Dans ce numéro de Varia, quatre thèmes sont abordés : les « mobilisations pour l’environnement après 1968 », à travers un court dossier comprenant un éditorial et trois études de cas, la circulation des idées nationalistes et anticolonialistes au sein de l’empire français dans l’entre-deux-guerres, la « question laïque » grâce à l’article de Lydie Heurdier intitulé « La Ligue de l’enseignement et les Fêtes de la jeunesse. Manifester son attachement à la République et à l’école laïque dans les années 1930 » et enfin l’enquête sociologique en entreprise à travers un exemple datant de la fin des années 1950 étudié par Gwenaële Rot et François Vatin dans un contribution intitulée « Effets de miroir à Saint-Gobain. Relations publiques et sociologie du travail (1956-1958). »

Mobilisations pour l’environnement après 1968

L’histoire environnementale attire manifestement de plus en plus de jeunes chercheurs. Les travaux et les publications se multiplient, notamment en France1. Le dossier sur l’histoire environnementale du temps présent publié dans ce numéro du Mouvement social participe de cette dynamique en même temps qu’il s’en fait l’écho puisqu’il est accompagné d’une série de notes de lecture qui portent sur quelques-uns des livres les plus importants publiés dans ce domaine en France ces dernières années2. Ce dossier comprend trois études de cas et un éditorial où Stéphane Frioux s’efforce de les mettre en perspective en posant des « Jalons pour une histoire environnementale contemporaine. »

Même si les historiens ont montré que la préoccupation pour la dégradation des milieux naturels, par exemple par la pollution, s’est exprimée dès les débuts de l’ère industrielle, Stéphane Frioux rappelle qu’il faut attendre le tournant des années 1970 pour qu’émerge « une politique « de l’environnement », tant au sein des instances internationales que du côté des Etats occidentaux » (p. 4). Dans le cas de la France, « les dates souvent citées sont celles de la lettre de mission du Premier ministre à la DATAR, le 24 octobre 1969, la publication des « Cent mesures pour l’environnement » au Conseil des ministres du 10 juin 1970 et la création d’un ministère délégué auprès du Premier ministre, en charge de la protection de la nature et de l’environnement, le 7 janvier 1971. » Cependant, ce n’est pas seulement cette évolution observable à l’échelle de l’Etat qui fait des années 1968-1972 « le moment inaugural d’une histoire environnementale du temps présent ». Il faut y ajouter « la mise en lumière médiatique de nouveaux acteurs, les « écologistes », aisés à repérer par leur relative jeunesse, leurs répertoires d’action (presse iconoclaste, sit-in), leur rassemblement dans de multiples structures, éphémères ou plus pérennes, groupusculaires ou plus ouvertes, et permettant évidemment des va-et-vient et des phénomènes de multiappartenance. » (p. 10). Cependant, ce tournant des années 1968 ne se manifeste par seulement à l’évolution des organisations internationales, de l’Etat, du champ politique ou au travers des grandes luttes largement médiatisées comme celle qui dresse des militants contre l’essor du nucléaire. Il peut aussi être observé « au ras du sol », à l’échelle locale où se multiplient les mobilisations contre tel ou tel aménagement.

Les trois études de cas réunis dans ce dossier visent donc à éclairer certains aspects de ce tournant des années 1968 qui donnent naissance à l’histoire environnementale du temps présent. Dans sa thèse, soutenu en 2015, Renaud Bécot a étudié l’évolution des syndicats français à l’égard de la question de l’environnement de 1944 aux années 1980. Dans l’article qu’il publie dans ce numéro du Mouvement social, il s’intéresse aux choix faits par la CFDT face à la mutation que connaît le système énergétique français entre 1973 et 1977, autrement dit face au plan Messmer qui prévoit un recours massif à l’énergie nucléaire avec la planification de la construction de centrales dans tout le territoire français et l’essor de l’activité de l’usine de retraitement des déchets de La Hague4. Il montre comment la CFDT, qui se singularise dans le paysage syndical français par sa sensibilité précoce aux questions environnementales, a progressivement clarifié sa position, non sans tensions entre sa direction confédérale, ses instances régionales ou locales et certains de ses militants. Au fil du temps, la direction de la CFDT s’est efforcée de se démarquer du mouvement anti-nucléaire en se recentrant sur la question des conditions de travail des salariés du secteur et en s’opposant seulement au « tout-nucléaire », ce qui devient un « référent identitaire  que tous les cédétistes revendiquent. En dépit des désaccords entre les dirigeants confédéraux, ces deniers parviennent à élaborer une position commune : la position confédérale officielle reste favorable à un usage proportionné du nucléaire comme source d’approvisionnement énergétique en France (p. 34).

