Grand rendez-vous populaire, les Journées du Patrimoine montrent l’attachement des Français à « cet héritage des pères », c’est à dire à ce que la société choisit de conserver de son passé à un moment donné. Christian Hottin, conservateur du patrimoine et Yann Potin, archiviste veulent, à travers ce dossier, faire comprendre à leurs lecteurs que le patrimoine est une affaire de choix entre conservation et destruction, entre mémoire et oubli, que c’est un objet construit, lié à l’identité personnelle et/ou collective.

Le terme s’emploie depuis les trente dernières années André Chastel et Jean-Pierre Babelon. « La notion de patrimoine » in La Revue de l’Art, 1980. sans être accompagné d’un adjectif (historique, culturel, architectural) et s’utilise désormais au pluriel (cf. enseignement d’exploration dénommé Patrimoines). Si la Révolution française, en sécularisant des objets et des lieux sacrés ou politiques, construit la Nation par l’appel au patrimoine Création du Museum central des arts de la République et des musées municipaux, parallèlement au vandalisme dénoncé par l’Abbé Grégoire., les premières lois de protection des espaces naturels (1906) et des monuments (1913) sont adoptées plus tardivement. La prise de conscience à l’échelle mondiale ne date que de 1971 avec la naissance officielle du patrimoine mondial de l’UNESCO, notion élargie au patrimoine immatériel en 2003.

Au fil du temps, « articulé au tourisme, le patrimoine n’est plus simplement une distraction ou une pratique culturelle privilégiée. Débordant de lui-même, son omniprésence dans l’espace social signale plus que jamais, l’inquiétude de la transmission et la mutation des contours identitaires des sociétés qui ne peuvent plus se contenter d’être « patriarcales ». » (p. 4) Cette mutation témoigne que le patrimoine n’est pas seulement le domaine des historiens mais aussi celui des sociologues, des anthropologues, juristes, économistes mais aussi des politiques. L’action de Christiane Deroche-Noblecourt pour le sauvetage des temples égyptiens montre qu’œuvrer pour le patrimoine, c’est aussi et surtout faire de la politique dans le contexte de la guerre froide. Trois ans après la crise de Suez, « il fallait relever la mémoire symbolique de Champollion et affirmer sur le plan culturel ce qui était irrémédiablement perdu sur le plan militaire. » (p. 42) Les auteurs vont encore plus loin en dénonçant, carte à l’appui, l’ampleur des sites perdus, ennoyés. « La geste patrimoniale sélective accomplit au fond son objectif : en détachant les sites de leur ancrage territorial, elle contribue à mondialiser la civilisation pharaonique. Et à en désapproprier l’Egypte » (p. 42). Dans la même lignée, le pillage des richesses artistiques par les nations européennes en Chine, à Rome ou en Grèce est dénoncé à partir des écrits de Victor Hugo. Toutefois, si le prélèvement des statues et des frises du Parthénon par Thomas Bruce (entre 1801 et 1805) est condamnable, il aurait été bon de rappeler que ce sauvetage a évité leur destruction lors de l’occupation turque. Le refus de restitution des œuvres par le British Museum aurait d’ailleurs eu toute sa place dans la double page consacrée à cette question étudiée à partir des exemples de Saartjie Baartman, de la place des Beaux-Arts en Algérie, des archives des services secrets confisqués par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale ou bien encore la restitution de son trésor à la commune d’Eauze dans le Gers lors de l’ouverture de son musée en 1995.

Si les conservateurs s’accordent sur la nécessité de faire des tris, leur mission de « patrimonialisation » est compliquée aujourd’hui par l’étendue des champs (matériels et immatériels) qui peuvent entrer dans ce processus. La pratique de l’Inventaire (1964), qui a constitué à faire émerger les œuvres dignes d’être étudiées par un « arpentage du territoire », canton par canton, peut être employée pour de nouveaux domaines comme le web ou des objets ordinaires. L’intérêt de la conservation de ces « patrimoines indignes » se pose aujourd’hui comme il s’est posé avec l’art brut dans les années 1970 (Palais idéal du facteur Cheval). « En tant que délimitation, administration et modalités d’usage de la survie, volontaire ou involontaire, de ce qui apparaît comme passé à l’intérieur du présent, « le » patrimoine est investi sans cesse d’un pouvoir de médiation, dans l’espace comme dans le temps, des points de suture et de rupture entre les vivants et les morts. » (p 16). Il questionne l’identité de nos sociétés.

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes