Le catalogue de l’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse », au musée d’Orsay, a pour objet de saisir comment l’identité noire s’est forgée au fil de l’histoire à travers la représentation des Noirs dans l’art. Ce beau volume donne le ton dans sa première de couverture. Une étude de Chassériau sans fond coloré traverse la page, un corps noir sur fond gris, tandis que surgit en premier plan un poing levé. Le papier écru que constitue l’ouvrage met en valeur les œuvres choisies. Nul doute, Il s’agit là de traiter de la couleur ou de la pigmentation comme l’affirme Pap Ndiaye. Après deux mises au point sur la représentation des Noirs dans l’art et le sujet des titres remaniés des œuvres, le catalogue est rythmé en quatre temps selon une chronologie bien étudiée ; de 1788 à 1848, entre la Révolution française et les deux abolitions de l’esclavage (1794 et 1848 en France) puis de 1848 à 1870, période de conquêtes coloniales, de guerre de sécession et de curiosités d’artistes, de 1870 à 1914 où les modèles et les artistes de couleur sont largement connus et sollicités, et enfin de 1914 à 1953 période où la présence des soldats noirs en Europe venant des colonies ou d’Amérique s’accélère avec les revendications d’après-guerre, le durcissement du discours colonialiste et l’émergence des figures identitaires comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, soutenus par des artistes, Picasso, Man Ray et Michel Leiris, avec l’élaboration du concept de négritude.
Le sujet du modèle noir est tiré de la thèse d’une chercheuse américaine, Denise Murell, interrogeant l’histoire de la modernité à travers le modèle noir. Elle entend montrer comment deux artistes modernes, Manet et Matisse, ont pu porter un regard valorisant sur les femmes noires dans un contexte discriminant et raciste. Le terme « modèle » joue sur la polysémie du mot, une personnalité assumée posant pour des artistes mais aussi la représentation d’homme noir comme un exemple identitaire ou exemplaire (Toussaint l’Ouverture ou Jean-Baptiste Belley). L’histoire rencontre ici l’histoire de l’art pour partager avec un public plus diversifié issu de continents différents, ce qui explique le partenariat avec le Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, centre caribéen d’expression et de mémoire de l’esclavage, où l’exposition s’achèvera.
Qui sont ceux qui ont été peints ou sculptés par les artistes ? Il ne reste souvent qu’un prénom. Aimé Césaire dit que le patronyme est la première chose qui est volé à l’esclave. L’objet d’étude des commissaires a été de documenter les œuvres sur ces modèles dont certaines sources retrouvent la trace. Une réflexion sur la terminologie a conduit les chercheurs à renommer certaines œuvres tout en conservant leur titre historique. Ces changements seront pérennes au nom des points de vue et des réflexions muséaux d’aujourd’hui, le nom historique restant entre crochets, marqueur d’un temps aujourd’hui révolu.

D’où viennent les modèles noirs ? Depuis le XVe siècle, le thème religieux de l’épiphanie inclut Balthazar, le roi venant d’Afrique dans cette conception du monde où seuls trois continents sont connus. Albrecht Dürer, puis Pierre-Paul Rubens présentent de magnifiques mages de couleur admirablement parés dans des tableaux aux projets universalistes de conversion. A Venise, se crée une communauté de personnalités noires venant de l’Empire ottoman. Véronèse utilise les motifs pittoresques de nains, d’Africains et de singes dans ses compositions comme Les noces de Cana. Au XVIIIe siècle, alors que l’esclavagisme connaît son apogée, les sujets de représentation se déplacent. En métropole, les pages noirs sont peints comme des ornements parés de vêtements orientalisants. Libres sur le sol français, ils restent dans la dépendance de leur maître parfois encore dotés de leur collier d’esclave. Antoine Watteau semble montrer une originalité dans Trois études de jeunes hommes, un savoir-faire de coloriste qui joue sur toute la palette de la couleur de la peau noire.
Dans le cadre de la hiérarchie des genres (de la peinture d’histoire au portrait) et de la querelle entre la primauté du dessin ou de la couleur (poussinistes contre rubénistes), le colorisme se croise avec une théorie raciale. Les préconisations académiques des peintres partisans de la couleur devaient répondre à une répartition hiérarchique des figures noires et blanches. La composition devait se penser comme une articulation de la fonction sociale prêtée aux unes et aux autres. Ainsi les théories artistiques se nourrissent des théories raciales contemporaines. Cependant, les modèles noirs se multiplient au moment où l’intensification de l’esclavage est prégnante, vers 1750 et où les esclaves suivent leur maître en France. Ici sont étudiés les deux portraits sculptés de Pigalle qui montrent un entrepreneur en sucre d’Orléans, Aignan-Thomas Desfriches et son domestique de couleur, Paul Zaigre dans des postures d’intimité, à l’exception près de la représentation du collier propre à l’esclave. Même si la noblesse du portrait ressort, « un détail » subsiste pour ne pas le laisser atteindre un statut d’égalité avec le maître.

