Dans ce numéro du Mouvement social, cinq sujets sont abordés : le rapport de la CGT à l’étranger, la participation des catholiques français aux armées chargées de défendre les États pontificaux dans le contexte de l’unité italienne, la lutte anti-nucléaire en Suisse, les liens entre histoire sociale et histoire de l’environnement et, enfin, « mai 68 ».

La CGT et l’étranger

Le premier sujet fait l’objet d’un mini-dossier introduit par un éditorial de Nicolas Delalande intitulé « Une histoire désenclavé du syndicalisme ouvrier » et largement nourri par le livre, tiré de son mémoire de HDR, que l’auteur vient de publier1. Nicolas Delalande explique tout d’abord pourquoi de jeunes chercheurs continuent de labourer un champ historiographique pourtant largement parcouru par leurs devanciers : « L’histoire syndicale n’est pas vaine, dès lors qu’elle assume de se confronter à d’autres champs historiographiques (histoire de l’humanitaire, du communisme global, du droit social et de la construction européenne, histoire des migrations) pour repenser son objet. » (p. 3)

C’est précisément ce que font Célia Keren et Emmanuel Comte dans leurs articles respectifs. La première, dans « La CGT et l’accueil des enfants d’Espagne (1936-1939) », croise histoire syndicale et histoire de l’humanitaire tandis que le second, dans « Xénophobie en mer (1971-1975) », montre comment la CGT a organisé une lutte contre l’application du traité de Rome qui contraignait les armateurs français à embaucher des marins ressortissants des autres pays de la communauté et donc étrangers, ce qui revient à mener de front histoire des migrations et histoire syndicale. L’une comme l’autre abordent des questions proches de leur sujet de doctorat qu’ils ont achevé récemment. Célia Keren, actuellement maîtresse de conférences à Science po Toulouse, a soutenu en 2014 une thèse intitulée « L’évacuation et l’accueil des enfants espagnols en France : cartographie d’une mobilisation transnationale (1936-1940) ». La thèse de doctorat d’Emmanuel Comte, actuellement chercheur au département d’histoire contemporaine de l’École des hautes études internationales de Vienne, porte sur « La formation du régime européen de migration, de 1947 à 1992. »

Combattants et pacifistes

Dans cette rubrique, la rédaction du Mouvement social a regroupé deux articles qui n’ont qu’un rapport assez lointain entre eux. Le premier est l’œuvre de Simon Sarlin, maître de conférences à Nanterre. Il a soutenu en 2010 une thèse sur « Le gouvernement des Bourbons de Naples en exil et la mobilisation européenne contre le Risorgimento entre 1861 et 1866 » publiée en 2013 sous le titre suivant : Le légitimisme en armes : histoire d’une mobilisation internationale contre l’unité italienne2. L’article qu’il publie dans ce numéro du Mouvement social se situe donc dans le prolongement de son travail de doctorat. Simon Sarlin y retrace l’itinéraire de Joseph-Louis Guérin, un des nombreux Français qui se sont engagés comme combattants volontaires dans un corps de tirailleurs franco-belge formé pour défendre les États pontificaux en 1860. Joseph-Louis Guérin meurt des suites des blessures reçus à la bataille de Castelfidardo. Cependant, il n’est pas un combattant catholique parmi d’autres. Avant de devenir « soldat du pape », Joseph-Louis Guérin était séminariste à Nantes. Après sa mort, le diocèse de Nantes fait rapatrier son corps et organise « une grande cérémonie funèbre » où il est célébré comme un martyr. « Très vite la sépulture fait l’objet d’une vénération populaire et, dès l’été 1861, on parle de guérisons miraculeuses obtenues par l’intercession du jeune zouave. » (p. 73). Un dossier pour obtenir sa béatification est réunie. Il constitue du reste la source principale de Simon Sarlin. Cependant, cette cause est finalement abandonnée par l’évêque de Nantes …

Dans le second, Hadrien Buclin, jeune chercheur de l’université de Lausanne, présente l’histoire du Mouvement suisse contre l’armement atomique. En pleine guerre froide, alors qu’en 1958 la Suisse annonce officiellement vouloir se doter de l’arme atomique au nom de sa politique de défense nationale et pour faire face à la menace soviétique, des militants non communistes hostiles à une telle politique, mais pas nécessairement au nucléaire civil, créent le Mouvement suisse contre l’armement atomique et obtiennent l’organisation de deux votations sur le sujet, ce qui suppose de réunir les signatures de 50 000 citoyens helvétiques. La première vise à obtenir le renoncement à l’arme nucléaire, la seconde a seulement pour objectif d’obliger les autorités à organiser une consultation populaire avant tout concrétisation d’un projet nucléaire. L’une et l’autre sont rejetées par plus de 60 % des électeurs, respectivement en 1962 et 1963. L’article d’Hadrien Buclin et la recherche qui le sous-tend, au-delà des luttes anti-nucléaires, ont pour objectif de contribuer à un renouvellement de l’historiographie suisse des mouvements sociaux avant et après 1968 : « Cette démarche ne vise pas seulement à nuancer l’image d’une Suisse d’après-guerre qui aurait été, jusqu’en 1968, figée dans une stabilité politique conservatrice ancrée dans l’anticommunisme de guerre froide et l’essor de la société de consommation. Il s’agit aussi de contribuer à une meilleure compréhension de la genèse des mouvements sociaux post-1968. Dans un contexte de faible intérêt pour la période courant du milieu des années 1940 au milieu des années 1960, les mouvements sociaux helvétiques de 1968 risquent en effet d’être réduits à un phénomène exclusivement inspiré par le mouvement étudiant français ou ouest-allemand. Or cette dimension internationale ne doit pas faire oublier qu’en Suisse même un processus de politisation à gauche d’une nouvelle génération qui leur prépare le terrain. » (p. 77)

