Stéphane Le bras, maître de conférences à l’université de Clermont-Auvergne, publie un ouvrage, issu d’une thèse d’histoire contemporaine, centré sur une profession, souvent oubliée des travaux universitaires sur la vigne et le vin : les négociants. L’espace étudié est le Languedoc longtemps région de monoculture de la vigne qui produisait, pour une part importante, des vins de consommation courante destinée aux catégories populaires, à Paris et ailleurs. Vins qui étaient fréquemment coupés avec des vins algériens, ou d’autres régions, et rarement bus tels quels. Ce travail porte sur plusieurs dizaines d’années (1900-1970) qui voient la viticulture du Languedoc être confrontée à des crises récurrentes. L’étude des évolutions économiques et sociales de ce groupe professionnel permet, par ailleurs, de repérer les grandes transformations de la France en ce XX° siècle : concentration des acteurs du négoce, avènement de la grande distribution, « révolution » des transports, mutation de la consommation de vin, bien sûr, mais aussi, évolution de la production et transformation de la région…
Les années 1900-1920 constituent, selon l’auteur, « l’âge d’or du négoce méridional » malgré la crise de 1907. L’auteur commence par présenter ce négoce, il en souligne l’hétérogénéité mais aussi les points communs. Le négociant peut être un véritable « artisan des vins » qui achète, stocke, soigne, coupe les vins et les revend au-delà de la région ou être un simple transmetteur d’ordres. Il est en tout cas un homme important dans la société locale et les maisons de négoce sont actives dans les villes : Béziers en premier lieu mais aussi Sète, Montpellier… et leur présence se repère à la futaille en bois abondante dans les rues ou aux belles demeures des négociants, symboles de la position alors centrale de ceux-ci dans le marché des vins. Le chapitre intitulé « Un modèle de capitalisme à la française » évoque l’importance du réseau relationnel et de la famille dans la gestion de ces maisons de négoce qui ont permis aux négociants d’acquérir un patrimoine parfois très important. D’où leur volonté de se distinguer par leur style de vie et leur influence dans la société locale.
Entre 1914 et 1945, le négoce méridional est confronté à plusieurs défis. Après une embellie liée à la guerre qui apporte de beaux profits à certains d’entre eux (p. 233), les négociants sont confrontés à une action plus marquée de l’État qui aide au développement de la coopération et promeut le « Statut viticole ». Et ce alors que se développe une nouvelle concurrence extra-régionale (p. 251 et suivantes) liée à des maisons d’alimentation (Félix potin, Docks lyonnais…) et que les importations de vins algériens jouent un rôle accru. Pour résister, de réels efforts de « modernisation des structures et des pratiques » (p. 273) sont entrepris dans les années 1930. Pendant la Seconde guerre mondiale alors qu’un nombre significatif de vignerons et de négociants sont absents et que le marché est déstabilisé, les maisons de négoce doivent répondre aux exigences de Vichy mais aussi à celles des occupants. De ce fait, « l’image du négoce sort particulièrement écornée de la période » (p. 340), en particulier chez les producteurs.
À partir de 1945, pour l’auteur, les négociants du Languedoc connaissent un « inexorable effacement ». Ils ont une mauvaise image auprès des vignerons du Midi qui mènent de rudes actions dans les années 1960-1970 accompagnées de déprédations matérielles et de vidages de cuves, sans cependant qu’il y ait réellement de violence aux personnes importantes et répétées avant 1970[1]. Dans le même temps, la concurrence de grandes maisons de négoce d’autres régions, à l’assise financière plus solide, ou des centrales d’achat (pour la grande distribution) les touchent durement. Les vins algériens passent par d’autres ports que celui de Sète et le règlement viti-vinicole européen favorise, à partir de 1970, les importations de vins italiens à bas prix. Dans le même temps, la consommation de vin diminue et change. Enfin, une partie des enfants de négociants se tournent vers d’autres professions plus prestigieuses ou plus lucratives. Autant de facteurs qui déstabilisent la profession même si certaines maisons de négoce résistent voire se développent souvent en se tournant vers la confection de vins de qualité.
Une étude solide qui apporte de nombreuses informations sur une fort belle région, le Languedoc, et son évolution mais aussi sur les mutations du commerce et de la consommation au siècle dernier.
[1] Seul bémol à cette recension, l’expression «multiplication des agressions physiques » employée par l’auteur (p. 354) nous semble exagérée .
Stéphane
J’ai oublié de dire que le livre est bien écrit…
Bonne soirée
JP Martin
Merci beaucoup, Cher Jean-Philippe, pour la restitution très fidèle de l’esprit de cet ouvrage, tiré de mes travaux de recherche en thèse.
A propos de l’expression « multiplication des agressions physiques », elle plus maladroite qu’exagérée. En effet, je veux pointer là la multiplication des attaques contre les bâtiments ou les biens des négociants (les trains par exemple), qui sont nombreuses dans les années 1960 et 1970, notamment pour les grands importateurs (mais pas uniquement : Les Vermoutheries Jean Prats (qui succèdent à Cazalis & Prats » sont victimes d’un incendie dont tout laisse à penser qu’il est criminel, alors qu’eux sont plutôt spécialisés dans les produits de qualité), alors qu’elles n’existent pas dans les années d’avant-guerre.
Mais c’est vrai qu' »agressions physiques » renvoie plutôt à des personnes, ce qui est donc maladroit (et que je n’en ai jamais entendu parler ni dans les témoins rencontrés ni dans les sources).
Encore merci pour la lecture attentive !
SLB