C.R. de Jean-Claude BASTIAN
D’emblée, l’ouvrage surprend.
Sur la jaquette, trichrome, réalisée à partir d’une photographie ancienne, saturée, représentant en rouge et noir des ouvriers dont certains sont « armés » de masses, se détache, en blanc, le titre: Le peuple du fer.
Le titre est un peu sibyllin, mais tout de même explicite, le clin d’œil est évident et fait irrémédiablement penser aux affiches soviétiques des années 20. Le sous-titre précise : Mineurs et sidérurgistes du bassin de Neuves-Maisons. L’auteur , François Moulin, est « reporter » (dixit sur le rabat de la jaquette) à l’Est Républicain de Nancy, passionné d’histoire industrielle et sociale régionale. L’éditeur, la Nuée Bleue, est alsacien.
Dès la prise en main de l’ouvrage, on hésite donc entre ouvrage destiné à un public très ciblé ou simple effet « d’accroche » ou d’annonce. Le préambule lève l’hésitation par la première phrase : « Contrairement à ce que quelques beaux esprits parisiens pensent, la « classe ouvrière » n’a pas disparu du jour au lendemain en Lorraine …».Ainsi, le doute ne semble plus permis et il s’agit apparemment d’une œuvre militante. Elle mérite, bien entendu, une analyse approfondie.
La préface de l’ouvrage intitulée « Une histoire singulière » précise le propos. Pour l’auteur, le bassin sidérurgique de Neuves-Maisons, situé au sud de Nancy, occupe une place à part dans l’histoire industrielle Lorraine. Le complexe est particulier de par sa situation géographique excentrée par rapport aux autres complexes industriels lorrains ou « isolé » des centres urbains l’obligeant ainsi à vivre en quasi autarcie. Deux autres particularités complètent le tableau : il n’a pas été fondé par un « baron du fer » mais par un ingénieur qui s’y installa sans y fonder de dynastie et l’histoire de Neuves-Maisons est singulière car, si les mines ont toutes fermées, l’activité sidérurgique continue aujourd’hui. Ainsi, l’activité industrielle survit en Lorraine même si les dimensions en sont réduites ou les techniques différentes, et le « peuple du fer » subsiste, permettant sans nostalgie de témoigner pour préparer l’avenir.
L’auteur entre ensuite dans le cœur du sujet qu’il décline en dix chapitres complétés par une chronologie succincte des différents sociétés et un glossaire des termes techniques.
Le premier chapitre est consacré aux fondateurs.
Après le choc de la perte de l’Alsace-Moselle et de l’essentiel de la sidérurgie française en 1871, il était nécessaire de recueillir les « optants », expatriés qui refusaient de rester dans les départements annexés voisins, en leur trouvant logement et travail. Il était indispensable également de montrer le dynamisme économique français face à l’ennemi germanique pour rivaliser avec lui, puis de le surpasser. Pour réussir ce pari, le tissu urbain et économique local est rapidement fortifié, dans un premier temps, avant de faire renaître la sidérurgie en Lorraine française. Des ressources inexploitées existaient au sud de Nancy et dès 1872, la Société métallurgique de la Haute-Moselle à Neuves-Maisons est fondée par 18 notables locaux, rentiers, négociants, et deux techniciens. Lors de l’assemblée générale constituante de la société, le comte de Lespinats, jeune ingénieur diplômé de l’École des Mines, installé en Lorraine, est nommé administrateur de la nouvelle société. Enthousiaste, catholique social, Lespinats se consacra entièrement à son milieu, à son métier, à la défense des intérêts de l’industrie et de l’activité ouvrière. Un an après la fondation de la société anonyme, l’usine sidérurgique est implantée et l’année suivante, un décret lui attribue la concession d’une mine de fer de grande superficie. L’administrateur de la société décédera en 1906 sans avoir amassé de fortune personnelle, mais ayant réalisé deux fusions au profit de la société de Neuves-Maison et des ses actionnaires.
A la suite de cette biographie très intéressante, l’auteur s’attache à l’évolution des structures de la société, à la description des paysages industriels, de l’aciérie et de la mine, à l’évolution des conditions de travail pendant la même période. Une part non négligeable de ce deuxième chapitre est consacrée au monde ouvrier et à son origine sociale ; les différences sont sensibles entre, d’une part, les ouvriers paysans travailleurs de la sidérurgie, « Chevreuils » des campagnes et « Neu-neus » de la ville et, d’autre part, les mineurs, « autre peuple » composé de français mais aussi de « macaronis » ou « d’ours », souvent agité de mouvements xénophobes entretenus à l’intérieur des syndicats.
