Cette dernière livraison du Mouvement social est divisée en trois volets portant sur des sujets bien différents ; le premier nous permet de découvrir des « Conférences inédites sur le syndicalisme » de Lucien Febvre, le second des recherches inédites sur les « sociabilités urbaines » et le « contrôle social » , le dernier une controverse entre Raphaëlle Branche et François Buton à propos d’un événement de la guerre d’Algérie, « L’embuscade de Palestro. »

Lucien Febvre, praticien de l’histoire immédiate avant la lettre

C’est le fils de Lucien Febvre, détenteur des archives de son père, qui a retrouvé ces conférences inédites comme nous l’explique Jean Lecuir dans sa présentation. Celui-ci nous rappelle ou nous apprend que Lucien Febvre, avant d’entamer sa carrière universitaire, fut un militant socialiste fervent, adhérent de la SFIO, ami notamment d’Albert Thomas. Il fit partie notamment, lorsqu’il était en poste à Besançon, de la section locale de la SFIO. Voir à ce sujet PINARD Joseph, Lucien Febvre, militant socialiste à Besançon (1907-1912), Besançon, Cêtre, 2011. . Il explique aussi dans quelles conditions ces conférences inédites ont été produites en 1919 et en 1920, pour autant qu’on puisse de savoir car, si Lucien Febvre a soigneusement conservé les notes et les textes préparatoires, il n’a laissé aucune source qui puisse permettre de connaître avec certitude dans quel cadre et à quelle fin il les a écrites et prononcées. Pour Jean Lecuir, « L’hypothèse la plus probable est qu’elles ont été demandées à Lucien Febvre par Henri Hauser […] pour la Sorbonne où il assure un enseignement sur les origines du capitalisme contemporain, enseignement que, titularisé, il poursuit l’année suivante. » (pages sept et huit). Ces conférences peuvent être considérées ou lues comme un essai d’histoire immédiate. En 1919, Lucien Febvre y retrace en effet l’histoire du syndicalisme français depuis le Second Empire en se fondant sur la documentation disponible à son époque. Jean Lecuir a du reste pu vérifier, en utilisant l’essai bibliographique de R.Brécy BRECY R., Le mouvement syndical en France (1876-1921). Essai bibliographique, Paris, Mouton, 1963 , qu’il ne manquait aucune référence importante. En 1920, Lucien Febvre dresse un tableau du syndicalisme français au lendemain de la Grande Guerre. Même si, en historien, il cherche à tendre vers l’objectivité et à conserver une certaine distance à l’égard de son objet, « ces pages confirment l’attachement profond de Lucien Febvre à « l’esprit libertaire » du syndicalisme révolutionnaire, qui se veut « un tout par lui-même », qui est « la vraie forme d’un socialisme populaire ». son insistance sur les racines de l’autonomisme syndical, son analyse de la politique d’Albert Thomas, son extrait du discours de Jouhaux au Comité confédéral national de la CGT en juillet 1919 ne laissent guère de doute sur ses choix et ses espoirs. Il se garde de polémiquer, mais exprime clairement ses réserves à l’égard du bolchevisme, partageant, nous semble-t-il, les positions d’Albert Thomas. » (page 15).
Le plus surprenant, à mes yeux, est la façon dont Lucien Febvre fait du syndicalisme en France un système d’idées ou une doctrine à l’égal du socialisme et en l’opposant à celui-ci. Certes, la charte d’Amiens et la volonté d’autonomie de la CGT et des syndicats au sein du mouvement ouvrier et à l’égard des partis socialistes puis de la SFIO sont bien connus mais je ne pense pas qu’aucun historien actuel présenterait le mouvement ouvrier français de cette façon : « Le syndicalisme s’y oppose au socialisme. Il n’entend pas faire figure d’annexe du socialisme. Il n’entend pas se subordonner au mouvement socialiste. Il traite d’égal à égal. A-t-il tort, a-t-il raison ? C’est une question de doctrine. » (page 31). En effet, à ses yeux, syndicalisme et socialisme incarnent deux « conceptions » qui se sont opposées au sein du mouvement ouvrier en France dès sa renaissance au début de la IIIe République . L’opposition entre ces deux conceptions porte principalement sur le rôle de l’État : « l’une attribue en quelque sorte une vertu créatrice à l’État » (page 30) et pour Lucien Febvre elle caractérise le socialisme ; « l’autre considère que l’État n’est qu’une simple expression de l’organisation sociale, qui n’a aucun rôle créateur » (page 30) : c’est celle du syndicalisme.

Sociabilité urbaine et contrôle social

Le dossier « sociabilités urbaines et contrôle social » comprend deux articles. L’un est dû à Anneke Geyzen et il est intitulé « Marchands ambulants, réglementation et police à Bruxelles au XIXe siècle » tandis que l’autre, sous la plume de Julien Sorez, permet de découvrir comment se sont articulées la diffusion du football et le contrôle social dans la région parisienne pendant l’entre-deux-guerres : « L’étude du stade de football à l’échelle de la région parisienne, en intégrant un nombre conséquent d’enceintes et les espaces attenants au terrain proprement dit, représente un point d’observation privilégiée du processus de domestication des individus opéré par les différents acteurs du monde sportif tels que les patronages catholiques, les entreprises ou encore les municipalités du département de la Seine. Cette mainmise complexe et subtile ne se fonde pas seulement sur une contrainte extérieure que manifestent des règlements et une relation contractuelle entre les usagers et les institutions qui gèrent les différentes installations sportives, mais elle nous montre la manière dont les stades dans le sport participent à l’intériorisation des normes sociales dans la France de l’entre-deux-guerres. » (Page 66). On a là un bel exemple de tout ce que peut apporter l’histoire du sport, en plein essor aujourd’hui.

La guerre d’Algérie, histoire et mémoire

En 2010, Raphaëlle Branche publiait L’embuscade de Palestro, Algérie 1956
L’embuscade de Palestro, Algérie 1956, Paris, Armand Colin, coll. « Le fait guerrier », 2010, 256 p. Un film sur cet événement a été aussi réalisé : Palestro, Algérie : histoires d’une embuscade, de Raphaëlle Branche et Rémi Lainé, 85’, prod. les Poissons Volants/ARTE France, 2011. Il a été diffusé le 20 mars 2012 sur Arte. Le Mouvement Social a choisi de publier un long compte rendu critique de cet ouvrage rédigé par François Buton (pages 80 à 86) et la réponse que lui adresse Raphaëlle Branche (pages 87 à 93). On peut aussi lire une réponse à la réponse de Raphaëlle Branche, écrite par François Buton, sur le site de la revue . http://www.lemouvementsocial.net/2012/03/26/francois-buton-rebond-sur-la-reponse-de-raphaelle-branche-autour-de-louvrage-lembuscade-de-palestro-algerie-1956/
À défaut de pouvoir résumer rapidement l’ensemble de ces textes, on se contentera de souligner qu’ils permettent de prendre la mesure des renouvellements de l’historiographie de la guerre d’Algérie mais aussi de la colonisation de l’Algérie dans la mesure où cet événement est mis en perspective par Raphaëlle Branche qui présente dans son livre l’histoire de la colonisation de la région où s’est déroulé l’événement et les mémoires de celui-ci. Cela ne pourra pas laisser indifférent les enseignants de terminale qui choisiront de traiter de la mémoire de la guerre d’Algérie dans le cadre du nouveau programme d’histoire. Par ailleurs, le débat entre ces deux historiens porte sur des questions de méthode historique et d’épistémologie tout à fait passionnantes comme le laissent entendre les titres de leur contribution : « Peut-on dévoiler les imaginaires ? Question sur l’interprétation d’un massacre » pour François Buton, et « Le récit historique et les intentions des acteurs. Réponse à François Buton » pour Raphaëlle Branche.