1788 – 1848
– 1791 : soulèvement des esclaves à Saint-Domingue,
– 1804 : indépendance d’Haïti,
– 1815 : fin officielle de la traite française

La Révolution française et la première abolition permettent la fabrique de portraits d’individus noirs émancipés de la tutelle des blancs. Ainsi faut-il apprécier les portraits de Jean-Baptiste Bellay par Girodet et celui de Madeleine par Guillemine Benoist. Ce dernier tableau est exceptionnel. Il place le portrait d’une femme de couleur, domestique de la famille Benoist, au même plan que des représentations de personnalités en place comme Mme Récamier ou Joséphine. Madeleine défie les conventions par sa couleur, son statut social et son genre. Elle replace l’art dans la politique. A ce moment arrive le concept de modèle noir, un référent naturel, que l’on tente de copier et d’imiter comme l’a été Joseph, modèle de Chassériau et de Géricault.
Olivier Grenouilleau, chercheur sur la traite et la pratique de l’esclavage insiste sur cette révolution méconnue, antérieure aux idées abolitionnistes qu’est la philosophie des lumières. Des prises de conscience de Raynal ou de Jaucourt distillent des aspirations qui seront bloquées par la raison économique et le profit de la traite. Louis-Sébastien Mercier fait paraître en 1770, L’an 2440. Rêve s’il en fut jamais qui parle d’égalité raciale, roman qui a été lu par Girodet. La société des amis des Noirs fondée en 1788 y puise ses références. Elle a pour adhérent l’abbé Grégoire, Brissot, Mirabeau et La Fayette. S’en suit la révolte de Saint-Domingue en 1791, ce qui poussent les Républicains à abolir l’esclavage, acte historique sans précédent puisque « Tout homme sans distinction de couleur sont reconnus citoyen français ».
Ces événements s’associent au tableau de Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue à la convention. Girodet se jette dans la réalisation complexe d’une image double : un hommage à Raynal l’abolitionniste, et l’effigie flamboyante du capitaine Belley vêtu du costume de la Convention. Cette œuvre exposée à l’époque du Directoire montre un homme de compromis, ancien esclave affranchi entrant dans l’armée qui devient propriétaire terrien employant des esclaves. Nouvel élu, il incarne le tournant républicain et le premier dignitaire noir à prendre corps et place dans l’art français. Si célèbre, il finira pourtant sa vie dans les geôles françaises avec Toussaint l’Ouverture, destitué par Napoléon qui rétablit l’esclavage.
Se forge de 1817 à 1830 un art contre l’esclavage. Les nombreux dessins préparatoires de Théodore Géricault pour son Radeau de la « Méduse » montrent les intentions du peintre : dénoncer l’incompétence du capitaine de la frégate royale qui a coûté la vie à 135 personnes, et doter la cause abolitionniste de symboles décisifs en peignant trois noirs survivants (au lieu d’un en réalité). Il choisit ses modèles parmi la communauté noire de Paris dont le célèbre Joseph, un acrobate venu d’Haïti, réclamé par bien des peintres après le succès de l’œuvre et la mort prématurée de Géricault. Correspondant avec la fin de la traite, le tableau devient l’étendard de l’abolition et le reflet des aspirations romantiques pour les libertés individuelles. Parallèlement, la veine du christianisme libéral, républicain ou fraternitaire exerce des pressions qui aboutissent à des textes de lois sur l’amélioration des conditions de vie des esclaves. Le choc visuel des peintures sous la monarchie de Juillet semble l’unique manière de sensibiliser l’opinion.
On a tu longtemps le métissage de l’élève d’Ingres, Théodore Chassériau. Pourtant de Rome, le maître commande à l’élève des croquis pour « un démon du haut de la montagne ». Ingres se tourne tout naturellement vers Chassériau qui produit un corps rebelle montrant une forte charge intime comme le fera à son tour Puvis de Chavannes son épigone ou Briard chargé de L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848, fameux tableau conservé à Versailles.
Les artistes se sont approprié les recherches sur ce qu’on a appelé « le racisme scientifique ». Les mesures du corps (taille du crâne…) pour légitimer une différenciation raciale ont fourni des sujets aux peintres ou aux sculpteurs adhérents ou pas aux théories exposées. Des portraits ethnologiques d’intérêt anthropologique ont été réalisés. Les titres incluent la région originaire du modèle. Apparaît ce qu’on nomme le portrait type insistant sur les vêtements comme Maria l’antillaise sur les photos de Félix Nadar.

