par Laurent Guitton, professeur d’histoire à Nîmes, docteur en histoire du Moyen Âge

Il est loin le temps où la lecture de bandes dessinées ne constituait qu’un passe-temps pour des historiens voulant échapper aux contraintes de la méthode historique et à la tyrannie des faits historiques, où la bande dessinée (BD) constituait un medium perçu comme simple objet de divertissement, souvent peu avouable et encore moins digne d’analyse par la communauté historienne. Le 9e art est désormais pleinement intégré à la culture savante et constitue un domaine d’étude universitaire à part entière, dans lequel le Moyen Âge trouve toute sa place. En témoigne la parution d’un ouvrage richement illustré, issu d’une journée d’étude tenue à l’École Normale Supérieure de Lyon en 2014, sobrement intitulé Le Moyen Âge en bande dessinée, qui prolonge et enrichit deux autres recueils d’articles universitaires, Le Moyen Âge par la bande paru en 2001 et Le Moyen Âge en bulles en 2014Le Moyen Âge par la bande, Alain CORBELLARI et Alexander SCHWARZ (dir.), Étude de Lettres, 2001/1, Lausanne; Le Moyen Âge en bulles, Alain CORBELLARI et Aurélie REUSSER-ELZINGRE (dir.), Golion, Infolio, 2014. .

Le Moyen Âge en bande dessinée, ouvrage collectif paru sous la direction de Tristan Martine, est un objet scientifique de haute tenue, constitué de quinze textes avec apparat critique. Rédigé par neuf auteurs appartenant à différents horizons universitaires, il offre un panel d’approches variés, organisés en quatre rubriques, dont le découpage peut cependant apparaître contestable. S’intéressant au cas de la bande dessinée dite historique, l’ambition de ce collectif d’études est de montrer les évolutions dans la perception et la représentation du Moyen Âge en fonction des contextes de création. Il est impossible ici de révéler toute la richesse des quinze chapitres. Deux démarches complémentaires émergent des analyses composant ce volume : certains auteurs étudient diachroniquement un thème à partir d’un corpus quantitativement significatif étalé sur le long XXe siècle Il s’agit dans l’ordre des chapitres de l’ouvrage : 1. Seigneurs et paysans médiévaux, ou la lutte des classes dans la bande dessinée (Danièle ALEXANDRE-BIDON) 2. « Il était une fois un château magnifique…»: imaginaire d’un lieu de pouvoir dans la bande dessinée (Danièle ALEXANDRE-BIDON) 3. Moines ripailleurs et saints exemplaires: le clergé médiéval dans la bande dessinée (Tristan MARTINE) 4. Gentes dames et fortes femmes : la femme médiévale dans la bande dessinée (Danièle ALEXANDRE-BIDON) 5. La sorcière dans la BD médiévaliste : fantasmes, stéréotypes et détournements (Maxime PERBELLINI) 7. À la conquête du 9e art : la Tapisserie de Bayeux (Danièle ALEXANDRE-BIDON) 8. Violence, Moyen Âge et bande dessinée : le cas de la guerre de Cent Ans (Aymeric LANDOT); d’autres concentrent le regard sur une œuvre significative, un héros littéraire ou une figure mythique du Moyen Âge, dans le but de montrer comment certains dessinateurs ont développé des approches plus originales au sein du vaste corpus de la BD médiévaliste Cinq articles me semblent relever de cette démarche qualitative fondé sur une étude de cas : 9. Une réécriture du mythe par la bande dessinée : le Godefroid de Bouillon de Jean-Claude Servais (Magali JANET) 10. Tristan et Yseut en bande dessinée : tentatives d’acclimatation d’un mythe subversif (Florence PLET-NICOLAS) 11. Robin Hood, ou comment la BD contribue à la construction d’un mythe moderne (Danièle ALEXANDRE-BIDON) 12. Être djinn à la place du calife : l’Islam médiéval en bande dessinée. L’exemple du Sourire des marionnettes de Jean Dytar (Carole MABBOUX), 13. De l’Antiquité d’Alix au Moyen Âge de Jhen: Jacques Martin explore le temps (Julie GALLEGO) .

