Paru juste avant l’élargissement de l’Union Européenne, cet ouvrage collectif reste dans le contexte du débat sur la constitution et la négociation de l’adhésion de la Turquie particulièrement utile. Formé par 59 contributions de deux à trois pages chacune, cet ouvrage n’est pas très épais, mais son contenu est particulièrement dense et pertinent.
L’ensemble est divisé en plusieurs thèmes de réflexion allant des peuples d’Europe aux nouvelles frontières, en passant par les politiques européennes, la gouvernance, ou sa place dans l’Europe.

 

Première partie : peuples d’Europe et peuple européen

Cette section de l’ouvrage est formée de contributions qui visent à s’interroger sur l’Europe en tant que concept. Quelles sont les caractéristiques de cette Europe issue de la volonté de quelques hommes au lendemain de la seconde guerre mondiale, et quelles en sont les caractéristiques nouvelles dans une construction post-totalitaire pour la partie orientale du continent.

Du coup, comment les peuples qui composent cette union, perçoivent-t-ils leur appartenance à cet ensemble géopolitique ?

Nation qu’on ignore ou nation qui s’ignore ? Si on se base sur les idées de Jean-Luc Depeuch, professeur à l’ENSAM qui envisage toutefois une progression irréversible vers une Europe fédérale, grâce paradoxalement aux États-Unis, des « éveilleurs » d’Europe.
Ce sentiment d’appartenance est d’ailleurs exprimé avec une intensité variable pour Bruno Jambart, même si la fin de la Guerre froide peut amener à s’interroger sur cette définition d’occidentaux, dans un camp, contre l’autre. Il n’empêche que ce sentiment d’appartenance progresse lentement.

L’exigence de laïcité, spécialité française amène le sociologue du CNRS, Jean-Paul Willalme à s’interroger sur la nouvelle prise en compte des minorités religieuses. Toutefois cette laïcisation de la conscience religieuses, ou cette sécularisation des mentalités dont parle l’auteur, laisserait une large place à un débat.

En effet, l’Europe doit-elle se définir comme chrétienne, protestante et catholique romaine mais sans les orthodoxes ? Comment compter la place croissante dans l’union européenne d’une population de culture musulmane, sans parler de l’éventuelle entrée de la Turquie?

L’Europe, pour le philosophe Christian Ruby, est un inspirateur de valeurs, « une tradition » qui permet de passer pour un fondement de l’action présente. Paradoxalement, cette réflexion philosophique qui se fait en langues nationales est quand même marquée par une approche commune dans la confrontation aux autres traditions philosophiques.

La construction européenne qui s’est voulue « du juste milieu », face à une approche révolutionnaire apparaît relativement « grise » pour le politologue Pierre Hassner. Fondé sur les droits et l’économique, le projet Européen n’est pas celui d’une grande politique, équivalent aux messianismes jadis opposés, soviétique et étasunien.

La formation urbaine de l’Europe est un sujet rarement abordé, alors que ce sont les villes qui semblent devenir les pôles de gouvernance de l’Union, plus peut-être que les États. Les villes sont les principales bénéficiaires des politiques publiques et de fait, le problème de la marginalisation de territoires non urbanisés est posé.

Les services d’intérêt général, éléments essentiels du modèle de société européen, sont abordés par Gilles Dumont, professeur de droit public à Limoges. Ils participeraient d’après lui au lien d’appartenance des citoyens à la société européenne.

La cohabitation en Europe de traditions différentes de services publics entre le modèle français, celui hérité des pays sortant du communisme et les aspirations libérales peut amener à des oppositions entre pays, même si la tendance va sans doute dans une approche a minima, des services d’intérêt général.

La crise de la citoyenneté européenne, la baisse de l’influence européenne des syndicats, pourtant précocement à la recherche de leur unité continentale, la faible visibilité médiatique de l’Europe amène les différents auteurs de ces contributions à dresser un tableau assez pessimiste d’autant que Georges Mink conclut cette première partie par une réflexion sur la difficulté d’écrire un histoire européenne à plusieurs voix.

Seconde partie : comment gouverner l’Europe ?

Directement utilisable par les lecteurs de cet ouvrage, cette seconde partie est consacrée aux acteurs et instruments de la gouvernance européenne. Le triangle institutionnel, conseil des ministres, commission, parlement, évoqué par Jean-Louis Quermonne et Christian Hen est parfaitement décrit dans son fonctionnement; cela amène Mario Dehove, le coordonnateur de cet ouvrage à déclarer : « les nouvelles missions confiées à l’Union ne peuvent être menées sans un gouvernement européen. La coordination des politiques économiques et la multiplication des décideurs sont contradictoires avec un exécutif dispersé et donc moins efficace. »

Cela est d’autant plus vrai pour Guillaume Courty de Nanterre qui explique que les groupes d’intérêts sont de longue date considérés comme les partenaires légitimes des institutions. Cela ne peut-être compatible avec les exigences de démocratie et de transparence qu’avec un exécutif fort, dont peut-être un gouvernement de l’Union, comme l’affirme Mario Dehove. Encore faut-il pour cela que les partis politiques ne soient pas simplement des confédérations de partis nationaux, mais de véritables partis Européens. Seuls les Verts dans la plupart des pays de l’Union ont fait ce choix lors des dernières élections au parlement européen en 2004.

