CR par Emmanuel Bain

Le parc national des calanques constitue un sujet d’étude particulièrement intéressant non seulement parce qu’il s’agit du dernier parc national créé en France, mais aussi parce que c’est le premier créé en métropole depuis la nouvelle loi sur les parcs de 2006 (qui redéfinit la notion de parc en prenant en compte, à côté des perspectives naturalistes, les activités humaines) et surtout en raison de sa situation géographique aux portes de Marseille, ce qui en fait le premier parc national périurbain de France, mais soulève par là-même des enjeux politiques, urbanistiques, sociaux, économiques et environnementaux majeurs. Ceux-ci sont au cœur de l’étude coordonnée par Valérie Deldrève, chercheuse en sociologie, et Philippe Deboudt, professeur de géographie à l’Université de Lille 1, que viennent de publier les éditions Quae : Le Parc national des calanques. Construction territoriale, concertation et usages.

L’ouvrage est construit en trois parties. La première, qui présente la « construction territoriale du parc », comprend une étude générale qui retrace l’histoire de cette construction depuis les années 1970 et deux études sur des territoires précis aux limites du parc : le quartier de la Cayolle, la calanque de Sormiou, les collines de La Ciotat et les îles du Frioul.

La deuxième partie, entièrement rédigée par V. Deldrève, aborde la concertation sous trois angles successifs : celui de son organisation, celui des acteurs et enfin celui des usages du parc qui sont en débat.

La troisième partie est consacrée aux usages du territoire des calanques et à leurs acteurs : après une présentation des activités humaines dans les calanques depuis l’âge préhistorique, deux articles abordent des sujets plus précis, celui de la chasse terrestre et sous-marine et celui de l’escalade.

Des contestations nombreuses

L’ensemble de l’ouvrage présente une vision relativement pessimiste de la construction du parc en soulignant d’abord l’ampleur des contestations. L’idée de réaliser un parc national des calanques a été lancée par le maire de Marseille Gaston Deferre en 1971. Elle n’a pas aboutie dans les années 70 mais a conduit au classement du site en 1975 puis à son insertion dans les sites Natura 2000. Le processus de construction d’un parc a été relancé par la création du GIP des calanques de Marseille et Cassis en 1999 et surtout par la nouvelle loi de 2006. Dès lors, la création a été relativement rapide : le premier diagnostic de territoire date de 2007 et le parc a été officialisé en 2012. Pourtant les oppositions n’ont pas manqué, même si certaines d’entre elles ont été au fur et à mesure limitées par des mesures de compromis. Ces contestations ont parfois des fondements économiques comme dans le cas des collines de La Ciotat où la protection de l’environnement se heurte à la volonté de développer une zone économique pour une ville sinistrée par la fermeture des chantiers navals. Les questions politiques, évidemment, ne sont pas moins importantes : les habitants du Frioul, comme les cabanonniers des calanques se montrent réticents face à une structure juridique qui risquerait de compromettre l’identité qu’ils se forgent et l’autonomie qu’ils ont conquise. De même, à La Ciotat, les édiles locaux hésitent à inclure le parc du Mugel dans le parc national de peur de perdre l’autorité sur “leur” territoire. Les questions d’urbanisme concernent les marges de Marseille, qui s’est opposée à l’intégration du quartier de la Cayolle afin d’y développer sans contraintes ses projets urbanistiques. Mais les oppositions les plus structurées sont venues des associations de certains usagers du parc : les cabanonniers, les chasseurs, les escaladeurs soucieux de préserver leurs pratiques.

Le renforcement des inégalités environnementales

La deuxième idée centrale de l’ouvrage est celle selon laquelle la création du parc a finalement conforté ou renforcé les inégalités environnementales. Ce concept cherche à rendre compte des effets sociaux des politiques environnementales pour souligner l’inégal accès des populations « aux ressources et aménités environnementales » (p. 13). Or la création du parc, selon les auteurs, renforce ces inégalités par la construction territoriale d’une part et par le fonctionnement de la concertation d’autre part. L’article d’Arlette Hérat sur le quartier de la Cayolle et la calanque de Sormiou illustre le renforcement des inégalités liées à la construction territoriale du parc. Le quartier de la Cayolle est un ancien espace de bidonvilles résorbés dans les années 80. Ses habitants se rendent très régulièrement dans la calanque voisine de Sormiou pour s’y divertir, au grand dam des cabanonniers de la calanque qui voient souvent d’un mauvais œil ces jeunes envahir “leur” espace. Il existe donc une véritable complémentarité entre la Cayolle et Sormiou. Celle-ci est brisée par l’introduction de Sormiou dans le parc alors que la Cayolle n’y est pas : une barrière juridique (et peut-être réelle à cause des réglementations d’accès aux parcs) séparera donc les deux espaces. En revanche, les projets d’urbanisme visent à mieux rattacher ce quartier à la ville et à favoriser l’installation de populations plus aisées : c’est donc le contraire d’une intégration parc/ville qui se réalise sur cet espace car la Cayolle est éloignée du parc pour être davantage intégrée à la ville. Le parc brise une forme de solidarité spatiale, ce qui se fait aux dépens des populations défavorisées et au profit des cabanonniers qui bénéficiaient déjà d’une situation privilégiée du point de vue de leur situation environnementale.

Ces inégalités découlent du processus de concertation lui-même. Celui-ci est d’abord sévèrement encadré : il est limité dans le temps (à peine une année), ne permet pas une analyse des problèmes à grande échelle, et il n’est qu’une étape préalable du processus de décision dont il ne préjuge pas. Il est surtout très hiérarchisé : en l’occurrence, la concertation a été entièrement conduite (voire noyautée) par le GIP, lui-même dominé par les élus et les intérêts écologistes. Les différents articles montrent toutefois que certains acteurs ont su s’intégrer dans la concertation et ainsi obtenir une modification des projets. C’est notamment le cas des escaladeurs qu’étudie Vincent Marquet. Ceux-ci, en créant une nouvelle association, en faisant jouer leurs réseaux politiques, en diffusant avec efficacité une pétition, mais surtout en adoptant le langage de leurs interlocuteurs et en faisant montre à la fois d’une compétence scientifique réelle et d’une volonté de préservation du site – ont réussi à s’imposer dans la concertation et à faire valoir leurs positions. C’est aussi le cas des cabanonniers qui ont su faire entendre, dans un parc voué à défendre la nature mais aussi la culture, les valeurs de la tradition et de l’autochtonie. Cependant l’inégalité demeure flagrante entre ces acteurs qui disposent d’un capital culturel et parfois de réseaux politiques leur donnant accès à la concertation et la masse des touristes (jamais pris en compte sinon comme repoussoirs) et surtout les habitants des quartiers populaires. « Rien n’a été fait pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et qui, peu informés, n’ont guère fait de bruit » (p. 210). Une fois de plus, la création du parc tend à figer une situation avec une alliance objective entre écologistes et tenants de la tradition, plutôt qu’à la faire évoluer.

Cet ouvrage constitue donc une réflexion stimulante sur les processus de concertation en général. On peut toutefois formuler un regret : le livre a peut-être été publié un peu tôt, si bien que la plupart des articles ont été écrits avant le décret de création du parc, ce qui nuit à la lecture puisque l’on voudrait connaître l’aboutissement des discussions. En outre, il manque quelques cartes à grande échelle (même si cela peut être compensé par la consultation de géoportail). Notons enfin que la langue utilisée est assez technique, voire technocratique, et ne rend pas envisageable l’utilisation de cet ouvrage en classes de lycée.