L’analyse sérielle de plusieurs dizaines d’œuvres prédomine dans la première partie de l’ouvrage, notamment dans les cinq articles de Danièle Alexandre-Bidon, consacrée à des figures incontournables de l’histoire du Moyen Âge et de la médiévalistique (le moine, le seigneur et le guerrier, le paysan, pour s’en tenir à l’ordre de la trifonctionnalité féodale des ordres sociaux, mais aussi la femme et l’inévitable figure de la sorcière), ainsi qu’à d’autres archétypes de la période (le château, la broderie de Bayeux, la violence). Ces études montrent l’évolution des stéréotypes sur un bon siècle de BD, en relation avec les contextes de création et les préoccupations idéologiques de l’auteur, de la revue ou de la maison d’édition. On apprend ainsi que la petite paysannerie est toujours montrée comme un monde positif depuis les début de la BD à l’aube du 20e siècle, en lien avec l’idéologie républicaine du petit propriétaire, bien avant que le régime de Vichy ne vante les mérites du « retour à la terre » et ne survalorise le paysan. Les stéréotypes concernant les seigneurs résistent aussi au temps : le plus souvent dépeints comme des êtres cruels envers les paysans, ils sont forcément orgueilleux, jusqu’à imprégner leur demeure de leur tare, puisque « le dessin du château donne au lecteur une indication visuelle sur la qualité morale de son propriétaire » (n°2, p. 57).

Au-delà de l’analyse quantitative de ces figures stéréotypées, l’approche sérielle permet encore de dresser des typologies de héros, positifs ou négatifs, et en creux de dresser l’inventaire des grands absents des cases de la BD médiévalisante : les alleutiers, les ordres mendiants, le clergé paroissial, les marchands et artisans… Pour ne développer qu’un cas de figure, la place des femmes et leurs fonctions se révèlent très contrastées selon leur statut social (n°4) : si les héroïnes nobles peuvent être au centre de l’action, en particulier des reines emblématiques (Brunehaut, Aliénor d’Aquitaine) ou l’incontournable figure de Jeanne d’Arc, les autres femmes issues du peuple (paysannes, servantes ou marchandes) ne sont que de faire-valoir pour les héros mâles. Éternelles mineures, leur existence reste sous le contrôle des pères et des maris et leur destin ne prend sens que dans le mariage, y compris dans la BD postérieure aux années 60. Dès que la femme se libère, c’est trop souvent pour devenir une héroïne sexualisée de BD érotique, voire pornographique, objet ou victime des fantasmes et des violences des médiévaux. Quand l’intrigue se situe dans le monde musulman (n°12), la femme se fait tout aussi rare, mais plus systématiquement sensuelle et tentatrice ; elle reste en somme un personnage secondaire au service du plaisir masculin ou de la mise à l’épreuve du héros.

Un des aspects les plus passionnants de ce travail concerne la construction des stéréotypes utilisés dans la BD médiévaliste : sont-ils issus d’une historiographie romantique à la Michelet ou remontent-ils à une construction antérieure, voire directement au Moyen Age ? En somme, invention moderne ou origine médiévale ? Danièle Alexandre-Bidon démontre que les châteaux représentés dans les BD médiévalisantes s’inspirent toujours des forteresses du 14e siècle, avec pont-levis, donjon et mâchicoulis, quand bien même l’intrigue se déroule dans un haut Moyen Âge qui ne connait pas les châteaux (n°2) ! Quant à la figure incontournable de la sorcière, l’article passionnant de Maxime Perbellini (n°5) offre des clefs de compréhension de cette figure, mais aussi plus largement des stratégies des auteurs de production bédéiste médiévalisante : « dans le cadre d’un contexte médiévaliste, où l’auteur, au sens large, se doit de réaliser un jeu de va-et-vient entre son lecteur, ses représentations et le sens historique de son propos, la BD finit par s’approprier une série de personnages aux caractéristiques fortes, limpides et suggestives. La sorcière dans la BD n’est pas en demi-teinte, et il nous semble qu’elle investit pleinement le champ de sa forme, […] allant interpeller directement le destinataire de l’image dans ses représentations inconscientes » (n°5, p. 122). L’auteur montre que la représentation contemporaine de ce personnage, qu’elle soit dramatisée ou humoristique, renvoie aux stéréotypes forgés au cours de la grande chasse aux sorcières des 16e et 17e siècles, et non à sa construction imaginaire lors de la fin du Moyen Âge.

