Dominique Chathuant est professeur agrégé et il a, depuis près de 30 ans, publié de nombreux travaux et articles historiques sur la culture politique républicaine, le personnel politique d’origine coloniale et sur l’histoire des connexions entre la métropole et  la Guadeloupe au XX ème siècle. Son dernier livre, sorti aux Éditions du Félin en 2021, Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race”, est probablement son ouvrage le plus ambitieux : il repose à la fois sur les acquis de ses recherches précédentes et sur une fine analyse de nombreuses sources inédites.

Ceci n’est pas un livre sur le racisme en France…

Le titre complet du livre, “Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race”- histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France” nous inspire une remarque préalable. Il n’aura échappé à personne que la question de la “race” et du “racisme” occupe de nos jours une place non négligeable dans le débat public et donne lieu à de multiples propos plus ou moins tranchés, ainsi qu’à la mise sous presse de livres plus ou moins travaillés…

Aussi n’est-il pas inutile de se poser la question : mais quelle est donc la nature du livre de Dominique Chathuant et de quel point de vue nous parle-t-il?

Disons simplement que ce livre n’est ni un essai politique plus ou moins partisan, ni un ouvrage de sociologie, mais un beau “livre d’histoire” écrit par un historien professionnel chevronné. « Faire de l’histoire », tel nous a semblé être la seule ambition de l’auteur ; c’est ainsi que nous l’avons lu, c’est ainsi que nous l’avons interprété et c’est ainsi que nous allons essayer d’en rendre compte dans les lignes qui suivent.

L’auteur affectionne les citations puisées dans les sources qu’il a étudiées et le titre de son livre ne fait pas exception. “Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race” est tiré d’un article du journal régional “L’Ouest-Éclair », en date du 24 avril 1919. Ce titre-citation, un peu surprenant au premier abord, nous donne en réalité quelques clés de l’ouvrage, pour peu qu’on prenne le temps de s’arrêter sur les mots. L’auteur se propose, au fil des 430 pages qui revisitent un siècle d’histoire de France, d’analyser comment s’est construit le mythe républicain d’une France qui serait insensible au «  préjugé de race » car incompatible avec sa culture ; le « pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (p.14) serait de ce fait culturellement immunisé contre le racisme.

Une lecture plus fine du titre nous donne aussi la clé de la démarche historienne de D. Chathuant qui combine et articule avec bonheur deux approches du sujet ou, si l’on préfère, deux échelles, l’internationale et la locale ; une aptitude – qui n’est pas donnée à tout le monde – à regarder en même temps vers le haut et vers le bas…

L’articulation de l’international et du local

  • Le « Nous » désigne ici le peuple français dans son essence et suggère un « Eux » qui représenterait d’ autres peuples authentiquement racistes, »eux »… L’auteur analyse ainsi les multiples connexions qui relient la métropole à l’extérieur, au monde. Ces connexions peuvent prendre la forme de contacts humains directs avec « l’Autre », ou bien indirects sous forme d’informations ou d’influences culturelles venues de l’étranger. Pendant la première guerre mondiale, c’est, par exemple, la fréquentation avec les troupes envoyées par « L’Amérique ségrégationniste » ; dans l’entre deux guerres, le racisme, mot qui entre dans le langage courant au début des années 30, devient quasiment synonyme de nazisme et Dominique Chathuant montre que cette « reductio ad hitlerum » a perduré longtemps après la guerre. Dans ce jeu de miroir, la comparaison avec des pays qui ont inscrit le racisme dans leurs lois tourne à l’avantage des Français et alimente de multiples discours, parfois jusqu’au sommet de l’État, contribuant à forger le mythe républicain d’une France immunisée contre le racisme.

  • L’auteur accorde également dans son ouvrage une large place à des faits divers locaux, assumant clairement une démarche historiographique qui s’inspire de la micro-histoire. Les faits relatés avec rigueur et minutie ont en leur temps « défrayé la chronique», au sens littéral du terme. Ces « petites histoires » intégrées dans la grande maintiennent l’intérêt du lecteur mais surtout elles occupent une place essentielle dans l’économie de l’ouvrage. Ces faits divers peuvent aller de l’assassinat d’un marin guadeloupéen en 1919 à des affaires de bars interdits aux noirs ou aux arabes, ou bien encore des tracts ouvertement antisémites, lors d’une campagne électorale municipale en 1959… Les affaires ont, en leur temps, été médiatisées et ont entraîné à chaque fois la production de discours « antiracistes » qui, selon l’auteur, ont contribué à conforter l’image d’une France foncièrement non raciste. Dans un pays comme la France, censé ne pas cultiver « le préjugé de race », la plupart des actes racistes relèvent de ce qu’on qualifie souvent de « racisme ordinaire » et ne laissent aucune trace, d’autant que celui qui en est victime n’a pas, la plupart du temps, le capital social ou le capital culturel pour se défendre… En écrivant un livre d’histoire sur le mythe d’une France immunisée contre le racisme, il fallait bien que l’auteur abordât, à un moment donnée et d’une manière ou d’une autre, le vaste continent du « racisme raisonnable que s’accordent les honnêtes gens »... (p.283)

