Principal spécialiste actuel de l’histoire de la Restauration, dont il renouvelle largement les approches, Emmanuel de Waresquiel présente dans ce livre le  » sénat  » de Louis XVIII et Charles X. Frappés d’ostracisme historique par la faillite du régime qui les avait conçus, cette institution et les acteurs qui l’ont peuplée y sont l’objet d’une réhabilitation vivante et argumentée, grâce à laquelle s’affine la réflexion sur le processus d’élaboration de la pratique parlementaire française. Conçue comme un projet de fusion des élites et un outil de modération des pouvoirs, la haute assemblée de la Restauration fit l’objet, sous l’influence des gouvernements ultras, d’une dérive tendant à la muer, par l’afflux de la haute aristocratie foncière, en chambre des départements. Pourtant, parallèlement et paradoxalement, l’attribut d’hérédité dont bénéficiaient les pairs fut, malgré son apparence régressive, l’instrument de leur émancipation politique. Ainsi protégés, ils tendirent en effet à se muer en gardiens de la Charte de 1814, quitte à défendre la monarchie contre elle même. Ce cénacle oligarchique prit ainsi la consistance d’une instance parlementaire vivante et souvent respectée.

Dans la tradition historiographique française, la Restauration est une période non seulement dénigrée mais, pire encore, délaissée. Elle a eu le bonheur de trouver en Emmanuel de Waresquiel l’historien de référence qui lui manquait depuis les travaux de Bertier de Sauvigny. Auteur d’une biographie applaudie de Talleyrand (2003) et, plus récemment, d’un essai proposant une brillante réinterprétation de l’ère censitaire (L’Histoire à rebrousse-poil, les élites, la Restauration, la Révolution, 2005), ce chercheur à l’EPHE propose dans ce nouveau volume une réécriture de sa thèse de doctorat consacrée à la chambre haute de la Restauration. Cette passionnante étude, à la croisée entre analyse constitutionnelle, vie politique et prosopographie sociale, présente en outre l’agrément d’être enrichie d’une splendide série iconographique inédite, tirée d’un recueil conservé dans les fonds du Sénat : les portraits de pairs croqués par un de leurs collègues, le comte de Noé.Hier comme aujourd’hui, toutes les chambres hautes ont eu mauvaise presse en France :  » La devise de 1792, Liberté, Égalité, Fraternité, semble être à elle seule un reproche à l’existence quelconque d’une seconde chambre  » souligne l’auteur. Les principes de souveraineté nationale et d’égalité enracinés par la Révolution Française frappent en effet d’obsolescence l’institutionnalisation d’une haute assemblée conçue sur un modèle aristocratique et inégalitaire. Mais la mémoire des pairs de la Restauration est peut-être plus spécifiquement stigmatisée encore par leur naissance politique à la trouble confluence entre l’Empire et la monarchie : incarnant l’archaïsme des uns et la trahison des autres, ils émanent d’un pouvoir dont la légitimité a été particulièrement décriée. Cet ouvrage démontre avec bonheur que la mauvaise réputation qui leur a été accolée par l’histoire, et le dénigrement rétrospectif dont ils ont été l’objet, sont largement injustifiés.

Le premier axe de réflexion suivi par l’auteur est l’étude de la genèse idéologique et institutionnelle du bicamérisme à la française, à la confluence de la théorie politique des Lumières, de l’exemple autocratique anglais, et de l’analyse de l’expérience révolutionnaire faite par les monarchiens, les thermidoriens, les doctrinaires et les libéraux.  » La faillite de l’Ancien Régime, les dérives de la Terreur, avaient clairement démontré… les illusions du droit divin comme les dangers… de la souveraineté populaire… La chambre haute constitue donc, dès 1814, un double enjeu politique et social. Pouvoir modérateur, bouclier, balance des pouvoirs, elle résume également et fonde en droit l’élite du royaume « . Car la seconde clé d’élaboration de la Chambre des Pairs est la réflexion sur la composition de le chambre haute. Qui est fondé à incarner l’arbitrage par l’excellence ? Paradoxalement, le débat sur l’essence de cette magistrature oligarchique est riche de complexité : on découvre avec surprise l’hostilité initiale à son égard des ultras, qui l’interprètent comme un outil de nivellement de l’ancienne noblesse dans l’égalité post-révolutionnaire. Une bataille à front renversés qui explique qu’un Benjamin Constant soit partisan de l’hérédité de la pairie, en la considérant comme la garantie fondatrice de son rôle de contre-pouvoir. Ce débat sur l’incarnation de l’élite n’est jamais définitivement clos, et Waresquiel souligne la cohérence pragmatique qui conduit les ultras parvenus au pouvoir à redéfinir le rôle de la Chambre des pairs. En contradiction avec les évolutions sociologiques de l’époque, ils modifient sa composition pour en faire la représentation de la grande propriété nobiliaire. Soucieux d’équilibre départemental, ils esquissent ainsi une chambre des régions qui n’est pas sans évoquer le Sénat actuel.