1848 – 1870
– 1848 : seconde abolition de l’esclavage
– 1852 : La case de l’oncle Tom
– 1861 – 1865 : la guerre de Sécession
– 1865 : L’Olympia d’Edouard Manet

Juste après la deuxième abolition de l’esclavage, des modèles célèbres apparaissent naturellement. Les Dumas en sont un bon exemple. Dumas est un nom de guerre adopté par le général de la Révolution aux faits fabuleux. Thomas Alexandre Dumas est mulâtre, né à Haïti d’un hobereau normand et d’une esclave noire. A son retour en France, naît son fils, futur écrivain, à une époque où les mariages mixtes sont interdits et où les officiers de couleurs exclus de l’armée. Les Dumas ont-ils été victimes de préjugés de couleur et de racisme ? Le général est plutôt loué pour son corps admirablement bien fait à une époque où c’était un avantage de l’être. Pour le fils dont les écrits ont tant de succès, rien dans sa correspondance ne montre qu’il ait eu à se plaindre ou à se sentir infériorisé. Malgré des écrits calomnieux et des caricatures très ciblées, Alexandre Dumas ne ressent aucune animosité comme le témoignent ses contemporains. Ses engagements aux côtés des défenseurs des droits des Noirs restent même discrets. Une seule de ses œuvres parle de la question raciale, Georges. Situé sur l’île Maurice, ce roman aborde un point biographique relatif à sa « négritude » qui est l’attitude des créoles blancs envers les mulâtres. Admirateur de Lincoln, l’écrivain s’attache plus à dénoncer l’oppression des Blancs qu’à la libération des Noirs. Jeune romantique, il est largement représenté et l’analyse de ses portraits permet d’appréhender la diversité des regards portés sur l’homme noir. Si le portrait peint ou l’estampe atténue les traits « négroïdes », la caricature s’en délecte. Le Dumas des romans feuilletons si célèbres fait les unes des journaux comme le Charivari ou La caricature qui, étroitement surveillés sur le champ politique, se rabattent sur le portrait-charge. Dumas semble une de leur cible favorite. Mais ces dessins font plutôt de la publicité à l’écrivain car ils montrent un personnage excentrique et débonnaire. Cependant, tant caricaturé, Dumas a longtemps été considéré comme un artiste léger et un auteur peu sérieux. Si la photographie de Nadar a pu le desservir en dépassant les convenances, le dernier portrait de 1859 montre un homme attachant qui a pu faire de lui « l’écrivain le plus mystérieux du XIXe siècle », selon Pietro Citari.