De la France impériale à la France actuelle…

L’ouvrage est divisée en deux grandes parties à peu près égales et  dont la césure chronologique est 1945.

La première partie, « Vie et mort de l’Union des races » (1912-1945), analyse comment le mythe d’un pays immunisé contre le préjugé de race se construit dans le contexte paradoxal d’une France impériale. D. Chathuant prend la première guerre mondiale comme point de départ de son analyse car c’est le moment où les Français de la métropole font l’expérience du contact avec des soldats « indigènes » venus de tout l’Empire et, à la fin de la guerre, avec des soldats américains venus d’un pays ségrégationniste et ouvertement raciste. C’est donc un moment-clé où se structure le discours sur une France qui ne cultiverait pas « le préjugé de race »

Mais c’est aussi une période qui voit des hommes politiques issus des et répresentant les « vieilles » colonies des Antilles ou du Sénégal et qui, se revendiquant «  Français de couleur », défendent l’idéal de l’Assimilation dans d’une France républicaine et universaliste. Comme le rappelle D . Chathuant, dans les années de l’entre-deux guerres, on n’hésitait pas à faire appel au ministre des colonies pour se plaindre des discriminations dans l’Hexagone…

Après 1945, les choses changent radicalement, avec la lame de fond que représentent la décolonisation et la disparition de l’Empire : changement géopolitique, changement de regard sur l’Autre… « L’indigène » devient, au gré de la chronologie de la décolonisation, un étranger, un « arabe », « un travailleur immigré », un « maghrébin », un ingrat aussi parfois quand il s’avise de dénoncer et de critiquer les discriminations dont il est l’objet… Et c’est aussi, de plus en plus souvent, un Français né sur le sol français mais que l’on renvoie fréquemment à son origine étrangère.

La question du racisme est donc de plus en plus posée sous la cinquième République, à tel point qu’on se pose l’opportunité du vote d’une loi « contre le racisme », votée finalement en juin 1972. Dominique Chathuant consacre un long chapitre de près de 50 pages à décrire 13 ans d’un long et laborieux cheminement législatif et il démonte de façon magistrale le mythe d’une « loi Pleven ». L’historien n’a pas ménagé ses efforts et la cause est désormais entendue : non ! Ceci n’est pas une « loi Pleven »! (p.346)

Vers la fin du déni ?

En guise de conclusion, nous reprenons à dessein le titre de la deuxième partie de l’ouvrage. La question posée par l’auteur est importante, car de la manière dont on pose le diagnostic de la réalité du racisme en France dépend la façon dont on le combat… Dominique Chathuant répond à cette question de façon nuancée et prudente. Derrière les évolutions et les changements, il souligne aussi les permanences de certains discours et de certaines attitudes.

Il rappelle, comme pour en nuancer la portée normative, que la loi de 1972 est votée pendant une décennie marquée par les violences et les crimes contre les Arabes. Ou que le « testing » n’est pas une nouveauté des années 80 mais fut  déjà pratiqué en 1939 par des étudiants antillais de l’UNEF. Ou bien encore que l’antisémitisme décline après 1945, non pas tant du fait du choc de la découverte des camps de la mort, mais par la disparition progressive des générations d’antisémites de l’avant guerre…

« Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race » est donc un ouvrage dont je recommande vivement la lecture, sauf si vous cultivez le dit préjugé, bien entendu… Dominique Chathuant est un historien professionnel qui fait preuve ici d’une grande rigueur intellectuelle et, nous a-t-il semblé, d’une grande exigence envers lui -même. En retour, la lecture de son livre réclame évidemment une attention soutenue. Son livre s’adresse en priorité à l’amateur d’histoire (très) contemporaine mais aussi, et peut-être surtout, au citoyen qui… forcément, évidemment, cela va sans dire, enfin! « ne cultive pas le préjugé de race »