Joli pari, pleinement réussi, que celui de présenter Léonard de Vinci en enfant atypique, en proie à l’incompréhension de ses copains de jeux, et non comme le vieil homme, l’icône, l’auteur de la Joconde mourant dans les bras de François 1er, devenu idole mondiale incontournable. Et de cette image justement l’auteur se moque tendrement à la fin, un des rares moments où apparaît Mona Lisa, cernée telle une rock star par des téléphones et des perches à selfies. Elle fait quelques apparitions dans le cours du récit, mais le plus souvent traitée de façon ironique, soit que son sourire cache une bouche édentée, soit qu’une fois enfin trouvé par le jeune Léonard il soit effacé par le passage intempestif d’un oiseau dont la fiente macule le dessin… La voici donc joyeusement démystifiée, à la suite d’innombrables iconoclastes dont Marcel Duchamp en 1919.
Beau choix que celui du dessinateur, qui est aussi scénariste, William Augel, déjà auteur d’un Petit Mozart. D’emblée il nous plonge dans le milieu familial du jeune Léonard, fils illégitime du notaire de la petite ville de Vinci, Ser Piero et d’une jeune fille, Caterina di Meo Lippi. Son statut de « bâtard » lui est souvent rappelé dans la BD par ses camarades qui ne cessent de se moquer de lui. Autour de la table familiale l’entourage de Léonard enfant qui fut en effet élevé dans la famille de son père : Ser Piero bien sûr, son épouse Albiera degli Amadori -la belle-mère donc de Léonard- les grands-parents paternels, Antonio da Vinci présenté comme le confident du petit et son oncle Alberto. Sa grand-mère aussi, Lucia di ser Piero di Zoso, qui pratiquait la céramique et qu’Augel nous présente travaillant avec son petit-fils, lui enseignant son art.
Ce choix de décrire l’enfance, choyée finalement de Léonard, permet de créer pour les jeunes lecteurs un environnement familier puisqu’à travers les siècles ils peuvent s’identifier facilement à ce petit garçon facétieux, rêveur, raisonneur aussi, sans rien négliger de la réalité historique.
Ensuite une série de petits sketches présente les aventures du jeune garçon jusqu’à son départ (à la fin du volume) en apprentissage chez le grand peintre et sculpteur Andrea del Verrochio. En aucun cas l’auteur ne choisit de raconter chronologiquement la vie de l’enfant Léonard, dont on sait fort peu de choses, mais il utilise au mieux les rares anecdotes recueillies chez Vasari ou dans les écrits de Vinci pour dessiner ses saynètes qui finissent, tout en divertissant, par donner une image très exacte de l’œuvre (future !) de l’artiste.
Dès nos premier pas avec Léonard, nous le trouvons avec ses copains jouant dans la neige : alors que ceux-ci ne produisent que des bonhommes biens classiques avec carotte en guise de nez, le jeune Léonard lui, bluffe tout le monde avec un magnifique cheval qui n’est autre que la préfiguration du « cavalier sur un cheval cabré » du musée de Budapest.
Ainsi tout au long du volume chaque page est l’occasion de faire allusion à une invention ou une œuvre de Léonard.
Qu’il s’agisse de montrer à un camarade que le corps humain s’inscrit dans un cercle (et nous découvrons « l’Homme selon Vitruve » de l’Accademia à Venise) ou de donner, par le biais d’une anecdote une information précise sur la technique du dessin (l’origine du fusain qui s’efface à la mie de pain ou celle des pigments) tout dans cette BD est exact ce qui permet au jeune lecteur et au moins jeune d’apprendre énormément tout en souriant des mésaventures de ce héros maladroit, rêveur, mais si plein de talent.
Le livre est rythmé régulièrement par des citations de textes de Vinci, qu’elles soient mises en valeur par l’isolement sur une pleine page avec un dessin ou qu’elles figurent dans le corps de la BD, comme en page 66 quand le jeune artiste note ses réflexions sur le détail : “Les détails font la perfection, et la perfection n’est pas un détail”, alors qu’il croque un cheval dont il admire les courbes…Par amitié pour le lecteur je le laisse découvrir la chute…Odorante ! Ou encore cette phrase prophétique, très révélatrice de l’intérêt et l’amour que Vinci vouait aux animaux : “Le jour viendra où les personnes comme moi regarderont le meurtre des animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre des êtres humains” où le jeune garçon pleure devant le chat qui lui tend une souris, au grand étonnement du dit chat et du grand-père, Nonno Antonio.