« Olympia » du salon, de la guerre de Sécession au contexte parisien, Laure modèle du Paris noir
Roman anti-esclavagiste, La case de l’oncle Tom connaît un succès très important en Europe encouragé par les abolitionnistes américains. Le roman est adapté de nombreuses fois au théâtre, ce qui ravive un répertoire dans les arts dans une veine sentimentale et altruiste. Des critiques d’art insistent sur la nature édifiante des images. Les œuvres de François-Auguste Briard montrent au salon des scènes monumentales et réalistes du traitement des esclaves en Amérique où il a effectué un voyage. Il s’est déjà illustré dans l’imposant L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848 présenté au salon de 1849, par sa composition et le couple de Noirs enlacés. Les œuvres font écho à la guerre de Sécession qui sévit en Amérique et qui passionne en Europe. Les sculpteurs reprennent les thèmes noirs à la mode. Le sculpteur Louis-Joseph Leboeuf proche de Gustave Moreau se distingue par son Spartacus noir en plâtre blanc, figure emblématique de l’anti-esclavagisme, les liens de captif à ses pieds. D’autres utilisent une allégorie apaisée comme le « Aimez-vous les uns les autres » de Charles Cordier où un enfant blanc et un enfant noir s’embrassent.
Quand Manet présente en 1865 l’Olympia, il est déjà connu pour ses idées anti-bonapartistes et son intérêt pour la guerre de Sécession. S’il ne fait jamais référence à l’esclavage dans son œuvre, l’emploi de Noirs affranchis dans ses compositions indique leur place à Paris. A 16 ans, l’artiste est parti au Brésil où il a pu observer un marché aux esclaves. 15 ans plus tard, Manet emploie, Laure son modèle noir dans l’Olympia. Peu de commentaires ont été faits sur cette servante noire porteuse d’un large bouquet de fleurs. Le tableau est saturé de référence du Titien, d’Ingres et des orientalistes. Le peintre feint d’utiliser des codes convenus en les subvertissant. Ici pas de sensualité mais une femme affichée entretenue. Elle a une servante personnelle et un bouquet offert par son galant. Avoir une domestique de couleur signifie une belle réussite sociale. L’artiste représente donc une certaine bourgeoisie, et c’est ce qui fait scandale. Cependant Manet semble plus s’intéresser au sort de la femme noire soumise qu’à la prostituée, en dénonçant le sort des affranchis. Il évite les connotations exotiques (pas de poitrine dénudée). Il habille Laure d’une robe à l’européenne associée à un léger turban renvoyant une image réaliste et pragmatique.
L’artiste vit au Nord de Paris dans des quartiers nouvellement reconstruits où la présence de population noire est prégnante depuis l’abolition. Les carnets de Manet nous apprennent que Laure habitait juste en-dessous de la place de Clichy, proche de la rue de Dumas père. Denise Murell pense qu’elle pouvait être modiste à façon ou lingère tout en ayant accepté d’être modèle pour Manet. Les artistes modernes comme Renoir, Monet, Bazille se retrouvent dans des cafés et cabarets proches du boulevard Hausmann tandis que les photographes se plaisent à saisir la diversité parisienne avec de véritables galeries de portraits comme les nounous des familles bourgeoises. On voit apparaître des représentations d’une nouvelle réalité sociale au sein de la société française.