L’origine médiévale d’autres figures stéréotypées dans la BD médiévaliste aurait encore pu être mise en évidence. Ainsi, le noble pétri d’orgueil qui exploite et malmène ses pauvres tenanciers peuple les productions de toutes époques et permet une dénonciation facile de la féodalité comme système d’oppression inique et arbitraire. Or, dans les chroniques des derniers siècles du Moyen Âge, le noble en général, et le seigneur en particulier, incarne les péchés d’orgueil et de convoitise. Le moine glouton étudié par Tristan Marine (n°3) est une figure parodique classique de la BD et d’autres médias (que l’on pense au moine bien en chair support de publicité pour un fromage) : personnage incontournable des productions humoristiques, il est instrumentalisé à partir des années 1970 dans un but anticlérical. Or, le discours de dénonciation du moine glouton apparait déjà dans les textes issus des courants réformateurs de l’Église entre le 9e et le début du 13e, afin de lutter contre plusieurs dérives du mode de vie monastique, tandis que le lieu commun de l’obésité du corps du moine fait son apparition au début du 12e siècle, afin de dévoiler à travers le corps pécheur les vices de son âme Isabelle ROSE, « Le moine glouton et son corps dans les discours cénobitiques réformateurs (début du IXe-début du XIIIe siècles) », dans K. Karila-Cohen et F. Quellier (dir.), Le corps du gourmand, d’Héraklès à Alexandre le Bienheureux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 191-219..

D’autres études pointent des thèmes particuliers. Ainsi, l’article de Carole Mabboux met en exergue l’originalité iconographique de l’album de Jean Dytar, le Sourire des marionnettes, situé dans un Moyen Âge islamique, sans pour autant reprendre les clichés d’un monde musulman fanatique ou voluptueuxCet album de 2009 vient d’être réédité chez Delcourt. Il a fait l’objet d’une discussion dans « La fabrique de l’histoire » d’E. Laurentin le vendredi 2 décembre 2016 (https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/table-ronde-fiction-le-theatre-du-soleil-le-film-go-home-et-la-bd) . S’inspirant des miniatures persanes des 15e et 16e siècles, l’auteur en reprend les codes graphiques, au point qu’il réussit à « raconter une histoire à la manière de l’iconographie médiévale » (n°13, p. 288). Quel plus bel hommage pouvait-on rendre à l’art musulman et plus largement aux iconographes médiévaux dont la beauté et la complexité des productions continuent de nous impressionner ? Mais le 9e art n’est pas qu’image : il est aussi bulle ; ce qui pose la question de la langue utilisée dans la bande dessinée. Alain Corbellari (n° 6) déplore un faible dépaysement linguistique : en indiquant qu’aucune œuvre ne propose de dialogues en français médiéval (ancien ou moyen français), l’auteur constate que la plupart usent d’une « franche modernisation » de la langue, soit le « degré zéro de la médiévalité linguistique ». Et l’auteur de mettre en exergue l’originalité de la langue de rares albums, en particulier ceux de Jean-Charles Kraehn (Ruistre) et François Bourgeon (Compagnons du crépuscule), auxquels on peut ajouter les neuf tomes de Jhen de Jacques Martin, pour lesquelles Julie Gallego (n°9) procède à une fine analyse linguistique des tournures grammaticales et du vocabulaire. Elle aboutit à la conclusion que J. Martin réussit à créer un langage médiéval artificiel, dans le respect « des données linguistiques répertoriés par les médiévistes » (p. 317).

