Sur une trame chronologique, Maggy Bieulac Scott retrace l’histoire des relations des Français à cette denrée particulière qu’est le fromage, sur 2 000 ans depuis les premières mentions dans les sources. Elle situe les fromages dans les contextes économiques, sociaux, politiques de leur fabrication comme de leur consommation. Son étude s’appuie sur son expérience professionnelle De 1991 à 2011, elle a été chargée de documenter et valoriser le capital socio-culturel du lait et des produits laitiers pour le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière. Responsable de l’OCHA, l’Observatoire Cidil de l’Harmonie Alimentaire, elle a organisé de nombreuses expositions scientifiques ou culturelles, comme Le Lait La Vie (à la Cité des sciences), Les Routes du Lait, Métamorphoses du Lait ou Portraits de Femmes, Portraits de Fermes. Elle a coordonné le colloque Cultures des laits du monde au Muséum national d’histoire naturelle à Paris.au service de l‘économie laitière.

De la préhistoire au Moyen Age

Avant les premières traces écrites grecques ou romaines, l’archéologie atteste d’une transformation du lait dès le néolithique.

L’autrice concentre son étude sur la période gauloise, ou plutôt gallo-romaine. Rome importait des fromages gaulois. Si le fromage de Nîmes, cité par Pline, n’est peut-être pas, comme le voudrait la légende, le roquefort, il est, par contre, certain que des fromages, difficiles à définir, franchissaient les Alpes.

Sans doute influencée par ses origines aveyronnaises, l’autrice fait une grande place aux fromages auvergnats. Différentes légendes locales attachent tel ou tel fromage à un personnage historique, comme Charlemagne, ou à un épisode qui expliquerait la genèse d’un fromage particulierLe berger amoureux, le caillé de brebis, les moisissures du croûton de pain qui seraient à l’origine du roquefort.

À partir du XIe siècle, des textes plus abondants nous renseignent sur les dîmes fromagères et les techniques laitières. L’exemple de Guillaume de Murol, un seigneur auvergnat, au début du XVe siècle montre que le fromage était un aliment essentiel de la maisonnée. Sa consommation est évaluée, à partir des livres de compte, à 25kg/personne/an.

À la même époque le Journal d’un bourgeois de ParisÉdité par Colette Beaune en 1990 à la Librairie Générale Française témoigne de la variété des fromages et de la fluctuation des prix. Consommé à la fois par les paysans et par les élites, le fromage est un ingrédient des soupes, des tourtes…

Le premier ouvrage consacré aux fromages, Summa Lacticiniorum, date de 1477, il est rédigé par un médecin de la cour de Savoie, Pantaleone da Confianza. L’auteur décrit minutieusement les fromages goûtés lors de ses voyagesCarte des fromages connus à la fin du XVe siècle, p. 73.

De la Renaissance aux années 1800

C’est le moment où se différencient les fromages « domestiques » Notamment les fromages « à la pie », faits à partir du petit-lait, sous-produit du beurre, aujourd’hui appelés sérac en Savoie, ricotta en Italie et ceux destinés au commerce. Les textes deviennent précis sur la qualité du lait, les techniques de caillage et d’affinage.

Les écrits comme ceux d’Olivier de Serres, Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs ou de Jacques Savary des Brûlons, Dictionnaire universel du commerce, présentent les fromages de commerce. L’autrice propose un vaste voyage dans les provinces françaises au XVIIIe siècle à la découverte de leurs spécialités fromagères à pâte persillée (roquefort…), à pâte pressée (laguiole…), à pâte lavée (munster…), de vache, de chèvre ou de brebis.

Un chapitre est consacré au « grand commerce » en Auvergne et en Franche-Comté et à la question de la conservation. Le développement des gruyères français est issu des pratiques suisses nées à la fin du XVe siècle. Le développement de ces fromages (comté, beaufort…) est lié à celui de la pratique des alpages et à l’apparition des « fruitières »Associations coopératives du travail du lait.

Qui dit commerce, dit fiscalité, la Franche-ComtéAnnexée en 1678 garde ses taxes douanières de « province réputée étrangère », ce qui limite ses possibilités commerciales.