1870 – 1914
– 1877 : premier zoo humain parisien
– 1891 : Gauguin à Tahiti
– 1895 : création de l’Afrique occidentale française
– 1907 : Picasso s’inspire de l’Afrique

Dans les milieux artistiques de la fin du XIXe et au tournant du XXe, existent de nombreux modèles noirs qui fréquentent des artistes différents pour des scènes de harems, des genres allégoriques ou des sujets « modernes » comme Manet ou Géricault. Pourtant le fait de peindre un modèle noir constitue un écart vis-à-vis des normes enseignées à l’Ecole des Beaux-arts, qui se réfère aux canons antiques notamment la blancheur des carnations et remet en cause l’existence d’une forme de beauté unique et absolue. Les sculpteurs utilisent le matériau pour rendre la couleur. Delacroix et Ingres cherchent à traduire le caractère des êtres, son individualité au-delà des traits génériques supposés de la « race ». Peindre un modèle noir offre de nouvelles possibilités d’étudier les effets de la lumière sur le corps, le modelé, le rapport entre la figure et le fond, les contrastes entre la peau et les habits… Pourtant les sources renseignent peu sur les modèles sauf des exceptions comme Joseph ou Laure déjà décrite. Il faut rappeler que les appeler par leur seul prénom, renvoie les modèles noirs à l’ancienne condition d’esclaves privés de patronyme ou l’emploi de surnom qui renvoie aux maisons closes. Le prénom peut venir de la littérature comme Scipion peint par Cézanne que l’on retrouve dans La case de l’oncle Tom. Un corpus de modèles a pu être élaboré grâce aux archives de l’école des Beaux-Arts avec des cahiers de présence qui montrent leur longévité dans le métier, leurs caractéristiques physiques, leur adresse, et les salaires qui sont les mêmes en fonction du genre et de la couleur de peau. On a aussi des « photos de classe » avec les élèves, les modèles et les professeurs. Une étude cartographique montre la concentration des modèles noirs dans certains quartiers de la capitale souvent de milieux ouvriers.
Les arts du spectacle offrent aux affranchis une possibilité de se mettre en scène en dehors des conventions. Le cirque recherche l’insolite et l’exotisme. Après l’abolition, la colonisation s’étend et la chasse « au bon sauvage » se pratique comme celle d’animaux sauvages. Certains artistes noirs, acrobates ou dompteurs se produisent devant une élite blanche enivrée d’exotisme. Delmonico, dompteur de fauves, se présente au Cristal Palace puis aux Folies Bergères. Paris découvre des affiches où est mis en valeur un artiste noir dont la couleur de peau n’est pas un maquillage. Des femmes s’illustrent par leur force, à l’égal des hommes comme miss Lala dépeinte par Degas au cirque Fernando. Comment ne pas évoquer Chocolat, dont le rôle est calqué sur « l’idiot du village ». Selon Félix Potin, Chocolat est « battu mais content ». Ces termes du contrat allient Rafael, l’auguste Chocolat d’origine cubaine, à son tyrannique partenaire Footitt qui légitime le principe éternel de la comédie à claques. L’apparente imbécillité qui fonde le jeu de l’auguste serait justifiée par la couleur de peau de son partenaire. Le duo devient très célèbre jouant sur les multiples ressources du clown noir, la danse, la pantomime et les acrobaties. Au même titre que Sarah Bernhardt, ils feront partie de ces vedettes immortalisés dans des courts métrages cinématographiques.

1914 – 1953
– 1914 : Blaise Daigne, député de Saint-Louis du Sénégal / Mobilisation des tirailleurs sénégalaises
– 1918 : le jazz en France
– 1925 : La Revue nègre
– 1931 : l’exposition coloniale
– 1934 : L’Afrique fantôme de Michel Leiris
– 1940 : le mythe de la « honte noire » entretenu par les nazis

