Coédité par le musée d’Orsay et les éditions Gallimard, cet ouvrage collectif est dirigé par Laurence des Cars, aujourd’hui, Présidente-Directrice du Louvre, ancienne conservatrice du musée d’Orsay. Cette historienne de l’art a conçu le projet de l’exposition Manet Degas, d’avril à septembre 2023 en collaboration avec le Metropolitan Museum of Art.
Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, les commissaires de cette exposition conçue à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Manet en 1883, ont mené à bien l’aventure. 200 œuvres à découvrir afin de saisir les points communs et les divergences.
Des autoportraits ouvrent ce catalogue. Il s’agit de percevoir qui est le maître et qui est l’élève. Rien dans ce sens. Ce fut une relation particulière, entre admiration et concurrence, attirance et fâcherie. Deux artistes d’exception qui ont chacun ouvert un champ vers le modernisme.
Un regard croisé sur deux peintres d’exception : Édouard Manet (1832-1883) Edgar Degas (1834-1917)
À partir de nouvelles recherches, cette exposition entend déterminer les influences les apports, mais aussi la mise en concurrence d’artistes qui se fréquentaient, s’appréciaient mais aussi se défiaient.
L’énigme d’une relation
Selon la tradition, les deux hommes se sont rencontrés au Louvre devant à un tableau de Velázquez.
Ces fils aînés de famille bourgeoise, étaient tous deux destinés à embrasser la carrière de leur père. Ils ont pourtant suivi une carrière d’artistes par vocation en se formant chez des peintres de renom, Thomas Couture.
Signe d’une certaine indépendance, Manet a dû lutter aux préjugés de sa famille, comme en témoigne, le portrait très classique de ses parents pour lequel il a été admis au salon en 1861. Mme Manet mère arbore un vêtement noir qu’elle portera toute sa vie et la sévérité des expressions en dit long. Mais les protagonistes ont exprimé leur satisfaction.
Si Manet a manifesté une vénération pour sa mère qui l’aidera financièrement, Degas reste plus secret sur sa famille. Cependant, on sait que le peintre a beaucoup d’admiration pour l’ancienneté des origines de sa famille et il déteste ce qui aurait une origine bourgeoise comme les décorations qu’il méprise. Ce dernier refuse les conventions et malgré son désir de prendre femme, il restera célibataire.
Copier, créer, étudier
Copier les maîtres anciens s’avère un point commun des deux artistes. Manet aurait repéré Degas quand il réalisait une copie gravée sur métal d’un portrait du maître espagnol du XVIIe siècle, car lui-même avait imité ce portrait de l’infante.
Pétris de tradition, les compères ont fréquenté les musées depuis leur plus jeune âge avec leur famille, puis lors de leur formation, ce qui les lie d’emblée. Manet aurait détruit ses œuvres de jeunesse dont il déplorait l’exécution. Si les sources de Degas semblaient plus variées, tous deux sont partis en Italie. Manet aimait les coloristes, Degas penchait plutôt pour les Antiques.
S’approprier les anciens et copier les contemporains comme Ingres et Delacroix, des sommités de l’époque, participe à l’hommage rendu.
Pour Degas, « Il faut copier et recopier les maîtres, et ce n’est qu’après avoir donné toutes les preuves d’un bon copiste qu’il pourra raisonnablement vous êtes permis de faire un radis d’après nature. »
Quand à Manet, nul tableau n’a été composé sans s’être inspiré d’un tableau ancien. Il prenait la composition d’une toile d’un maître puis peignait. On ne peut s’empêcher de voir une influence d’Ingres dans Le déjeuner sur l’herbe.
Au-delà du portrait
Genre très à la mode, le portrait occupe une place privilégiée dans le répertoire des deux hommes. Bien sûr les premiers modèles appartiennent au cercle familial : les parents ou les amis. Puis, certains tableaux sont exposés aux Salons.
Représenter des personnalités publiques permet d’affirmer son appartenance à un milieu social. Le portrait de M Zola montre les liens entre Manet et son défenseur. Le peintre n’hésite pas à ajouter des détails (livres, plume, encrier) à la manière des maîtres de la Renaissance, sans oublier de faire sa promotion, comme l’atteste L’Olympia glissée à côté d’estampes japonaises très prisées à l’époque.
Il s’agit aussi de renouveler la pratique. Les protagonistes occupent le cœur de la composition dans des poses héritées des maîtres anciens, mais les couleurs et les accessoires utilisés magnifient le personnage. Degas emploie des tons plus sombres mais les attitudes sont originales, familières et atypiques. Une certaine complicité s’exprime dans le tableau avec le commanditaire.
Cependant, les deux peintres n’ont pas cherché à embellir les modèles mais ils cherchent dans leur physionomie et par la pose et la mise en scène des traits de caractère qui les mettent en valeur. On citera le Portrait de Stéphane Mallarmé par Édouard Manet conservé à Orsay ou Femme sur une terrasse conservé au Metropolitan Museum, le premier aux tons si retenus et le deuxième aux couleurs chatoyantes des ibis encadrant le visage.