De même on trouve régulièrement entre les cases ou au détour d’une page des croquis directement issus des carnets de l’artiste : catapultes, oiseaux (extraits du codex sur le vol des oiseaux), chats (directement issus de l’Étude du mouvement des chats actuellement à la Royal Collection du château de Windsor). Par ailleurs certaines pages sont entièrement consacrées aux inventions de Vinci, ainsi celle qui a pour titre Inspiration (P.7) où le jeune garçon observant un oiseau dessine la fameuse « machine volante » de 1488, puis, voyant une feuille tomber, croque aussitôt un parachute (folio 1058 du Codex Ambrosianus) et invente le char d’assaut quand il croise une tortue (folio 1030 du Codex Arundel). La « machine volante » est d’ailleurs récurrente dans l’album puisque régulièrement le jeune Vinci s’entraîne sous les sarcasmes de ses camarades à tenter de voler, toujours en vain ! Une autre planche présente le petit garçon plongeant affublé d’une tenue étrange qui n’est autre que l’ancêtre du scaphandre, copie exacte du « croquis d’un scaphandre et d’une cloche à air » de 1500 (Codex Arundel British Library). Page 37 le jeune garçon au prétexte d’aider un camarade à cueillir des fruits lui fabrique …Une catapulte ! Conforme évidemment aux nombreux dessins consacrés à cette machine dans le Codex Atlanticus.
Augel souligne aussi avec malice à la fois les talents tous azimuts de Vinci quand il lui fait énumérer face au grand Verrochio tous les métiers entre lesquels il hésite : architecte, géomètre, ingénieur, poète etc…Il illustre ainsi le propos de Vasari : « Léonard, fils de Ser Piero da Vinci, se serait distingué même dans les sciences et les belles-lettres, si, à toutes les facultés rares dont son esprit était doué, ne se fût malheureusement alliée une certaine inconstance d’humeur, qui lui faisait aborder et abandonner beaucoup de choses tour à tour. ». C’est aussi l’objet de la page « Procrastination » consacrée à ce soi-disant défaut de Vinci. Vasari est d’ailleurs largement utilisé par Aurel, tant les sources sur la vie de Léonard sont rares, l’auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes considère Vinci comme le précurseur du « Troisième âge », celui où l’art atteint sa perfection pour culminer avec le personnage de Michel-Ange. Vasari multiplie donc les anecdotes destinées à montrer à la fois le génie du peintre et son caractère d’une « royale magnanimité ». Augel les illustre pratiquement toutes : l’épisode de la rondache (bouclier) où il représente « quelque sujet bien effrayant, une sorte d’épouvantail comparable à la Méduse des anciens. Alors il rassembla dans un endroit où lui seul entrait, toutes sortes de bêtes affreuses et bizarres….. Il arrangea le tout d’une manière si étrange et si ingénieuse, qu’il en forma un monstre effroyable ». Celui où il libère les oiseaux en cage : « Souvent, en passant par les lieux où l’on vendait des oiseaux, il en payait le prix demandé, les tirait lui-même de la cage et leur rendait la liberté…. ». Il n’oublie ni le clin d’œil à Freud (épisode du milan qui, dit la légende, aurait frôlé ses lèvres avec sa queue et donc l’inventeur de la psychanalyse a tiré le célèbre Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.) ni l’utilisation par Léonard de l’écriture spéculaire : en une planche les hypothèses concernant celle-ci sont évoquées : il est gaucher, il veut coder ses recherches.
Mais le jeune garçon passe surtout son temps à dessiner : « malgré cette variété d’études, il modelait et dessinait constamment. C’était là sa fantaisie la plus forte » nous dit Vasari et c’est bien ainsi que nous le montre Augel, croquant tout son entourage. Parfois c’est Vinci lui-même qui guide Augel, celui-ci titre une de ses planches Anatomie et fait reprendre au jeune prodige littéralement les termes du Traité élémentaire de la peinture : , « il aura soin d’observer dans les membres de l’homme et des animaux, leurs contours et leurs jointures. ». Tout au long de l’ouvrage le jeune garçon a son carnet de dessin à la main, fidèle au même Traité : « Il ne doit rien voir de ce qui mérite d’être remarqué, qu’il n’en fasse quelque esquisse pour s’en souvenir »…
Au fil de l’ouvrage on trouve aussi quelques reproductions de travaux de Léonard, notamment deux caricatures : La « Caricature d’homme chauve » du British Museum ou celle-ci, conservée dans une collection particulière
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Et pour sa grand-mère il croque des violettes (manuscrit à l’Institut de France) :
La BD se conclut par un petit dossier d’activités qui, tout en donnant les repères essentiels, permet quelques activités adaptées à des enfants dès leurs débuts à l’école primaire. Mais on ne saurait limiter sa lecture à cette seule tranche d’âge, les collégiens, les lycéens même au moment du chapitre Renaissance, Humanisme et réformes religieuses en tireront profit. Leurs enseignants aussi tout comme leurs parents, car il s’agit aussi et d’abord, d’une BD, drôle, au dessin malicieux. Une réussite !