L’Atlantique noir, les Afro-descendants prennent la parole
La notion d’Atlantique noir est inventée par Paul Gilroy en 1993. L’idée est d’étudier les phénomènes « raciaux » sur une région du monde. Les circulations, les résistances et les luttes se pensent au-delà des frontières. Le commerce triangulaire et les migrations qui en découlent se traduisent par l’émergence progressive de ce que Gilroy appelle « la double conscience noire », l’américanité et la négritude.
La Grande Guerre est un tournant décisif car elle occasionne l’arrivée de 189 000 tirailleurs africains et de 200 000 soldats noirs américains. Après la surprise (beaucoup de Français n’avaient jamais vu de Noirs), ces hommes voient une France métropolitaine où ne règne aucune ségrégation. Africains et américains noirs se retrouvent et échangent. De retour au pays, l’accueil est bien différent mais le militantisme noir se construit. Certains Noirs réussissent à rester en Grande Bretagne ou dans l’hexagone. Ainsi des solidarités s’établissent et le premier Congrès panafricain se réunit en février 1919 sous la présidence de Blaise Diagne, ouvrant la voie aux futurs mouvements panafricains. Entre 1920 et 1930, une multitude d’associations noires avec différentes orientations politiques et leurs journaux apparaissent. A Montmartre baptisée « Harlem français », il se forge « une diaspora noire » basée dans un Paris où émerge le jazz. Duke Ellington et Louis Armstrong viennent enregistrer dans la capitale lors de la grande dépression. Le spectacle de La Revue nègre, au théâtre des Champs-Elysées accueille de nombreux artistes de jazz américain en quête de bons cachets et d’une vie plus libre, comme Sidney Bechet ou Joséphine Baker. Cette dernière, icône noire, utilise tous les poncifs de l’époque tout en s’en moquant avec ses grimaces et ses yeux qui louchent. Elle utilise la caricature pour renverser le regard et en faire une arme pour l’émancipation.
Née dans la diaspora noire, la négritude est un mouvement culturel et intellectuel qui cherche à exprimer ce qu’est être noir dans le monde moderne. Le terme est utilisé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, puis redéfini par Jean-Paul Sartre après 1945. Il s’agit donc d’un mouvement identitaire de valorisation des cultures afro-antillaises, une résistance à l’assimilation.

Du modèle noir aux voix noires : ethnologie, surréalisme et négritude
Dans les années 30, une rupture s’établit dans le rapport des artistes européens aux modèles noirs. La fascination de « l’objet noir » est remplacée par l’attrait d’un sujet qui s’exprime. Le corps s’anime avec le jazz et les revues “ nègres ” mais la présence des Noirs induit un refus d’être enfermé dans des stéréotypes comme l’exprime Aimé Césaire dans son recueil Pigments qui apparaît comme l’ouvrage inaugural de la négritude. Le poète dénonce l’éventail des rôles assignés aux Noirs par la pigmentation de leur peau. En arguant qu’il n’y a pas de nature noire mais des cultures noires, il rejoint les ethnologues du Trocadéro qui rejettent l’esthétisme sur la chose noire et la valeur d’usage d’objets que le marché et le regard occidental ont détourné pour leur beauté. De 1931 à 1933, la mission Dakar-Djibouti dirigée par Marcel Griaule entend renseigner la vie sociale des groupes africains. Autour de Georges Bataille, des savants, des ethnologues, des artistes d’avant-garde s’interrogent sur la notion de beau. Au musée, les objets sont présentés avec des photos et des enregistrements sonores qui montrent les usages des populations qui les utilisent. Mais l’ethnologie n’est pas un soutien précoce à l’affirmation des cultures noires. Le musée du Trocadéro participe activement à l’exposition coloniale de 1931. La mission de Griaule en est son prolongement. Elle s’autorise à « prélever des objets d’intérêt » et reviendra avec un butin. Ainsi, ces ethnologues se méfient des Noirs « évolués » instruits en métropole car ils ne veulent pas reconnaître une modernité noire. Si Michel Leiris s’intéresse au jazz, c’est pour y voir une primitivité africaine. La mission de Griaule en est son prolongement.
Le lien entre les avant-gardes et la culture noire se fera par le surréalisme. Les jeunes écrivains martiniquais lient leur devenir à ce courant lors d’une rencontre fondatrice à Fort-de-France, en avril 1941, entre André Breton et Aimé Césaire. Le rejet de l’idéal civilisateur européen et l’intérêt pour les productions plastiques non européennes les unissent. Mais la négritude n’est pas un mouvement plastique, car elle valorise la poésie qui est une question d’expérience qui libère. La représentation du « modèle noir » reste trop liée à la vision européenne d’un assujetti sans parole.

