On doit remercier les éditions Anacharsis, qui mettent à la disposition des lecteurs français des ouvrages importants d’historiens américains, comme celui de Jill Lepore, paru originellement en 1998 et consacré à une guerre peu connue en France, qui opposa en 1675-1676 les colons anglais aux Indiens Algonquins et reste une des guerres les plus destructrices de l’histoire américaine, et la plus violente. Plus de la moitié des implantations anglaises (29 villes) furent dévastées, les colons étant quasiment repoussés jusqu’à la côte. Des milliers d’Indiens Algonquins moururent au combat, de faim et de maladie ou déportés en esclavage. Les deux camps se livrèrent à d’importantes atrocités. La guerre est documenté, du côté des colons anglais, par plus de 400 lettres et trente éditions d’une vingtaine d’ouvrages, mais aussi par des pièces de théâtre. Côté Indiens, en revanche, les traces écrites sont rares.
C’est ce décalage, et une interrogation sur « la guerre et sur la manière dont les gens l’écrivent » (p. 7), qui a conduit Jill Lepore à y consacrer cet ouvrage passionnant. Collaboratrice au New Yorker, Jill Lepore est professeur d’histoire américaine à l’université de Harvard. Elle s’intéresse particulièrement à l’histoire américaine et aux manques et asymétries dans les sources de l’histoire, ainsi qu’aux questions de langage et d’écriture de l’histoire. Outre Le Nom de la Guerre, de nombreuses fois primé aux États-Unis, elle a écrit aussi bien sur New York et l’esclavage (New York Burning: Liberty, Slavery and Conspiracy in Eighteenth-Century Manhattan, Knopf, 2005) que sur la plus jeune sœur de Benjamin Franklin (Book of Ages: The Life and Opinions of Jane Franklin, Knopf, 2013) ou sur Wonder Woman (The Secret History of Wonder Woman, Knopf, 2014), dont on trouvera des extraits sur le site personnel de l’historienne.
L’histoire du Roi Philipp que Jill Lepore raconte en quatre temps (Langage, Guerre, Servitude et Mémoire) est moins l’histoire de la guerre elle-même que l’histoire des comportements, tantôt compréhensifs, tantôt brutaux, des colons envers les Indiens avant (on lira de belles pages sur l’alphabétisation des Indiens destructrice de leur identité) ; « de la manière aussi dont les colons anglais sont devenus américains » (p. 400) en se définissant contre les Indiens dans un premier temps, en les « effaçant » du paysage (en les croyant disparus) ensuite alors qu’ils étaient toujours présents, enfin en les réintégrant et en les réhabilitant, par le théâtre populaire, dans leur mémoire historique. On lira ainsi des pages très riches, et très utiles pour notre enseignement sur l’élargissement du monde en Seconde par exemple, sur la question de la rencontre et du contact entre colons et peuples indigènes et sur l’opposition civilisation – sauvagerie, y compris dans le paysage.
C’est de plus l’histoire « des conceptions mouvantes de l’identité indienne – des allégeances tribales aux campagnes en faveur de la souveraineté politique, au panindianisme et aux luttes contemporaines pour garantir la survie culturelle et la reconnaissance politique » (p. 400). C’est enfin, et la préface de l’ouvrage écrite par Jill Lepore est une réflexion particulièrement enrichissante dans le cadre de notre enseignement (étant donnée la place de la guerre dans nos programmes d’Histoire), une histoire de la guerre comme écriture et récit (sur le moment, dans la mémoire et par l’historien ensuite) « d’avant l’apparition de la télévision, du cinéma et de la photographie (…) à une époque et en un lieu où même les inscriptions rudimentaires sur les troncs des arbres étaient rares et où le livre imprimé était un produit exceptionnel… » (p. 10).
« Faire la guerre, écrire sur elle et s’en souvenir sont des actes qui déterminent sa postérité et tracent des frontières » (p. 10) : c’est dans l’exploration de ces frontières que Jill Lepore nous guide avec bonheur et brio.