Il est tentant pour les professeurs d’histoire de s’appuyer sur ce travail collectif afin de proposer à leurs élèves ou étudiants des séquences pédagogiques fondées sur le 9e art. Afin d’être conscients des parti-pris des auteurs et des genres variés au sein de ce vaste corpus des BD médiévalisantes, ils pourraient commencer par s’appuyer sur la typologie conçue par Bernard Ribémont, qui distingue la BD historique (épique, romanesque ou onirique), la BD médio-dérisionnelle (à dimension humoristique) et la BD médio-fantasmatique incluant le fantastique, le mythologique, l’onirique et l’érotique Bernard RIBEMONT, « Mythe médiéval, BD et dérision : Tristan et Yseult, via Merlin », dans Mythe et bande dessinée, (dir.) Viviane Alary et Danielle Corrado, Clermont Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 419-436. . Il faudrait aussi expliciter les nombreuses finalités des œuvres utilisées, quelque soit leur ancienneté. Si une BD à fonction pédagogique mise au service de l’histoire savante ou érudite est présente depuis les origines du médium, d’autres œuvres développent une finalité moralisante (à l’instar de la BD chrétienne) ou sont des instruments au service d’une cause politique (qu’elle soit d’obédience communiste, d’extrême droite ou plus récemment d’inspiration écologiste), sans compter la florescence du récit national au sortir de la seconde guerre mondiale, mettant en exergue les grandes dates de l’histoire de France et les figures héroïques de la nation, de Charlemagne à Jeanne d’Arc, en passant par saint Louis ou Philippe Le BelPour une approche pédagogique de la BD médiévale, on trouvera quelques expériences en ligne sur des sites académiques, grâce à un recensement partiel par le site du laboratoire junior Sciences Dessinées (http://labojrsd.hypotheses.org/ressources/bibliographies-thematiques/bd-et-enseignement-2-propositions-pedagogiques-en-ligne), à compléter par un numéro récent des Cahiers pédagogiques, « A l’école de la bande dessinée », n° 506, juin 2013..

La BD médiévalisante peut désormais s’appuyer sur l’expertise d’historiens impliqués dans des projets en tant que conseillers, ce qui rend son usage pédagogique encore plus aisé. Cette expérience de collaboration est objet du dernier chapitre du livre (n° 14) prenant la forme d’un entretien entre Cédric Illand, éditeur chez Glénat, Christophe Regnault, dessinateur de l’album consacré à Philippe le Bel et Geneviève Bührer-Thierry, professeure d’histoire du Moyen Âge à Paris 1, spécialiste du haut Moyen Âge et collaboratrice du volume consacré à Charlemagne aux éditions Glénat Ch. 14. « Comment faire de la bande dessinée historique médiévaliste : Entretien avec G. Bührer-Thierry, C. Illand et C. Regnault mené par Tristan MARTINE », p. 325-356. . Il en ressort que l’approche biographique reste une entrée privilégiée pour attirer un lectorat élargi, en particulier auprès des générations plus âgées, et que l’album doit reposer sur une base factuelle vivante, quand bien même l’objectif consiste aussi à utiliser une entrée thématique dans chaque album, comme la construction de l’État moderne avec Philippe le Bel. En outre, le dialogue reste le mode de narration dominant, tandis que le dessin réaliste s’impose pour offrir une représentation la plus fidèle possible de l’époque traitée (de Charlemagne à Saladin). Et Tristan Martine de constater et de se réjouir, en conclusion de ce riche et stimulant volume collectif Tristan MARTINE, « Conclusion : La bande dessinée médiévaliste : un avenir pour la médiévistique ? » , p. 361-367. , du succès éditorial croissant des BD médiévalisantes depuis une quinzaine d’années… avant d’en d’appeler, dans la foulée de Yvan Jablonka Ivan JABLONKA, « Histoire et bande dessinée », 18 novembre 2014 (http://www.laviedesidees.fr/Histoire-et-bande-dessinee.html). , à une collaboration plus intime entre historiens et dessinateurs : « la rencontre entre la bande dessinée et la médiévistique permettrait alors de remodeler en profondeur la bande dessinée médiévaliste et de faire souffler un vent nouveau tant sur les modes d’enquête de l’historien que sur les modalités d’écriture des auteurs ». Gageons que tous les amoureux du Moyen Âge auraient beaucoup à y gagner, à commencer par les enseignants à la recherche d’outils pédagogiques adaptés pour susciter l’intérêt des élèves, dont la vision de la période est contaminée par les innombrables medieval fantasy, que ce soit dans la BD ou le jeu vidéo.