À la fin du XVIIIe siècleCarte des fromages connus à la fin du XVIIIe siècle, p. 141, le fromage entre dans les écrits de gastronomie avec Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière.

De la Révolution aux années 1950

Ce siècle et demi est caractérisé par des innovations techniques, l’apparition de nouveaux fromages, mais aussi l’exode rural.

Dès le XIXe siècle, dans le Cantal, la Société d’agriculture cherche à expérimenter des techniques pour une meilleure conservation des fromages, à la recherche d’une meilleure hygiène, d’une fabrication mieux maîtrisée. En 1930, une École nationale d’industrie laitière est créée, à Aurillac.

Si le Tour de France par deux enfants (1877) fait la promotion de la fruitière, il n’évoque pas la concurrence franco-suisse à propos des gruyères.

La recherche de la qualité et de la spécificité d’un terroir débouche sur l’idée de la protection de l’authenticité et de l’origine.

L’autrice montre le rôle de quelques grands entrepreneurs. Elle détaille l’histoire du camembert et la construction du « mythe Marie Harel ». Au fil des pages, on rencontre ainsi les noms d’Antoine Roussel (bleu d’Auvergne), Étienne Coupiac (roquefort société) ou Léon Bel (la « Vache Qui Rit »). Ce sont les débuts de l’industrie laitière, soutenue par les progrès scientifiques (Pasteur, Duclaux).

La consommation évolue et une distinction ville-campagne apparaît. Dans les montagnes, on consomme le fromage frais, mais aussi fermenté (cancoillotte en Franche-Comté) ou maigre (gaperon auvergnat), les tomes et autres fromages à pâte pressée sont destinés à la vente. À Paris, les pâtes molles sont très présentes, le « brie » représente 54 % de la consommation. Pour la capitale, on peut se reporter aux descriptions de Zola dans « Le Ventre de Paris ». Ce qui marque la consommation parisienne, c’est le succès du camembert qui écrase le marché, au début du XXe siècle.

L’autrice aborde la question identitaire, au temps des « petites patries » qui associent une région à un fromage emblématiqueLe Trésor Gastronomique de France Répertoire complet des Spécialités Gourmandes des trente-deux Provinces Françaises de Curnonsky et Austin de Croze 1933.

De 1950 à aujourd’hui – Révolutions – évolutions

Les évolutions du monde agricole, du commerce avec la création des supermarchés, permettent la diffusion sur tout le territoire d’une grande variété de fromages et en même temps le développement d’une industrie laitière et la naissance de « marques » de fromages qui n’ont plus rien de régional.

La consommation des fromages achetés en magasin est aujourd’hui d’environ 13,7 kg/personne/an, soit à peu près la même que celle des Finlandais ou des Suisses. Il convient de lui ajouter la consommation en restauration et dans les plats cuisinés, soit environ 24 kg/personne/an, à peu près celle de Guillaume de Murol au Moyen Age.

L’autrice note l’importance des exportations de la production fromagère françaiseEn 2020 : 657 000 t pour les importations, 400 000 t pour les importations.

Un chapitre met en avant les AOC et IGP, une histoire française de vins et de fromages.

L’autrice évoque la querelle avec l’UE à propos du lait cru et les évolutions des cahiers des charges : « fermes laitières bas-carbone », retour des races locales pour se démarquer de la production industrielle de masse et la relance, par exemple en Bretagne, de productions artisanales.
Le consommateur se voit proposer une gamme toujours plus étendu
e ; à lui de choisir avec ou sans odeur, avec ou sans trou, et les façons de consommer : apéro, fondue ou raclette.

L’autrice conclut sur la morosité actuelle du monde de l’élevage laitier comme l’a montré le récent Sommet de l’élevage à Clermont-Ferrand, en octobre 2023.

Les amateurs de fromage apprécieront cette promenade, dans le temps et dans l’espace, gourmande et savanteLe lecteur pourra aussi se reporter aux ouvrages sur le lait : Du lait et des hommes, Didier Nourrisson, Vendémiaire, 2021 ou Le lait, la vache et le citadin du XVIIe au XXe siècle, Pierre-Olivier Fanica, Paris, éditions Quae, 2008.