Micro-histoire de l’environnement

Sous ce titre est placé un article de Jawad Daheur intitulé « Crise socio-environnementale et banditisme : une affaire de piraterie fluviale en Pologne à la fin du XIXe siècle. » Jawad Daheur est lui aussi un jeune chercheur, récemment recruté par le Centre d’études des Mondes Russe, Caucasien & Centre-Européen (EHESS / CNRS). Il a soutenu en 2016 une thèse dont le sujet englobe celui de l’article qu’il publie dans Le mouvement social puisqu’elle s’intitule : « Le Parc à bois de l’Allemagne : course aux ressources et hégémonie commerciale dans les bassins de la Vistule et de la Warta (1840-1914) ». Dans cet article, se plaçant dans la filiation du livre classique d’E. J. Hobsbawn3 et des travaux qu’il a inspirés par la suite, Jawad Daheur étudie le banditisme comme révélateur d’une crise sociale. En l’occurrence, il s’intéresse à des bandes qui, dans la partie de la Pologne alors « intégrée » à l’empire russe, s’attaquent aux marchands de bois et aux fonctionnaires russes qui tirent de confortables bénéfices de l’exploitation massive de la forêt polonaise dont les grumes sont transportées sur la Vistule avant d’être exportées. Cela lui permet de croiser, à partir d’un cas particulier, histoires sociale et environnementale, ce qui n’est naturellement pas sans faire écho au temps présent.

68 : retour aux sources

Enfin, dans ce numéro de varia, deux membres du comité éditorial de la revue reviennent sur mai 68 en présentant des documents. Patrick Fridenson s’est plongé dans les archives de La contemporaine. Bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains, nouveau nom de la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine). Il en a tiré cinq textes inédits qu’il présente rapidement : un tract de section de Charente-Maritime de la Ligue des droits de l’homme qui demande le droit de vote pour les jeunes de plus de 18 ans ; un appel de collégiens et de professeurs de l’enseignement technique ; le rapport de l’assemblée générale des élèves du lycée Louis-le-Grand du 5 juin 1968 ; des extraits d’entretiens avec des femmes de la CFDT de La Redoute à Roubaix ; des extraits d’un entretien des contestataires FO de l’usine Roussel-UCLAF de Romainvile.

Danielle Tartakowsky, quant à elle, nous donne à voir un dossier photographique sur les grèves de 1968 tiré des archives de France-Soir (un fonds riche au total de 24 000 photographies portant sur 1968 et conservé à la Bibliothèque historique de Paris) et de L’Humanité (service photographique et service des correspondants). Danielle Tartakowsky présente brièvement ces fonds, les photos qu’elle a choisies de publier et compare les points de vue sur les grèves qu’elles révèlent. Les photographes de L’Humanité et de France-Soir ne portent naturellement pas le même regard sur les conflits de 68. Par ailleurs, elle met en parallèle des clichés de 1968 et du Front populaire où reviennent les mêmes scènes, notamment celles d’ouvriers jouant aux boules ou aux cartes dans ou devant leur usine.

Comme on l’aura compris, ce nouveau numéro du Mouvement social est très riche. Comme souvent, la direction de la revue a fait le choix de publier et faire connaître les recherches de jeunes chercheurs qui ont soutenu leur thèse récemment et ne l’ont pas tous publiée. En outre, les dossiers documentaires sur mai 1968 devraient être utiles pour nourrir les cours de terminale voire les sujets du contrôle continu du bac « nouvelle formule ». Mais, pour l’instant, les nouveaux programmes de terminale n’étant pas encore connus, force est de se contenter d’espérer qu’ils feront une place à cet évènement majeur du XXe siècle.

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1 DELALANDE Nicolas, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Seuil, 2019, 366 pages. http://www.seuil.com/ouvrage/la-lutte-et-l-entraide-nicolas-delalande/9782021389524

3 HOBSBAWN E. J., Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1966 [1959] ; id., Les Bandits, Paris, Maspero, 1972 [1969]. Ce livre, réédité dans une version revue et augmentée par l’auteur aux éditions Zones, 2008, est disponible en ligne gratuitement : https://www.editions-zones.fr/lyber?les-bandits.