Les artistes et les femmes : les Parisiennes
Parisiens dans l’âme, Manet et Degas ont largement représenté les femmes et de fait les Parisiennes. Dès les années 1860, Manet inscrit sa révolution picturale dans les scènes de la capitale.
La communauté d’artistes qui se réunit au café de la Nouvelle-Athènes stimule les peintres qui cherchent « Une nouvelle peinture » ancrée dans la modernité. On aime les œuvres décrivant les femmes dans leur intimité ou chez leur modiste, les chanteuses du café-concert.
Alors qu’il s’inscrit dans le mouvement impressionniste, Degas aime peindre les repasseuses ou les blanchisseuses, ou les buveuses d’absinthe. On ne peut s’empêcher de comparer les tableaux si célèbres, La Prune de Manet conservé à Washington et le célèbre Dans un café (L’absinthe) du Musée d’Orsay réalisé par Degas. Quelle différence de couleur, de traitement et de point de vue. Manet traduit une certaine langueur et d’hébétement tandis que Degas traduit les ravages de l’alcool sur le visage de la jeune femme et de son acolyte.
Le catalogue montre l’intérêt particulier de Degas pour les danseuses tandis que Manet cherche des sujets liés à son appétence pour l’Espagne montrant des moments, comme ce tableau de Lola de Valence conservé à Orsay, peint avec un fond gris puis repris avec un fond signifiant (une corrida) comme lui a suggéré la critique.
Aux courses
L’essor des courses hippiques correspondait à une aspiration à la modernité liée à une certaine classe sociale : amour de la vitesse, jeux, beauté, élégance. En témoignent la presse et les illustrations de l’époque. Dans l’imagerie courante, fervente de galop volant et de foule en émoi, stimulent les artistes dans la veine des Anglais, ce que Degas copie sur ses carnets. Les courses d’abord aristocratiques se démocratisent.
Les tracés des lignes de chemin de fer favorisent ces lieux récréatifs où se mêlent les riches et des amateurs du gain. Cette mixité est largement représentée dans les tableaux de Manet et de Degas : beaucoup d’essais et de points de vue différents. Le public occupe peu à peu l’arrière-plan.
Passionné par l’Espagne, Manet aime à peindre la vitesse ou l’inertie. L’homme mort, conservé à la National Gallery de Washington, représente un toréro achevé. Sur fond gris et neutre, le tableau préfigure des toiles plus ambitieuses.
L’engagement politique
De formations, d’opinions et de tempéraments différents, Manet et Degas ne partagent pas les mêmes goûts en littérature et en musique, et leurs convictions politiques occupent plus ou moins leur production artistique. En républicain convaincu, Manet cherche à convaincre et il réalise des événements qui le touche.
Les familles ont connu des destins différents à la Révolution française.
Les Degas ont fui l’État indépendant d’Haïti, ce qui explique le goût d’Edgar pour l’ordre social, qu’il continue à se forger au contact de sa famille italienne, impliquée dans la Révolution de 1848.
Manet étudie dans l’atelier de Thomas Couture, célèbre pour ses grandes allégories républicaines. Sa prédilection pour les sujets historiques s’annonce dès son plus jeune âge. L’exécution de Maximilien, une œuvre de grande taille de 1864, caractérise la lâcheté de Napoléon III face à la Révolution mexicaine pourtant soutenue par la France. Cette toile rappelle le Tres de Mayo de Goya. Destiné au salon de 1868, ce tableau montre un martyr moderne à l’allure christique, « auréolé » un chapeau face à des militaires prêts à tirer le coup de fusil, étrangement ressemblant à Napoléon III.
Degas après Manet
A la mort de Manet, Degas dira : « on n’imaginait pas qu’il était aussi grand ! »
Hommage ou dérision, Edward Degas deviendra un grand collectionneur des œuvres de Manet mais aussi d’autres peintres reconnus. Il achète sans compter dans le but de constituer une collection qu’il offrira à un musée. Celui-ci deviendra le musée d’Orsay. Il acquiert notamment une copie de l’Olympia peinte par Gauguin qu’il a accroché dans l’entrée de son appartement, ce qui fait qu’on fréquente encore Manet sur l’invitation de Degas.
L’ouvrage s’achève sur plusieurs essais, une chronologie comparative, la liste des œuvres exposées et un plan de Paris où sont signalés les lieux de prédilection des artistes.
Si certaines toiles et dessins permettent une identification aisée entre les deux maîtres, d’autres œuvres demandent de la concentration et une certaine expertise.
Ce fort bel ouvrage constitue une somme scientifique qui permettra au lecteur de prendre connaissance des dernières recherches sur deux peintres, considérés comme des maillons indispensables à l’évolution de la peinture à la fin du XIXe siècle.