Comment un Grec de l’Antiquité voyait-il la Terre et plus généralement le monde ? La réponse est complexe tant elle évolue d’Homère à Alexandre, et elle peut être bien différente lorsque l’on confronte la vision des savants à celle du peuple. C’est pourtant le défi qu’a relevé avec brio, Danielle Jouanna, professeure agrégée de lettres classiques, dans son dernier ouvrage, Le Monde comme le voyaient les Grecs, paru aux éditions des Belles Lettres. Le thème central de ce travail concerne les représentations, c’est-à-dire la vision que les anciens Grecs pouvaient avoir de la Grèce et du monde. L’ouvrage est découpé en trois grandes parties chronologiques, un choix judicieux tant les mentalités et les représentations évoluent dans le temps. De même, chaque partie est divisée en chapitres ce qui permet de distinguer les différentes perceptions du monde entre les savants, au sens large du terme, et le reste de la population, que celle-ci appartienne à l’élite ou non. Ainsi, D. Jouanna aborde dans son récit bien d’autres thématiques comme la mythologie, la science, la cartographie ou encore les explorations.

La première partie expose l’image du monde que se faisaient les Grecs jusqu’à Homère. Il s’agit avant tout d’un monde vu de près, car la population grecque dans sa grande majorité n’a d’autre représentation que celle du quotidien, que ce soit pour le paysan, le marin ou encore l’artisan. D’une manière générale, un grec pré-homérique a quelques certitudes. Pour lui le ciel ressemble à une cloche renversée, et les étoiles sont accrochées sur ses parois. Seuls quelques éléments dont les planètes font partie, se trouvent sur une bande zodiacale qui se déplace. Il n’existe alors rien au-delà de ce ciel étoilé. La Terre quant à elle est ronde et plate, coiffée par la voute. La partie terrestre prend la forme d’une île entourée de mers infranchissables.
Les Grecs de l’époque archaïque ont cherché à expliquer le monde grâce à la mythologie. Ainsi ils tentent de comprendre la création de la Terre et des dieux. Deux types de récits expliquent la création du monde, les poèmes d’Hésiode et les Hymnes orphiques. Ces textes racontent la création des hommes et leurs liens avec les dieux. Une grande partie de la population grecque avait connaissance de ces mythes car les aèdes, en se déplaçant de palais en palais, faisaient des haltes dans les villages pour conter les poèmes.
Le bassin oriental de la Méditerranée est plutôt bien connu de la population grâce aux voyageurs et commerçants crétois, égyptiens, éthiopiens ou encore phéniciens. Au contraire, la Méditerranée parcourue par Ulysse est plus mystérieuse. Cet espace, qui correspond approximativement à la Méditerranée occidentale, est peuplé de monstres et de merveilles. Il est imaginé comme un espace irréel et inaccessible pour la grande majorité des Grecs où seuls les héros tels Héraclès ou Jason s’aventurent. Dans ces espaces il n’est pas rare de rencontrer des divinités que ce soit de grands dieux comme Poséidon ou des divinités mineures comme Calypso. On peut également y rencontrer des magiciennes comme Circé ou des êtres monstrueux tels les cyclopes.

La deuxième partie couvre une période allant du VIIe siècle au IVe siècle avant notre ère, au cours de laquelle de véritables transformations se sont opérées dans la vision du monde. D. Jouanna montre que ces évolutions découlent de l’apparition des recherches philosophiques, du début de la diaspora grecque et du développement des trafics commerciaux.
Tout d’abord l’autrice nous présente le monde vu par les « philosophes ». Ce terme est à prendre dans son sens archaïque, c’est-à-dire que les philosophes sont avant tout des hommes de science. Une nouvelle vision du monde apparaît au travers du macrocosme avec l’étude de la cosmologie aux VIe-Ve siècles avant notre ère. Les chercheurs développent une véritable capacité d’abstraction. Certains ont, semble-t-il, la conviction que le monde obéit à des règles rationnelles, indépendantes de toute volonté divine. Pour ces philosophes, l’esprit humain est capable de comprendre ces règles. Les premiers savants ont donc observé la nature pour expliquer l’apparition et le fonctionnement des étoiles, des planètes mais essentiellement de tout ce qui existe sur Terre. Pour apporter leurs explications, ces savants ont privilégiés, les quatre éléments (air, terre, eau, feu). Une divergence apparaît toutefois entre eux, car les pluralistes pensent que les quatre éléments sont à l’origine du monde alors que les monistes pensent qu’un seul a suffi (sans que ce soit le même pour les uns et les autres). Concernant la Terre les savants se posent principalement trois questions sur sa forme, ses mouvements et sa place dans l’univers. La majorité des savants pense que la Terre est plate et ronde avec une surface convexe et une épaisseur variable d’un penseur à un autre. Cette représentation est durablement ancrée dans l’imaginaire grec. Cependant, au cours de la période la sphéricité de la Terre fait son apparition. Aristote ira même jusqu’à se demander si en partant des colonnes d’Héraklès, il ne serait pas possible en navigant vers l’ouest de rejoindre l’Inde. Toutefois, ces savants ne doutent pas de l’immobilité de la Terre, ainsi que de sa position centrale dans l’univers. Dans la mentalité populaire, il y a, à l’inverse des philosophes, le besoin de croire à la place et au rôle des dieux dans la création du monde. Ainsi les procès pour impiété se multiplient à l’encontre des savants notamment à Athènes aux Ve et IVe siècles.
Les connaissances du monde sont renforcées grâce aux découvertes liées aux voyages de colonisation. Cependant, ces derniers se font essentiellement sur les rivages nord de la Méditerranée. Les explorateurs ont également joué un rôle important, et particulièrement au-delà des colonnes d’Héraklès. Ces voyages sont souvent le fait de Phéniciens, de Carthaginois ou de Grecs de Massalia. Certains d’entre eux ont pris la direction de l’Atlantique nord vers les îles britanniques, d’autres sont allés explorer les côtes africaines jusqu’au fleuve Sénégal.
La représentation du « monde tout entier » est également une évolution de la période. La première carte du monde connue est attribuée à Anaximandre de Milet, certainement par Hécatée. Toutefois, cette carte ne nous est pas parvenue. À l’époque d’Hérodote, il existait une véritable tradition cartographique prétendant représenter la Terre toute entière, dont certaines cartes pouvaient être très détaillées. Celles-ci étaient connues de la population ce qui permettait d’avoir une vision du monde bien différente de l’époque d’Homère. Il est probable que pour les Grecs de l’époque classique il n’existait que deux continents : l’Europe et l’Asie organisés en symétrie. La tentation est grande de placer la Grèce au centre de de la carte. Déjà la mythologie faisait de Delphes l’omphalos, le nombril du monde. Les guerres médiques ont davantage ancré dans les esprits la volonté de faire de la Grèce, et particulièrement d’Athènes, le centre de l’univers.
Finalement, la représentation du monde a beaucoup évolué mais reste encore très simpliste car elle a du mal à s’affranchir des stéréotypes des temps homériques.

