Les études sont regroupées en trois thèmes pour traiter de ce temps social qui résulte à la fois de la partie de chasse aristocratique et du casse-croûte paysan, et dont le mot composé qui le désigne, « pique-nique », remonte à l’époque moderne.
Dans un premier temps, il est proposé de tracer l’esquisse d’une histoire du pique-nique, tant par le biais de sources littéraires qu’à travers des témoignages iconographiques. L’historienne Julia Csergo voit dans le sens premier du mot « pique-nique », dont les origines sont évidemment plus récentes que la réalité qu’il désigne, une invitation au partage, en fonction de la participation de chacun, telle une « auberge espagnole ». Le terme s’enrichit ensuite de la notion de plaisir et du hors de chez soi, même lorsque le repas se situe dans un lieu clos. A la fin du XIXe siècle, le pique-nique désigne désormais un repas champêtre, d’autant plus qu’il devient plus aisé à organiser pour les citadins qui bénéficient alors de l’essor des transports. Dès lors, « la pause restaurante en plein air (…) enrichit du plaisir gustatif, la conjonction des plaisirs sensuels et intellectuels que procure la perception du paysage visuel, sonore, olfactif. » Cela se traduit en particulier pendant les années 1920 par la diffusion d’accessoires luxueux fabriqués par les grandes marques comme Vuitton ou Hermès. Ensuite, l’historien d’art Frédéric Chappey tente de retracer l’évolution de la représentation du pique-nique par les artistes. Les premières traces remontent au XVe-XVIe siècle, avec les primitifs flamands et les peintres hollandais qui témoignent alors du repas extérieur pris par des paysans pendant les travaux des champs. Au XVIIIe siècle, et particulièrement pendant les années 1735-1738, le sujet se fait plus fréquent, sous le pinceau de Lancret, de Van Loo, de Troy. Ils peignent alors « une certaine douceur de l’existence oisive mais enjouée de l’aristocratie fortunée ». La véritable révolution picturale du pique-nique est à trouver chez Manet, dont le Déjeuner sur l’herbe fait entrer le sujet dans le champ du scandaleux, par la proclamation de la sensualité de l’instant, en même temps qu’il témoigne d’une fréquence accrue du thème dans les œuvres.
Un deuxième groupe d’études s’intéresse au thème « pique-nique et festivités rituelles en terre d’Islam ». Gaëlle Gillot étudie le sujet au Moyen-Orient, dans un article joliment intitulé « se verdir les yeux, respirer le printemps ». La tradition moyen-orientale consistant à pique-niquer pendant les fêtes rythmant l’arrivée du printemps est très ancienne : ainsi, en Egypte, le jour de Sham el-Nessim, pendant lequel il est recommandé de passer toute la journée à l’extérieur, dérive du culte d’Osiris et a été reprise par le calendrier copte ; de même, depuis le XIIIe siècle jusqu’aux années 1950-1960 en Syrie, les fêtes de printemps consistaient en la succession de Sept jeudis, au sein desquels le cinquième, le « jeudi des plantes », était l’occasion de sortir de la ville. « Temps forts de la mixité », les pique-niques jouent dans les sociétés orientales une fonction de temps de rencontre discrète et descente entre garçons et filles. Le succès populaire du pique-nique, « assimilé à un manque d’éducation des couches populaires rendues responsables de l’usure prématurée des pelouses » oblige désormais les autorités à organiser et à légiférer pour éviter les débordements. L’exemple iranien est étudié par l’architecte et ethnologue de Téhéran, Mina Saïdi Sharouz. Fortement ancré dans la tradition iranienne, en particulier à l’occasion de la version perse de la fête du printemps, le sizdah bédar, le pique-nique se trouve aujourd’hui confronté à l’explosion urbaine. Les terrains disponibles pour accueillir une telle activité viennent à manquer, malgré la politique d’acquisition publique de jardins privés. L’anthropologue Nasser Fakouhi propose un gros plan sur une dimension spirituelle du cas iranien, celle du pique-nique dans les cimetières. En effet, « le pique-nique en Iran n’est pas à considérer uniquement comme un phénomène du domaine quotidien ou ludique, c’est un moment « sacré » qui peut prendre même inconsciemment des formes et des contenus ritualisés. Il peut être associé à une pratique très solennelle comme celle du pèlerinage. » Manger à proximité des tombes est cependant une réponse récente à l’explosion urbaine et à la raréfaction d’espaces disponibles pour le pique-nique. La tombe peut alors devenir la nappe centrale du pique-nique autour de laquelle se rassemble le groupe familial, à qui symboliquement le mort donne ainsi à manger.