De ce premier niveau d’analyse découle un second fil, convenu mais pertinent, consacré à la prosopographie du groupe des pairs. Sociologie, profils de carrière, honneurs, protocole et décorum, étude des fortunes et des revenus, réseaux d’alliance et pratiques matrimoniales sont envisagés avec soin. Sans obérer la qualité d’ensemble du propos, on déplore ici de petites erreurs factuelles, assurément imputables au crédit accordé à des compilations mystificatrices (ainsi le duc de Saint-Aignan, docile détenu révolutionnaire puis servile rallié impérial, se mue-t-il en farouche émigré, tandis que son père, tué à Rossbach, se retrouve guillotiné en 1794). L’analyse de la constitution des majorats aboutit à souligner le relatif manque d’intérêt de ces possédants généralement opulents envers cet outil de pérennité patrimoniale qui leur offrait la faculté légale de rétablir une forme de droit d’aînesse. Or, l’égalité successorale est déjà si bien entrée dans les mœurs et les valeurs sociales que même les pairs issus de la haute aristocratie d’Ancien Régime répugnent à y déroger. Waresquiel dépeint enfin attentivement les évolutions du recrutement de la pairie. Si leur nomination est une prérogative royale, le choix des nouveaux membres traduit l’influence des rapports de force politique et les arbitrages des gouvernements. La composition initiale de la chambre de 1814 reflète ainsi la volonté de syncrétisme réconciliateur entre élites de l’Ancien Régime et de l’Empire. Très vite, cependant, l’actualité politique perturbe cet équilibre. Des recompositions régulières modifient la physionomie de la chambre haute selon des calculs aussi bien quantitatifs (nommer des amis pour consolider ses soutiens) que qualitatifs (neutraliser les meneurs de la Chambre des députés en les enterrant vifs dans la pairie…). Par la pratique des  » fournées  » (dont la plus célèbre est la nomination massive de 73 pairs ultras par Villèle en 1827) les gouvernements en place s’efforcent ainsi de verrouiller leur contrôle majoritaire, avec un succès d’ailleurs tout relatif.

Car, sans doute, l’apport essentiel de cet ouvrage est la mise en évidence de la richesse du débat politique entretenu par les pairs. Une telle fertilité n’était pas d’évidence. Malgré la capacité législative qui lui est dévolue, les règles de fonctionnement définies pour la chambre haute pouvaient en faire un édredon politique : absence de publicité des débats, anonymat des intervenants et des votes. Or, au contraire, c’est avec une véritable indépendance d’attitude et d’esprit que les pairs s’affirment dans le cadre du bicamérisme, acquérant ainsi une véritable popularité aux yeux de l’opinion publique, jusqu’à la fatale fournée de 1827 qui décrédibilise largement l’institution (Châteaubriand qualifiera cette manœuvre de  » crime politique « , d’autres parleront de coup d’état). On entre avec intérêt dans les arcanes des principaux débats, retracés avec clarté et précision et illustrés avec bonheur par des extraits bien choisis des souvenirs publiés par les anciens pairs : loi électorale de 1816, réforme militaire Gouvion Saint-Cyr en 1818, loi sur la presse de 1819, projet de conversion des rentes en 1824, milliard des émigrés et loi du sacrilège en 1825, loi d’aînesse de 1826. Les pairs font alors pleinement vivre le parlementarisme, en défendant de façon constructive, contre les excès de tous bords, les intérêts de la nation et ceux de la royauté, avec la Charte pour boussole modératrice. L’immunité assurée par l’hérédité est le socle de ce souci d’échapper aux contingences passionnelles. Elle explique aussi le relatif échec de la politique des fournées, les entrants tendant à s’aligner sur les valeurs de leur nouveau corps. Mais, discréditée par la fournée Villèle, la pairie est marginalisée par son inertie lors de la Révolution de 1830, qui concentre la légitimité démocratique dans les mains de la Chambre des députés. La chambre haute n’apparaît plus alors comme un instrument de pacification sociale symbolisant le compromis entre ancienne et nouvelle France, mais comme une survivance dévaluée usurpant des privilèges abusifs. Il est donc logique que l’auteur ait conclu son ouvrage non par la Révolution de Juillet, mais par le débat qui met fin à l’hérédité de la pairie en décembre 1831.

Agréablement écrit, soigneusement argumenté, ce beau volume emporte la conviction en soulignant l’originalité d’une assemblée dont les principes et l’activité divergent profondément de celles qui l’ont précédée et suivie, le Sénat Conservateur et la Pairie de Juillet, cénacles de hauts fonctionnaires soumis émanant du centralisme administratif. Il enrichit aussi la réflexion sur les élites, et surtout la connaissance de la pratique parlementaire et de la démocratie tant d’assemblée que d’opinion. À ce titre, il ne peut qu’être recommandable aux étudiants et enseignants que ces thématiques intéressent.

Guillaume Lévêque © Clionautes.