La femme noire dans l’art de Matisse et la Harlem Renaissance
Matisse a répondu à Baudelaire par une quête perpétuelle, réelle ou imaginaire, de l’idylle lointaine d’une vie où tout n’est que « luxe, calme et volupté ». L’artiste peint des « orientales » sous les traits d’un masque primitif, style qui aboutit à la modernité. Dans Aïcha et Lorette peint en 1917, conservé dans une collection particulière, on observe la frontalité des deux femmes assises ensemble, une blanche et une noire. Ici Matisse crée une équivalence picturale jamais encore abordée entre les modèles. Puis le peintre se lance dans l’illustration des Fleurs du mal dans ses années de guerre où il s’est exilé à Vence. On voit des résonances entre la « Malabaraise » de Baudelaire et Laure de l’Olympia. Il la représente dans un mode du XXe siècle avec beaucoup d’espace blanc ce qui témoigne de son passage de l’image traditionnelle de la femme noire à la ligne synthétique et innovante, où les traits du modèle ne sont pas reproduits mais désignés, en formant un visage de masque qui renvoie à l’art africain. Des sources récentes montrent que Matisse a fait plusieurs voyages à New-York et qu’il s’est intéressé au jazz et à la danse noire grâce à des contacts avec le mouvement de la Harlem Renaissance d’où il tire ses inspirations.

« Olympia » II, III, IV … Noire et blanche
Il s’agit de repérer les relectures du tableau de Manet, jalon de l’art moderne comme la copie de Gauguin et les Odalisques de Matisse. Citons l’exemple de l’Olympia de l’artiste Pop Larry Rivers, conservée au MNAM, tirée de I like Olympia in black Face, œuvre en 3 D, qui joue sur l’inversion du blanc et du noir et le dédoublement des personnages, du chat et du bouquet.

Corps noir et regard blanc.
Pas de thème dans les expositions sur le corps blanc qui est le corps « normal » tandis que le modèle noir est un sujet inventé, construit, vu par le regard blanc. Au XIXe siècle, le modèle noir est montré, dominé, exploité ou exhibé, souvent appréhendé par des sentiments de domination et de fascination. Seuls les Blancs voient les Noirs de couleur noire. Cette dernière n’est pas neutre, elle fait sens. Elle est souvent associée à la nudité, reflet du rôle que l’Occident assigne aux autres continents. Lilian Thuram et Pascal Blanchard réfléchissent en conclusion sur l’histoire et se posent la question de la perception aujourd’hui du corps noir. Bien des Noirs veulent ressembler aux Blancs (peau blanchie, cheveux défrisés, aux Antilles, on parle de peau chapée, autrement dit échappée du noir). Tous les tableaux de l’exposition présentent des Noirs et non des hommes et des femmes vivant avec des Blancs. Ces œuvres auraient dû être associées à toutes les images de « bons sauvages » qui circulent avec elles, dans les expositions coloniales, les zoos humains. Les artistes les représentent comme s’ils étaient identiques. C’est ainsi que l’on invente la musique noire, la pensée noire, et le modèle noir… Le corps noir est toujours un archétype. Les auteurs pensent que cette exposition nous oblige à prendre conscience du peu de changements qui affectent le statut des Noirs. Nous commençons à peine à décoloniser les imaginaires. Toutes les images doivent être montrées pour déconstruire, sinon le changement de regard est impossible.

Cet ouvrage offre une série d’essais sur la représentation des Noirs dans des œuvres majeures de la période concernée. Il cherche à saisir la construction des images. Ainsi il rend compte des dernières réflexions sur la complexité du XIXe siècle entre l’époque glorieuse des abolitions et la caution pseudo-scientifique du racisme et de ses conséquences.