A la fin de sa vie, le Comte de Lespinats n’a pas été épargné par les grandes grèves de 1905/1906 et un chapitre intitulé « Une stratégie révolutionnaire » leur est consacré. Les événements qui ont menés aux conflits, l’intervention de l’armée, l’agitation, les tentatives de conciliation et la répression violente sont minutieusement répertoriés et étayés par les sources.
Lors des deux chapitres suivants, l’histoire s’accélère et devient diachronique. L’ouvrage décrit ainsi les différents aspects du paternalisme présent à Neuves-Maisons comme ailleurs jusque dans les années 1970, l’usine s’occupant de tout, du logement à l’église, de l’éducation des filles à la formation des ouvriers, de la naissance à la mort . Le chapitre suivant semble moins abouti et rassemble les dangers du sous-sol, les fêtes de la Saint-Eloi, patron des forgerons et de Sainte Barbe, patronne des mineurs, les dépenses à la coopérative et les apports de l’immigration.
Pour la suite de l’ouvrage, la chronologie reprend ses droits. Après une courte présentation concernant la Grande Guerre et la mobilisation de la sidérurgie pour l’effort de guerre, une part importante du chapitre VI est consacrée à l’après-guerre, aux revendications salariales et aux mouvements syndicaux des années 20 et aux débuts des années 30 ; l’accent est mis sur la cherté de la vie et le clivage entre CGT et CGTU , mais on aurait aimé également ici un éclairage plus économique de la question : le retour de la sidérurgie mosellane qui revient dans le giron français et ses conséquences sont totalement passés sous silence, la crise de 29 tout juste évoquée. A Neuves-Maisons, les grèves répétées du début des années trente pour le pouvoir d’achat eurent une conséquence inattendue : l’usure des sidérurgistes et le peu d’intérêt manifesté pour les acquis du Front populaire. Le chapitre s’achève sur les bombardements de l’usine en 1940/1941 en ayant ainsi survolé trop rapidement une part essentielle de l’histoire régionale et européenne.
Dans le chapitre suivant, l’occupation allemande, la main mise sur l’outil industriel et le pillage, la grogne des ouvriers concernant le temps de travail, les arrestations pour absentéisme, la production ralentie et une municipalité de Neuves-Maisons aux ordres sont mieux traités.
Dans la France d’après-guerre, la sidérurgie lorraine va se retrouver au cœur de la reconstruction. Pendant une décennie, Neuves-Maisons va bénéficier d’un plan de modernisation très important et les mines vont connaître leur âge d’or en embauchant massivement. La population ouvrière comprendra 40 % d’immigrés. Sidérurgistes et mineurs vont également vivre une ère de prospérité, entre le « statut du mineur », l’amélioration des salaires et les dommages de guerre qui permettent les reconstructions : voici venu le temps des petits bals de l’après-guerre, puis celui des Castors dont le principe réside dans les prêts d’honneur de la Compagnie destinés à la construction de logements. La fin des Trente Glorieuses sonne très précisément à Neuves-Maisons : en mars1966, un simple communiqué annonce l’arrêt total de l’exploitation minière pour la fin de l’année 1968 ; la montée de la concurrence et une teneur trop faible de la « minette » lorraine (minerai de fer) vont avoir raison de la mine.
Après la fermeture de la mine, tout le monde s’attend à celle du complexe sidérurgique. Les 2600 employés vivent dans l’angoisse du lendemain et le temps des grèves est revenu ; pourtant, autant l’année 1967 aura été rude sur le plan de l’action syndicale, autant mai 1968 passera sans casse! La suite de l’histoire du complexe sidérurgique de Neuves-Maisons sera aussi atypique que celle de son commencement entre revendications salariales et menaces de licenciements, investissements et modernisations, opérations « ville morte » et sauvetages, disparition des hauts fourneaux et construction de fours électriques, … Après six fusions depuis 1977, le complexe subsiste toujours et produit aujourd’hui 850 000 tonnes de fil d’acier par an .
Le dernier chapitre, original, est consacré à la mémoire des lieux par un bref rappel du patrimoine conservé et neuf biographies réalisées après entretiens avec quelques acteurs vivants ou disparus depuis, du mineur de fond au délégué syndical, du musicien de la « clique » à l’ingénieur.
Arrivé au terme de l’ouvrage, on est bien obligé de conclure que, finalement, en effet, la classe ouvrière subsiste toujours en Lorraine. La question est : combien en reste-t-il ?
L’ouvrage est abondamment illustré et les documents souvent intéressants. Ils sont cependant de qualité un peu inégale, pas toujours exempts de défauts que les moyens de retouche actuels aurait facilement pu supprimer. C’est parfois un peu dommage, mais peut être s’agit-il ici, également, d’un parti pris ?
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