chasseur-cueilleur engrangeant, non plus des fiches, mais les documents eux-mêmes avec autant de corpus qu’il existe de disques durs et d’historiens. Franziska Heimburger et Emilien Ruiz« Faire de l’histoire à l’ère numérique : retours d’expériences ». relatent plusieurs expériences en abordant la démocratisation des outils informatiques (prix des PC, web 2.0, etc.), ou la formation à la recherche documentaire en ligne. Ils présentent l’exemple de la Boite à outil des historiens, leur propre création, lancée en 2009. Au passage, le présupposé selon lequel les étudiants natifs-numériques baigneraient dans la facilité semble loin d’être fondé. Faire de l’histoire à l’heure numérique est un métier.

Pour Jean-Luc Pinol« Une infrastructure pour les Sciences humaines et sociales : le TGE ADONIS »., le travail le plus à même de transformer les pratiques est le TGE Adonis (Très grand équipement pour l’Accès unifié aux données et documents numériques des sciences humaines et sociales), seul TGE national, hélas trop méconnu des intéressés eux-mêmes. Ceux-ci font l’objet d’une contribution liée à l’investissement des SIG (systèmes d’information géographique) par la communauté des historiens dans les années 1990Jean-Luc Pinol, « Les systèmes d’information géographique et la pratique de l’histoire ».. L’historien peut-il encore exister sans blog ? Pierre Mounier« Médias sociaux et carnets de recherches en ligne ». se penche sur le développement des blogs, plates-formes et carnets de recherche en ligne qui ouvrent une fenêtre sur l’atelier de l’historien.

Ce numéro, qui se clôt avec les tables de l’année 2011, ne peut que nourrir la réflexion indispensable sur la pratique de l’historien du XXI siècle. Sans doute aurait-on pu – mais qui eût accepté de remuer cela ? – aussi aborder les dérives éditorialesCelle de l’historien sollicité pour un manuel universitaire et qui télécharge pour les publier sur papier les morceaux choisis d’un texte de 1930 numérisé par ROC et mis en ligne à titre gracieux par un de ses pairs… ou la pratique anonyme de la biographie de chercheur sur Wikipédia. L’ensemble, est quoi qu’il en soit, d’une grande richesse pour le chercheur comme pour le pédagogue soucieux de diffuser une image plus réaliste de la discipline.

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