Ce livre regroupe quelques-unes des communications présentées à un congrès tenu à Charleston, en 1997. Il est placé sous la direction de Bertrand van Ruymbeke, maître de conférences à l’Université de Toulouse, et de Randy J. Sparks, professeur associé à l’Université de Tulane (La Nouvelle-Orléans).
Les quinze communications du recueil sont précédées d’une brillante introduction de Bertrand Van Ruymbeke. L’auteur y présente les enjeux du sujet. L’ouvrage vise à comprendre les spécificités de l’identité et de l’expérience protestantes du XVIe au XXe siècles en France et dans les pays qui ont accueilli des « exilés pour la foi » – le Refuge- avant et après la Révocation de l’Édit de Nantes. B. van Ruymbeke souligne le caractère novateur d’une méthode qui consiste à ne pas séparer l’histoire des réformés en France de celle de la diaspora (p. 1). Un trait essentiel caractérise le « paradigme huguenot » à l’époque moderne. Les protestants, en France comme à l’étranger, ont toujours constitué une minorité. Minorité religieuse, de « type européen » selon la classification d’A.C. Hepburn (Minorities in History, New York, St Martin’s Press, 1978), revendiquant un statut séparé, les protestants deviennent au Refuge une minorité religieuse, linguistique voire ethnique, de « type américain », où prime la logique d’intégration à la majorité. C’est cette évolution, complexe, que le livre veut décrire.
Les trois premiers chapitres reviennent sur la situation des protestants en France sous le régime de l’Édit de Nantes. Le particularisme réformé se lit d’abord sur un plan institutionnel. Synodes nationaux et provinciaux, colloques et consistoires font des protestants un corps particulier dans la France d’Ancien Régime. Le consistoire, composé du ou des pasteurs et d’anciens, joue un rôle décisif dans les communautés réformées : il se charge de l’assistance aux pauvres, veille à l’organisation du catéchisme, exerce enfin une fonction de contrôle (moral et social) et de médiation (chapitre 2, Raymond A. Mentzer). Le droit traduit aussi la spécificité protestante. En plus de garantir, dans certaines conditions, l’accès au culte, l’Édit de Nantes établit, pour les affaires jugées en appel où les réformés sont partie, des Chambres spéciales rattachées aux Parlements, dites Chambres de l’Édit. Diane C. Margolf (chapitre 1er) présente cette originalité juridique et les contradictions qu’elle recèle (voir le compte rendu de la thèse de D. Margolf sur une des pages de ce site). Comme le montre Keith Luria dans son étude sur les cimetières poitevins (chapitre 3), les revendications identitaires des protestants n’excluent pas la recherche de la coexistence avec les catholiques. C’est la politique de Louis XIV qui exacerbe les tensions communautaires et fait de la différentiation religieuse la principale distinction sociale, au point que l’abjuration devient le seul moyen d’effacer cette ségrégation (p. 66).
Les douze communications suivantes s’intéressent à la diaspora protestante, de la seconde moitié du XVIe siècle à nos jours. En utilisant le terme de « diaspora », longtemps écarté par l’historiographie, les auteurs rattachent l’exode des réformés au modèle migratoire juif (note 2, p. 18). Trois des critères retenus par Michel Bruneau (Diasporas et espaces transnationaux, Paris, Anthropos, « Villes-Géographie », 2004, pp. 24-25) pour définir une diaspora sont opératoires dans le cas présent. La population considérée s’est dispersée sous la contrainte. Elle s’intègre dans les pays d’accueils tout en préservant une conscience identitaire, liée à son histoire et à la mémoire de son territoire d’origine. Enfin, les migrants conservent entre eux et avec la France de multiples liens. Le livre se place ainsi dans le sillage des travaux de Philippe Joutard et des chercheurs de l’Université de Toulouse (voir le recueil dirigé par Eckart Birnstiel et Chrystel Bernat, La Diaspora des Huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe- XVIIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2001, en particulier la conclusion pp. 141-147, et les articles consacrés au Refuge huguenot dans la revue Diasporas. Histoire et sociétés, dont le premier numéro a paru en 2002). L’utilisation du concept de diaspora pour qualifier le processus migratoire protestant mérite cependant une théorisation plus approfondie. Les travaux des sociologues et des géographes, notamment ceux de Robin Cohen (Global Diasporas. An Introduction, Londres, UCL Press, 1997), fournissent un point d’appui essentiel. La prise en compte de l’exode huguenot dans l’étude des diasporas n’est pas évidente pour tous les chercheurs. La récente mise au point de Stéphane Dufoix (Les Diasporas, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 2003) ne fait d’ailleurs pas mention de la question protestante.
Les articles de Tymothy Fehler, Charles Littleton et John Miller s’intéressent principalement au Premier Refuge (avant les années 1660) qui a vu le départ d’environ 20000 protestants. La majorité des émigrants est alors wallonne. A Emden, l’Église française est formée dès la seconde moitié des années 1550. Elle ne disparaîtra qu’en 1897 (chapitre 4, T. Fehler). Les communautés du Premier Refuge se maintiennent en général dans la première moitié du XVIIe siècle. Si l’Église de Norwich, tournée vers le monde wallon, dépérit, celle de Canterbury se stabilise à un niveau démographique substantiel (chapitre 6, J. Miller, tableaux pp. 125-126). L’identité huguenote est alors double. A Londres, dans la première moitié du XVIIe siècle, les enfants et petits-enfants des réfugiés, s’ils sont bien intégrés dans la société, manifestent un attachement particulier à l’Église française (chapitre 5, Ch. Littleton). Ils participent occasionnellement à la vie de la communauté tout en assistant régulièrement aux offices de l’Église anglicane. L’acculturation ne signifie pas l’assimilation.
