C’est donc sur cette base collective qu’Ungersheim, dont le maire est Jean-Claude Mensch, effectue la « transition », c’est-à-dire, selon le site de la mairie, une démarche « consistant à préparer [les] citoyens à la raréfaction des ressources fossiles essentiellement le pétrole dont les coûts vont impacter considérablement les budgets, mais aussi à s’adapter par anticipation aux dérèglements climatiques en créant des modes de vie plus reliés et plus enrichissants ». Pour cela, vingt-et-une actions pour le XXIe siècle ont été définies en 2012, réparties en trois catégories :
- l’autonomie intellectuelle, à l’égard des pressions consuméristes : une démocratie participative ; promotion du commerce équitable ; l’adhésion au réseau international « Territoires citoyens du monde » pour lutter pour la paix et contre la faim dans le monde ; constituer un forum citoyen pour construire un futur sans nucléaire (Ungersheim est à quelques kilomètres de Fessenheim, centrale contre l’édification de laquelle Jean-Claude Mensch a milité) ; création d’une monnaie locale (le « radis ») ; élaboration d’un atlas communal de la biodiversité ; reconversion d’une friche industrielle de onze hectares ;
- indépendance énergétique : piscine municipale chauffée à l’énergie solaire thermique (1999) ; centrale solaire sur la friche industrielle (Helio Parc 68) ; chaufferie au bois pour plusieurs bâtiments communaux ; programme de réduction de 40 % de la consommation de l’éclairage public, et de mise aux normes des bâtiments publics ; construction d’un éco-quartier ; retrait des produits chimiques utilisés par la commune ; achat d’un cheval cantonnier pour les travaux et le transport scolaire ;
- souveraineté alimentaire (programme « de la graine à l’assiette ») : restauration scolaire 100 % bio ; exploitation maraîchère bio de 8 hectares (chantier d’insertion) ; légumerie-conserverie (juin 2015) ; cuisine centrale bio pour la restauration scolaire (sept; 2014) ; maison des natures et des cultures.
Si certaines des actions ont été réalisées avant le projet de 2012, l’idée est de donner un cadre cohérent à tout ce qui est et sera mis en œuvre. Car entre temps, Jean-Claude Mensch a entendu parler de l’initiative de Rob Hopkins à Totnes, qui a lancé en 2006 le réseau des « Villes en transition » (Transition Network)Sur ce point, voir l’article d’Adrien Krauz, « Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine », Métropolitiques, 1er déc. 2014. Pour la France, voir le site Transition France..
Vingt-et-une actions… Autant dire que, même en deux heures, le film de Marie-Monique Robin ne pouvait pas les aborder toutes avec exhaustivité, d’autant qu’elle a suivi l’évolution du village vers sa transition sur une année (2014-2015). Aussi, le choix a été fait de s’appuyer sur des initiatives et des personnages récurrents.
L’accent est donc mis sur l’implication des élèves dans le projet municipal : un ajout à la charte des droits des enfants (avoir le droit d’habiter sur une planète propre, où la biodiversité est préservée) ; la restauration 100 % bio, qui s’approvisionne notamment à la régie alimentaire municipale (la Ferme des trèfles rouges) ; le transport scolaire à cheval ; le choix de l’empennage de l’éolienne, etc. On voit également l’implication du lycée en transition Théodore-Deck, à Guebwiller, dont les élèves participent à la pose de panneaux photovoltaïques sur le toit de la maison des natures et des cultures.
C’est aussi le développement d’une économie sociale et solidaire, au travers du chantier d’insertion développé à la régie d’alimentaire, la Ferme des trèfles rouges (qui répond aux besoins de l’école et des particuliers), la cuisine centrale (qui approvisionne l’école d’Ungersheim et de villages alentours), l’atelier de bénévoles qui transforment les légumes et fruits invendus. Et au-delà, c’est le développement d’actions collectives, donc solidaires : le ramassage des pommes de terre, la participation à la construction de la maison des natures et des cultures, etc.
Le film met aussi en valeur la volonté d’aller vers l’autonomie énergétique, avec la ferme solaire bâtie sur la friche industrielle, l’éolienne de la maison des natures et des cultures, les aides fournies aux particuliers pour économiser l’énergie. La construction de l’éco-quartier représente à cet égard une vitrine synthétique de tout cela, puisqu’il comprend des maisons passives dont l’ambition est de ne pas consommer de ressources fossiles et de ne pas rejeter de déchets (à quoi s’engagent les nouveaux propriétaires, en signant l’acte de vente). On note au passage les efforts d’intégration des nouveaux venus, qui confirme ce que dit Bertrand Helmli-Fontez : « Moi, j’ai vécu pendant un peu moins de dix ans dans un petit village, en Alsace aussi […] : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à ce village-là. Je suis arrivé à Ungersheim : j’ai eu l’impression que je vivais toujours ici ».
On voit également une nette volonté de relocaliser l’économie. La démarche de production alimentaire y contribue, mais aussi la création d’une monnaie locale complémentaire, le « radis ». Le but est de favoriser les commerces locaux, tout en décourageant les déplacements en voiture vers les centres commerciaux de Mulhouse.
Le film évoque également (mais trop rapidement) le travail des commissions participativesLe site de la mairie montre qu’il y en a cinq. Le maire n’est donc pas seul, ni plus que le conseil municipal : il y a une volonté d’impliquer la population.