Stéphane Frioux, dans « Pas d’essence dans nos salades ! La « raffinerie baladeuse » de la région lyonnaise (1970-1973) », se penche sur le cas d’un aménagement mort-né : au début des années 1970 émerge le projet de construction d’une nouvelle raffinerie dans la région lyonnaise mais celle-ci ne voit jamais le jour. De multiples lieux d’implantation sont successivement envisagés au nord de Lyon, notamment dans le Beaujolais et les Dombes. Comme le montre Stéphane Frioux, les débats et combats que fait naître un tel projet mettent aux prises de nombreux acteurs : l’entreprise porteuse du projet, la Compagnie française de raffinage, les populations potentiellement concernées, notamment les agriculteurs, les élus locaux, maires des communes, députés ou sénateurs et les services de l’Etat. Le projet suscite un large mouvement de contestation qui « contraste avec le calme relatif qui avait accompagné l’installation de la raffinerie de Feyzin, à dix kilomètres au sud de Lyon, à partir de 1962. » (p. 38) Au total, il est cependant difficile de savoir si l’abandon du projet résulte du premier choc pétrolier et de ses conséquences ou de la vigueur de mouvement de contestation. Cette histoire locale n’en est pas moins révélatrice d’une évolution plus large de la société française : « Au début des années 1970, la société française s’est initiée à « l’environnement ». Ce terme nouveau, alors employé depuis quelques années par des spécialistes des nuisances industrielles, a été vite utilisé par les citadins et les ruraux qui y ont réinvesti des luttes anciennes contre les fumées et les odeurs des usines, ou contre la pollution des cours d’eau. […] Les sociétés locales de la France pompidolienne se sont senties concernées par l’aménagement de leur espace, entre maintien de l’activité agricole, reconversion ou quête de complément par l’activité touristique, ou encore défense de l’activité industrielle. » (p. 53-54)

Enfin, dans « Givaudan-France : contestation sociale et environnementale en contexte de crise », Vincent Porhel s’intéresse à un accident industriel survenu au sein de l’agglomération lyonnaise : « Le 29 juin 1979, à 6 h 03, une violente explosion secoue l’usine chimique Givaudan-France dans le 8e arrondissement de Lyon. Elle emporte l’ensemble de la toiture de l’atelier et tu un ouvrier, en blesse gravement un deuxième et plus légèrement onze autres. Cet accident déborde hors des murs de l’usine. Il touche l’usine voisine de Givaudan-Lavirotte en détruisant une chaudière, source commune d’énergie aux deux usines, et affecte l’environnement immédiat jusqu’à 200 mètres en abîmant, parfois sérieusement, les structures des maisons alentours. » (p. 55). Très rapidement, se pose la question de la réouverture des deux usines et de la délocalisation des activités chimiques hors de tout quartier résidentiel. Les débats mettent aux prises, là aussi, plusieurs acteurs : les riverains, les entreprises et leurs dirigeants, les ouvriers, les syndicats, les élus locaux et les représentants de l’Etat à commencer par le préfet. Alors que la France redécouvre le chômage de masse et qu’elle doit faire face au recul de l’activité industriel, l’enjeu des débats porte principalement sur la question de la sécurité des riverains à laquelle est opposée la nécessité de maintenir l’activité économique et les emplois. Dans ce contexte, les ouvriers se rangent du côté de leurs patrons et s’opposent aux riverains pour défendre leurs emplois, si bien qu’ils laissent de côté toute revendication sur leurs conditions de travail alors que les seules victimes de l’accident sont certains d’entre eux. Finalement, le préfet tranche en faveur de la reprise de l’activité et l’usine peut rouvrir. Aux yeux de Vincent Porhel, cette issue est révélatrice d’un changement de contexte plus global : « Ce sont les riverains qui mènent la contestation en tentant de mettre en cause la légitimité de la présence de l’industrie. Leur échec final marque la priorité donnée à l’activité industrielle et donc à l’emploi au détriment d’une conscience du risque à la fin des années 1970. Cette nouvelle configuration des rapports sociaux mêlant structures contestataires, acteurs ouvriers, direction d’entreprises et représentants de l’Etat semble annoncer, à l’aune du débordement environnemental, les mutations sociétales appelées à marquer la décennie 1980, entre remise en cause de la centralité ouvrière et déprise militante. » (p. 68)

Luttes anticoloniales

Julien Charnay prépare une thèse intitulée « Libanais et Syriens dans l’Empire. Migrations transnationales en situation coloniale et d’indépendance, Liban, Syrie-A.O.F, années 1880 – années 1970 »5. Le sujet intéresse puisqu’il a déjà publié cette année deux articles directement issus de son travail de doctorat : l’un dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée6 et l’autre dans ce numéro du Mouvement social. Le titre choisi, « Peur coloniale et politisation des immigrants chiites sud-libanais au Sénégal dans l’entre-deux-guerres », renvoie à deux aspects du phénomène étudié : d’un côté la peur des autorités française face à l’émergence potentielle d’une forme d’internationale musulmane hostile à la colonisation ; de l’autre, l’essor d’organisations nationalistes libano-syriennes qui cherchent à enrôler les immigrés chiites libanais installés au Sénégal dans l’entre-deux-guerres. Comme le montre Julien Charnay, l’autorité coloniale française les combat car elle voit en elles une double menace : « La première concerne les populations musulmanes africaines, pour qui ces immigrants arabes pourraient constituer une autorité légitime, concurrente du pouvoir français et de sa promotion d’un islam noir. L’enjeu est alors de renforcer l’étanchéité culturelle et sociale de l’islam africain et d’empêcher qu’il ne devienne une idéologie politique de combat contre l’autorité coloniale dans les années 1930.  […] La seconde menace concerne la communauté immigrante libanaise dans son ensemble : il s’agit ici de s’assurer de sa loyauté en contenant la diffusion d’idéologies nationales que la France combat en tant que puissance mandataire en Syrie et au Liban », ce qui « révèle la dimension proprement impériale de la répression des réseaux nationalistes.» (p. 86)

1 Voir par exemple Jean-Baptiste FRESSOZ, Frédéric GRABER, Fabien LOCHER, Grégory QUENET, Introduction à l’histoire environnementale, Paris, La Découverte, « Repères », 2014. http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Introduction____l_histoire_environnementale-9782707165756.html

2 On peut y lire des recensions des livres suivants : Emmanuel GARNIER, Genève face à la catastrophe, 1350-1950. Un retour d’expérience pour une meilleure résilience urbaine, Genève, Éditions Slatkine, 2016 ; François JARRIGE, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014 ; Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil, 2016 [2013] ; Aliénor BERTRAND (dir.), Justice écologique, justice sociale. Exemples historiques, analogies contemporaines et théorie politique, Paris, Victoires Éditions, 2015 ; Soraya BOUDIA et Emmanuel HENRY (dir.), La mondialisation des risques. Une histoire politique et transnationale des risques sanitaires et environnementaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 ; Stéphane FRIOUX, Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, Presses universitaires de France, 2013 ; Donald REID, Égouts et égoutiers de Paris, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2014 ; Céline PESSIS, Sezin TOPÇU et Christophe BONNEUIL (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, « Poche », 2016 [2013], ; Marion FONTAINE, Fin d’un monde ouvrier. Liévin 1974, Paris, Éditions de l’EHESS, « Cas de figure », 2014, 240 p.

4 Renaud BECOT, « La CFDT face à la mutation du système énergétique français (1973-1977 », p. 17-35.