Comme le montre la très riche communication de Willem Frijhoff (chapitre 7), le maillage des Églises du Premier Refuge aux Provinces-Unies a en partie permis l’absorption des émigrés qui affluent dans les mois qui suivent la Révocation de l’Édit de Nantes. A croire les estimations d’Hubert Nusteling, moins de 35000 protestants s’installent à long terme dans le pays à la fin du XVIIe siècle. On commence à avoir une idée du profil social des émigrants. A Amsterdam (p. 137), la majorité appartient aux classes urbaines moyennes et travaille dans le secteur textile ou commercial. Les réfugiés viennent, pour la plupart, des grands bastions de la Réforme (Rouen, Paris, Sedan, La Rochelle, Montpellier etc.). Le Second Refuge, de bien moindre importance numérique que le Premier (p. 141), de peu de conséquence économique (p. 148), a cependant laissé une marque durable dans la mémoire nationale. Cela s’explique en partie par la qualité de certains des émigrés. La diaspora protestante présente aussi une dimension culturelle (pp. 142 et 155). Sur les six cent soixante pasteurs qui décident de quitter la France après la Révocation, au moins trois cent soixante-trois choisissent les Provinces-Unies. On ne peut ainsi douter des effets du Refuge sur la production intellectuelle hollandaise.
Plusieurs articles (chapitres 9 à 14) s’intéressent à l’essaimage huguenot dans le monde atlantique, dans l’Amérique anglaise (chapitre 9, présentation générale, Jon Butler ; chapitre 10, exemple du rôle des protestants dans le développement des plantations de Caroline du Sud, R.C. Nash ; chapitre 11, place des huguenots à New York, Joyce D. Goodfriend), et, avant la Révocation, en Nouvelle-France (chapitre 12, Leslie Choquette, avec tableau, p. 260) et aux Antilles (chapitre 13, Gérard Lafleur et Lucien Abénon, avec tableau, p. 284). Un grand nombre de protestants qui s’installent en Nouvelle-France, aux Antilles ou en Caroline du Sud est originaire de La Rochelle ou de Dieppe, ce qui donne une certaine légitimité au concept de Refuge atlantique (p. 13 ; voir aussi l’article de Bertrand Van Ruymbeke, « Le refuge atlantique : la diaspora huguenote et l’Atlantique anglo-américain », dans Guy Martinière, Didier Poton et François Souty (dir.), D’un rivage à l’autre. Villes et protestantisme dans l’aire atlantique, XVIe- XVIIIe siècles, Paris, Imprimerie Nationale, 1999, pp. 195-204). La diaspora protestante prend ici une dimension économique. Cet aspect est également largement exploré par la communication très dense de Carolyn Lougee Chapell (chapitre 8). L’auteur étudie la correspondance échangée entre deux cousins d’origine française, l’un installé en Irlande et l’autre en Allemagne. Les lettres visent principalement à régler des questions financières : les deux cousins sont cohéritiers du porte-feuilles d’investissements de leur grand-mère, Marie de la Rochefoucauld. Les échanges épistolaires entre Monsieur de Champagné et le baron de Saint-Surin ne se limitent pas aux matières économiques. S’y lit aussi une affection familiale qui perdure malgré la distance. Mais on peut observer parfois des incompréhensions et des décalages. Le frère de Saint-Surin ne parle que l’allemand.
Plusieurs communications insistent ainsi sur la transformation voire l’effacement des repères identitaires. L’assimilation est l’effet du passage des générations (note 49 p. 193). Lorsque l’usage de la langue française disparaît, lorsque le souvenir de l’épopée héroïque de l’exil est aboli, le concept de diaspora ne semble plus opérant (p. 184). Les enjeux de la mémoire protestante dépassent alors le monde des exilés et de leurs descendants. Philippe Denis, dans son étude sur la communauté huguenote du Cap (chapitre 14), insiste sur la place du Refuge dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid. Les réfugiés protestants représentent alors un modèle pour le peuple afrikaner (p. 303). Par un brutal revirement, en 1996, deux ans après la naissance de la nouvelle Afrique du Sud, Nelson Mandela a fait des exilés de la fin du XVIIe siècle les initiateurs des droits de l’homme dans le pays (p. 15) ! Bernard Cottret (chapitre 15) souligne également la place du souvenir huguenot dans la construction de l’identité américaine (pp. 315-316) comme l’atteste la fondation de la Huguenot Society of America à New York (1883) et de la Huguenot Society of South Carolina (1885). Comme le montre ce très beau recueil, c’est à l’historien qu’il revient de comprendre les nouveaux enjeux de la diaspora protestante, devenue elle-même un lieu de mémoire.
Luc Daireaux, Doctorant, E.H.E.S.S.
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