Rien à cet égard n’est évident lorsque l’on sait à quel point les négociations sur la convention et donc la constitution européenne sont restées « prisonnières des gouvernements » comme le regrette Paul Magnette, de l’Université libre de Bruxelles.

Sur la question centrale de la sécurité intérieure, un aspect de la construction européenne dans lequel les polices nationales ont été précocement engagées, ne serait-ce que dans les applications de la convention de Shengen, Henri Labayle de l’université de Pau regrette que les technocraties nationales ne puissent pas répondre aux besoins d’une société intégrée.

Les coopérations renforcées posent également le problème des différents niveaux d’intégration européenne, de la souveraineté des États-Nation, de la démocratie enfin. Ces questions sont l’objet d’autant de fiches et de développements dans la seconde partie du l’ouvrage.

L’union européenne intervient désormais dans un jeu complexe entre les États-Nations et les entités régionales dont elle fait partie. Philippe Moreau-Desfarges de l’IFRI, qui conclut cette partie, interroge en fait les décideurs, mais aussi les citoyens, sur cette redéfinition des relations internationales.

Troisième partie : Les politiques européennes

Cette troisième partie est à apprécier de façon globale tant la présentation de cette question élaborée par Mario Dehove, le coordonnateur de l’ouvrage apparaît évidente. De la présentation avec des chiffres récents du budget Européen, aux différentes approches des politiques européennes, vues sous l’angle du libéralisme ou de l’État providence, il y a largement, dans cette partie de quoi bâtir une argumentation à la fois pour un enseignant que pour un candidat à un concours de haut niveau.

Ces travaux sur les politiques européennes, comme la contribution de Benoît Coeuré de l’école polytechnique, la monnaie unique de Jacques Le Cacheux, de l’office français de conjonctures économiques, ou la stabilisation économique en régime de monnaie unique, de Robert Boyer, du CNRS, apportent sans doute un éclairage très immédiat et utile.

Le fonctionnement est expliqué clairement, même si le propos de ces trois auteurs vise aussi à montrer le chemin qui reste à parcourir vers un véritable gouvernement économique. Ce gouvernement est toujours défini comme une nécessité, mais on pourrait par contre regretter la présentation purement technique du pacte de stabilité que la France et l’Allemagne ont allègrement remis en cause depuis trois ans.

La protection sociale et la concurrence, l’instauration d’un salaire minimum européen et la nouvelle politique agricole commune, posent le problème de l’adaptation de cet espace européen à la mondialisation. Comment parler d’un salaire minimum européen face à la pression concurrentielle des géants économiques du tiers monde, Inde et Chine, pression concurrentielle suscitée par les firmes multinationales, y compris d’origine européennes, elles-mêmes ?

On pourrait d’ailleurs, avec Jacques Cacheux, (op. cit.) s’interroger sur les politiques macro-économiques de l’Europe qui apparaissent comme contradictoires avec les aspirations à une forme plus accentuée de libéralisme. Ce qui fonctionne aux États-Unis est de même nature mais avec des moyens plus efficaces, comme le jeu sur les taux d’intérêts, les variations de la monnaie de référence, instruments dont l’Europe ne dispose pas, car de nombreux pays qui la composent sont encore tributaires des importations états-uniennes.

 

Quatrième et cinquième partie : L’Europe dans le monde des nations et dans ses nouvelles frontières.

Ces deux dernières parties, apparaissent plus que les précédentes comme un long inventaire de ce qui reste à faire et des limites de la puissance Europe.

Non, clairement non, il n’existe pas aujourd’hui dans le court et le moyen terme d’Europe puissante, comme la France pouvait le souhaiter.

Sans doute des projets communs, d’industrie d’armement européenne sont-ils en route, mais tout de même comme le rappelle Jean-Paul Hébert de l’EHESS, quel affrontement transatlantique pour la suprématie technologique, nouvel avatar de la course aux armements, et que de handicap pour la vieille Europe, une main liée derrière le dos, pour cause de dissensions internes.

Comment enfin faire cohabiter l’Union Européenne et l’OTAN ? L’union européenne avance à la vitesse des économies en croissance molle, l’OTAN accélère le tempo au rythme des signatures au bas des traités… L’hégémonie américaine au sein de l’OTAN trouve son corollaire dans les difficultés de mettre en place l’indispensable Europe de la défense dont parle Christophe Cornu à propos du sommet de Saint Malo de 1998. N’y avait-il pas de fait plus récent ?
Si ce n’est pas le cas, cela signifie sans doute qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres.