La Guadeloupe est un pays infernal !

« La Guadeloupe est un pays infernal […] Il faut avoir tué père et mère pour y habiter volontairement ». Tels sont les termes aimables en lesquels Eugène Berthot décrit l’île aux belles eaux à son épouse restée en Bourgogne. Polytechnicien natif de Dijon, Berthot est ingénieur des Ponts-et chaussées et c’est à ce titre qu’il séjourne à la Guadeloupe de novembre 1843 à mars 1846. La période est immédiatement postérieure au tremblement de terre de 1843, catastrophe majeure particulièrement médiatisée dans la presse française du temps. Berthot est justement chargé de la reconstruction de routes ou d’églises en un temps qui est celui des lois Mackau (1845) préparant l’abolition.
Cette édition des 72 lettres de Berthot à son épouse est l’œuvre de Jacques Résal, arrière-arrière-petit-fils d’Eugène Berthot, et Claude Thiébaut, venu de l’enseignement des lettres mais qui a beaucoup travaillé et publié sur l’histoire antillaise des années 1840-1890. On lui doit la récente édition critique, des papiers de l’amiral-gouverneur Gourbeyre[Sur les ruines de la Pointe-à-Pitre : chronique du 8 février 1843. Hommage à l’amiral Gourbeyre, édition de textes annotés et présentés par Claude Thiébaut, préface d’Hélène Servant, L’Harmattan, 2008, 2 vol..-> http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2254] qui ouvre une fenêtre sur la gestion et la médiatisation d’une crise humanitaire au XIXe siècle. On lui doit également l’édition de mémoires de békées témoins de la fin de la période esclavagiste[Mémoires de Békées II, Textes établis, présentés et annotés par Henriette Levillain et Claude Thiébaut, L’Harmattan, 2006 -> http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article1660]. L’ouvrage que voici peut être considéré comme la suite du livre consacré à l’amiral Gourbeyre, Berthot étant un protégé de ce gouverneur dont le nom évoque aujourd’hui la commune guadeloupéenne proche de Basse-Terre et accueillant les archives départementales. Cela explique la réutilisation de la même couverture avec Berthot remplaçant Gourbeyre en médaillon. Si Berthot n’a pas passé trois ans pleins en Guadeloupe, le titre choisi par les éditeurs rappelle volontairement un ouvrage publié un demi-siècle plus tard par un vice-recteur de la MartiniqueLouis Garaud, Trois ans à la Martinique, Paris, 1892..

Un appareil critique minutieux

Fruit de la patiente reconstitution des lettres de Berthot à sa femme, cette édition ne se fonde pas sur des originaux mais sur des copies, parfois coupées, réalisées par un petit-fils d’Eugène Berthot, Eugène Résal, décédé en 1938. Les commentaires sont en notes infrapaginales et l’on a ajouté très utilement trois index des noms, des lieux et des thèmes. La liste des thèmes témoigne de la richesse des possibilités d’exploitation d’une source épistolaire dont le contenu dépasse la question de la Guadeloupe et de l’esclavage en renvoyant à des questions de développement, d’analyse des faits sociaux, d’aménagement du territoire ou de gestion des risques majeurs. Onze pages de repères biographiques, une bibliographie et deux cartes complètent ce solide appareil critique.

« C’est dégoutant comme on utilise les esclaves, on les considère absolument comme des bœufs »

Quand on sait combien les visiteurs peuvent se laisser bercer par le discours relativiste des habitantsPropriétaire d’une habitation. Plus petite unité spatiale de l’époque esclavagiste, l’habitation comprend la terre cultivée, la maison des maîtres et le quartier des esclaves ou « rue cases-nègres ». Habitation est le terme le plus approprié pour traduire l’anglais plantation. Aujourd’hui encore, l’insulte « bitako » (équivalence de cul-terreux ou plouc), renvoie à « nèg’bitassion (nègre d’habitation) »., Berthot porte sur l’esclavage un regard sans complaisance. Il écrit un poème abolitionniste et veut enseigner la lecture à un libre de couleur. Il ouvre une souscription pour le rachat d’un esclave, puis plusieurs autres, avec l’idée d’en racheter le plus possible dans le but de les affranchir. Comme d’autres, il est frappé par les rapports complexes entre les composantes socio-raciales de la société d’habitation :

« C’est une chose singulière que la haine qui existe entre les mulâtres et les noirs et entre ces mêmes mulâtres et les blancs […] Les blancs forment ici la noblesse, les noirs le plebs […] qu’on traite absolument comme des chevaux. Or les mulâtres haïssent les noirs parce qu’ils veulent à tout prix renier une si basse origine. Les nègres le leur rendent bien parce qu’ils les considèrent comme des ingrats et ils n’ont pas tort. Les mulâtres haïssent les blancs qui le leur rendent aussi : premièrement parce qu’ils ne voient pas une différence assez notable dans la couleur de leurs peaux pour motiver une exclusion qui leur interdit les alliances et les contacts […]

Le regard d’un esclave sur la catastrophe de 1843 :
« Toujours marcher avec civière pour vider cadavres en mer »

La France louis-philipparde de 1843 fut saturée de récits horribles et souvent de seconde main sur le tremblement de terre de 1843. Ce qu’on y trouve sur les esclaves relève généralement du propos qu’on tient sur son fidèle serviteur ou de la dénonciation d’une race accusée de profiter de la situation de catastrophe. En contrepoint à ces récits douteux, Berthot recueille le témoignage beaucoup plus vraisemblable de l’affranchi Nicolas, un récit créole qu’il transcrit comme un français altéré. Sa vision de l’affranchissement, prélude à l’abolition générale, dépasse d’ailleurs la posture philosophique de salon. Il analyse ainsi l’intérêt pour l’affranchi de disposer d’un pécule quand celui des maîtres est de les en priver afin de pouvoir souligner combien les libres de couleur se montrent prompts aux désordres et au vagabondage.

On accède aisément, avec cet ouvrage, au regard porté sur une société coloniale esclavagiste à la veille de l’abolition par un idéaliste de métropole capable d’imputer l’état moral des esclaves à une origine sociale plutôt que raciale. L’appareil critique contribue à faciliter l’étude d’un corpus relevant autant de l’histoire sociale que de l’histoire culturelle.

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