Dans la dernière partie, D. Jouanna explique comment le regard sur le monde se transforme et remet en question des grandes théories qui avaient cours durant la période précédente. Ce sont tout d’abord les expéditions qui modifient la vision des Grecs sur le monde. Vers 330 avant notre ère, Pythias, un explorateur massaliote fait voile vers l’Ouest et le grand Nord, vers les îles britanniques et peut-être même vers le cercle polaire. Il découvre le phénomène des marées qu’il explique par l’influence de la Lune. Cependant, tous les savants comme Polybe ou Strabon ne sont pas convaincus de la véracité de cette exploration qui est défendue par Eratosthène, Hipparque, Posidonios ou encore Ptolémée. Après Pythéas, nous n’avons pas connaissance de nouvelle exploration vers l’ouest. D’ailleurs pour Polybe les voyages dans cette direction manquent d’intérêts. C’est surtout l’expédition d’Alexandre vers l’Est qui modifie radicalement l’image du monde. La Méditerranée n’apparaît plus comme le noyau du monde. L’Europe est mieux connue alors que l’Asie est un contenu redevenu mystérieux, car s’étendant bien au-delà de la Perse.
Les différentes découvertes permettent aux savants de la période hellénistique de renouveler leurs questionnements, notamment l’interrogation posée entre géocentrisme ou héliocentrisme dans l’univers. D’ailleurs, à partir de cette période, l’univers est vu comme une sphère dont peu de savants cherchent à savoir ce qu’il y a au-delà. Le grand astronome Aristaque de Samos soutenait que le Soleil était beaucoup plus gros que la Terre et donc que celle-ci tournait autour de lui. De plus il faisait l’hypothèse d’une Terre qui tournait également sur elle-même. Ces théories sont unanimement rejetées. On lui fait le reproche de s’attaquer aux thèses d’Aristote. Plus généralement, les savants pensent que la Terre a la forme d’une sphère et se compose de cinq parties : une bande équatoriale au centre, deux zones tempérées de part et d’autre et deux zones glaciales aux extrémités de la sphère. Seules les zones tempérées sont habitables pour ces savants. Par conséquent, certains émettent l’hypothèse que des hommes vivent dans la zone tempérée de l’hémisphère sud, mais les géographes ne s’intéressent qu’à l’hémisphère nord. Au fil du temps, l’espace habité tend donc à diminuer. La plupart des géographes s’appliquent alors à dessiner des cartes mais uniquement de l’écoumène pour éviter les débats sur les zones inconnues de la Terre. C’est le cas de la carte d’Eratosthène qui fait autorité jusqu’au IIe siècle de notre ère avec la réalisation de la carte de Ptolémée.
À l’époque hellénistique, la Terre était vue encore largement par l’opinion publique comme un disque avec une organisation binaire de la partie terrestre. Toutefois, un troisième continent, l’Afrique, commence peu à peu à exister dans l’esprit de la population à la fin de la période, suite aux circonstances politiques, notamment les guerres entre Rome et Carthage.

Au final, le travail de D. Jouanna est très agréable à lire. Des cartes accompagnent les propos de l’autrice et permettent une bonne compréhension des représentations cartographiques imaginées par les philosophes. L’ouvrage est accompagné d’une liste des savants ainsi que des sources géographiques citées dans le texte et d’une bibliographie sélective mais néanmoins précieuse pour approfondir certaines questions posées.