Le film s’appuie également sur des figures. En premier lieu, il s’agit de Jean-Claude Mensch, bien sûr, dont on comprend vite qu’il est la source d’inspiration principale des initiatives qui sont mises en œuvre. Mais on voit le caractère affable de cet homme modeste, et on comprend que pour lui, la fonction de maire est à distinguer de la notion de pouvoir sur les autres. Agissant comme élément d’incitation et de coordination, cela correspond plutôt à l’idée de pouvoir avec les autres.
C’est aussi Jean-Sébastien Cuisnier, ancien vétérinaire qui est devenu chargé de mission en avril 2014, dans le but de créer une régie municipale agricole fonctionnant selon les principes de la permaculture, c’est-à-dire « rendre un territoire productif en limitant les interventions humaines et en créant un éco-système qui fonctionne de façon plus ou moins autonome. […] On peut envisager une production légumière […], céréalière, un élevage, de l’apiculture ». Mais le rêve de Jean-Sébastien Cuisnier est « que les gens se reconnectent avec le caractère vivrier de la nature qui les entoure ».
C’est encore le couple Moyses, qui travaille avec des variétés de blés anciens et même locaux (le rouge d’Altkirch), qu’il expérimente dans une parcelle d’essai, et qui est panifié par eux-mêmes. Il a fallu pour cela une rupture avec le modèle agricole familial, productiviste. Les résultats sont pourtant là, et les clients toujours plus nombreux. Notons qu’il s’agit de la seule initiative privée présentée dans le film.
Les obstacles n’ont pas cependant pas dû manquer, dont on regrette que le film ne les ait pas montrés suffisamment. Bertrand Helmli-Fontez ne cache pas que « tout le monde ne suit pas le mouvement. […] Il y a un mouvement qui est en action, qui est porté par l’équipe municipale, par une partie des villageois. Tout le monde n’adhère pas forcément. Tout le monde n’y croit pas forcément ». Jean-Claude Mensch le confirme : « il y a un noyau […] d’une cinquantaine de personnes, à peu près, bon an, mal an. Il y en a qui viennent, il y en a qui partent, mais qui s’engagent. Il y a des moments où l’on est effectivement dans le doute, parce que les idées qu’on voudrait partager, qu’on voudrait essaimer ne sont pas suffisamment entendues, qu’il n’y a pas suffisamment non plus d’engouement à mon sens. Et alors, on est dans le doute et on se sent seul ».
Le scepticisme est au sein du conseil municipal avec Aimé Moyses, agriculteur (intensif) et adjoint au maire, dont on perçoit qu’il est très partagé : « moi, je doute par rapport à la modernité. Moi, je vois pas comment faire dans une exploitation agricole, où trouver la main-d’œuvre pour faire ces boulots, quoi. Nous, on s’en est sorti jusqu’aujourd’hui avec la productivité […] : un bonhomme fait une centaine d’hectares. Aujourd’hui, pour faire quelques ares de patates, je vois qu’il y a du monde […] : où trouver ce personnel ? Comment le rémunérer ? Comment… Voilà : c’est ça qui me fait beaucoup peur ». Il reconnaît qu’ « on ne produit plus rien qu’on mange en direct. Il y a peut-être un problème quand même, mais comment avancer, ça, je ne sais pas. […] On ne peut pas dire qu’il se passe rien […] : je n’ai jamais vu un été aussi chaud, aussi sec de ma vie. […] Le climat change : on le voit […]. Peut-être qu’on fera plus de maïs, parce que c’est plus possible. Après, faire quoi à la place, ça… ». Pour autant, son soutien à la politique du maire est mesuré : « il a une idée à la seconde, et des fois, on a du mal à le suivre […] et il faut freiner, de temps en temps, car sinon il peut vite déraper, quand même ». Mais on ne saura pas quelles propositions ont été rejetées. Il n’empêche que le même adjoint ajoute « Mais on le soutient. Ce qu’il a fait, c’est regardé par les autres communes […] et vous n’entendez que du bien par rapport à ça ».
On ne voit pas non plus les opposants à la politique menée. Quatre conseillers ont été élus en dehors de la liste de Jean-Claude Mensch : il aurait été intéressant de savoir ce qu’ils pensent, ainsi que quelques-uns de leurs électeurs. Aux présidentielles et aux régionales, la commune a placé le Front national en tête du scrutin : on ne voit pas bien en quoi l’idéologie de ce parti est compatible avec les vingt-et-une actions. D’où l’intérêt qu’il y aurait eu à savoir jusqu’où va l’adhésion de la population aux projets conduits.
Le village foisonne d’actions. Rob Hopkins a passé une journée à passer d’inauguration en inauguration, lors des journées de la transition de septembre 2015, et il s’émerveille « d’avoir tant de choix que [sa] tête exploserait d’excitation ». Et c’est certainement le principal intérêt de ce film que de montrer les résultats auxquels est parvenu un village modeste de 2 200 habitants, dont la ressource principale que représentait l’exploitation de la potasse a disparu, sans moyens extraordinaires. Il montre en outre que ce mouvement s’incarne dans des personnes modestes, avec qui il est facile de s’identifier. Cela devrait inciter des collectivités territoriales mieux dotées à aller dans le même sens :ce qui est possible à Ungersheim est donc possible ailleurs, à la condition de mobiliser les énergies individuelles en une force collective. En cela, il constitue un formidable encouragement à l’action, sans attendre.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes