Hervé INGLEBERT, Le Monde, L’Histoire ; essai sur les histoires universelles, PUF, 2014,1237 pages, 29 euros.

Voici un livre comme on en lit peu, dont on ne se lasse jamais et que l’on dévore page à page avec la soif d’en découvrir davantage. Cet essai, cette histoire, cette réflexion est à la fois passionnante et instructive. Qu’est-ce qu’une histoire universelle ? Est-il possible (aujourd’hui) d’en écrire une ? Si oui, comment ? C’est déjà la question que posait en 1789 Schiller, celle à laquelle il répondait que l’Histoire permet de comprendre le monde c’est-à-dire le sien. En effet, l’Histoire universelle est chrono-centrée sur son époque de rédaction. Elle a donc une finalité d’action. L’Histoire contemporaine est ainsi de tout temps. Ainsi chacun ne connaît que son monde du jour, pensant par de-là la conception qu’il se fait de lui-même et de sa propre histoire, la croyant naturelle et normale, alors qu’elle n’est que temporaire et singulière. Chrono-centrée, réalisée par des Européens, une histoire universelle ne serait-elle pas également, sous couvert de mondialisation, euro-centrée ?
Comment rédiger une histoire universelle ? Suffit-il d’accumuler des connaissances sur le passé pour l’appréhender ? Il faut apprendre un certain nombre de faits bien éloignés dans le temps et dans l’espace, étrangers à notre propre conception du monde ; comprendre ensuite que ces éléments (qui aujourd’hui peuvent paraître surprenants) étaient cohérents dans leur société; réfléchir par contraste sur la validité de notre propre modèle et enfin penser comment nous pouvons tenter de concevoir cette altérité. Dans ce travail deux aspects sont ainsi essentiels. Le premier est méthodologique c’est celui de la continuité du récit (Comment alors concilier la longue durée de Fernand Braudel et les ruptures de Michel Foucault) ; le second est épistémologique : qu’est-ce qu’une histoire universelle ? De fait, à quoi renvoient les dénominations « histoire universelle », « histoire générale », « histoire mondiale », « histoire globale », « histoire totale » et même « histoire parfaite » à la fin du XVIe siècle ? Hervé Inglebert met en exergue l’ambiguïté de l’expression « histoire globale » qui change de sens à partir du moment où on s’en sert pour traduire global history. Encore faut-il différencier globalisation et mondialisation, ce qui se trouvait déjà chez Polybe !
C’est aux racines de ces histoires que nous entraine l’auteur, une « enquête » au sens grec de découverte de ce qui fut, au sens latin c’est-à-dire la narration des choses du passé en un récit continu, en un autre sens visant à une signification précise permettant une compréhension d’une situation spatio-temporelles à tout ce qui a eu lieu. Cette enquête est riche en rebondissements car les termes utilisés le sont parfois pour des raisons politiques et évoluent donc en fonction des régimes : ainsi en Allemagne Universalhistorie est remplacée par allgemeine Geschichte puis vient la Weltgeschichte parallèlement à l’avènement de la Weltpolitik. De même les termes utilisés en France et en Angleterre ont eux aussi été amené à évoluer.

Recouvrent-ils les mêmes champs ? L’écriture de l’Histoire a longtemps été liée à la rhétorique, discipline qui n’est plus enseignée depuis bien des années déjà. Aujourd’hui, le plus souvent n’est-ce pas les facteurs commerciaux et non plus culturels qui influencent le choix de tel ou tel vocable ?
L’Histoire n’est plus celle des peuples mais celle des espaces. Le raisonnement est géographique là où jadis il était ethnographique. Aujourd’hui la deuxième guerre punique oppose ainsi Rome à Carthage là où, dans l’Antiquité, la guerre d’Hannibal opposait le Sénat et le peuple romain à la république des Carthaginois. De même la géographie antique ne se souciait guère de géographie physique. La description d’un territoire valait surtout par les hommes et les richesses que l’on y trouvait ! Quant aux façons de dater et de compter la durée, elles présentent elles aussi bien des différences y compris encore de nos jours ! Comment alors placer un événement dans une histoire mondiale sur une échelle chronologique commune à tous ? Et qu’est-ce que le présent ?

Aujourd’hui où certains ont tendance à confondre journalistes et historiens, aujourd’hui où ils s’interrogent sur l’utilité de l’Histoire comme discipline, aujourd’hui où ils voudraient réduire l’Histoire à celle de l’immédiateté, aujourd’hui où d’autres, profitant de cette inconséquence, reprennent par bribes des éléments mal compris et mal digérés des époques antiques et médiévales de moins en moins étudiées, les instrumentalisent et construisent des idéologies faisant table rase de tout ce qui est autre, la réflexion d’Hervé Inglebert est essentielle. La façon dont il aborde le rapport aux sources, le traitement de l’information, la conception de la totalité du passé, le schéma de compréhension de cette totalité sans pour autant écrire d’histoire universelle. Chaque matrice d’histoire universelle renvoie à un contexte historique particulier même si tout un chacun un trouve un sentiment de continuité. Le monde est plus complexe que sa capacité à le comprendre. De tout temps il y a eu prédominance du temps présent dans l’histoire universelle ceci explique certains de nos a priori actuels. Notre propre présent est dominé par l’idée d’un monde global, d’une mondialisation des échanges économiques, d’une uniformisation mais l’histoire universelle est aussi l’héritage de ce que chacun des peuples apporte et qu’il confond à la vision, à la représentation qu’il en a.

On l’aura compris ce n’est pas seulement un livre d’Histoire, mais une réflexion à la fois historique, géographique, philosophique. C’est en humaniste au sens historique du terme que Hervé Inglebert maîtrise et expose son sujet. Il nous offre là une œuvre essentielle non seulement pour tout étudiant en Histoire (notamment ceux qui préparent le CAPES et l’Agrégation), pour tout professeur et d’une manière plus générale tout un chacun car il s’agit bien d’un ouvrage pour apprendre au sens étymologique du terme, un ouvrage pour réfléchir. L’auteur invite les historiens à être « des arpenteurs du temps », quant à nous nous enjoignons tous les lecteurs à arpenter ce livre, à le lire et le relire dans tous les sens, de la première à la dernière page, à y revenir sans compter. Un ouvrage intelligent, brillant, captivant !

Véronique GRANDPIERRE