Le troisième thème des études porte sur la question du voisinage, à partir de trois analyses géographiques. La première est l’œuvre de la directrice de l’ouvrage, Francine Barthe-Deloizy, qui s’intéresse à la territorialisation et à l’appropriation du pique-nique, « à la mode de chez nous ». Constatant les profondes mutations de son objet, la géographe rappelle que ce repas « s’inscrit dans le temps et dans un contexte précis ». Ouvert aux inconnus, par le biais des nouvelles technologies, le pique-nique peut aussi être un moment de l’intimité familiale, de « l’entre-soi ». Au-delà des « grands classiques » que sont les chips ou les œufs durs mayonnaise, ces repas sont aussi l’occasion de partage de plats « faits maison ». Avec les sociabilités contemporaines, le pique-nique peut se situer en pleine nature comme dans la rue, et dépasser le cadre familial pour devenir un acte militant et culturel. Pierre Jacques Olagnier considère les fêtes de rue des villes anglaises, ces pique-niques du bitume qui transforment l’espace traditionnellement dédié à la circulation en place fermée. Les accessoires habituels du pique-nique disparaissent alors pour laisser place au mobilier de jardin exporté sur l’espace public. Ces street parties peuvent servir autant aux commémorations nationales qu’à l’expression de revendications politiques mais sont aussi des moyens pour les autorités de contrôler un art de vivre urbain. Georgette Zrinscak aborde ensuite le cas des campagnes istriennes. Comme dans le cas citadin anglais, le pique-nique sert à s’identifier à une communauté. La légère reprise de sa démographie et son attrait touristique de la région donne à cette région une silhouette particulière. Le pique-nique joue alors un rôle de recomposition du tissu social, souvent parallèlement dans le cadre de la fête de village. Cela peut aussi s’exprimer sous la forme traditionnelle de casse-croûte paysan, de la pause restaurante du travailleur, comme sur l’adaptation naturaliste du modèle urbain du pique-nique. Enfin, Antoine Fleury propose une lecture de géographie comparée du pique-nique à Istanbul et à Berlin. Dans les deux cas, les espaces rappelant la nature, tels les parcs, sont privilégiés d’autant qu’ils proposent une agréable perspective visuelle. Dans les deux cas comme le montrent deux cartes, les lieux privilégiés du pique-nique se trouvent dans une périphérie, plus ou moins éloignée de la ville centre. Le modèle familial du pique-nique stambouliote s’est exporté en même temps que l’immigration turque en Allemagne et s’est mélangé au modèle plus politique du pique-nique berlinois, pour en faire une « pratique hybride ».
Les quarante dernières pages du livre sont consacrées à des florilèges de textes sur le sujet, permettant un tour d’horizon varié des pique-niques dans le temps et dans l’espace. Cela commence par le banquet grec, « image du bonheur sur terre », et particulièrement par le symposion, « beuverie en commun ». Le voyage se poursuit ensuite en pays inuit où le pique-nique se fait à « blousons fermés ». Ici, à cause des contraintes matérielles induites par les conditions climatiques, « le pique-nique (…) ne s’improvise pas » et est toujours planifié. Dans les souvenirs d’enfant de Richard Lévy, les pique-niques pris à Tlemcen à la fin des années 1950 « étaient l’occasion (…) d’une « débauche alimentaire » obligée ». Le rituel y est très présent même s’il semble moins « strict » que dans le cas japonais des bentos pris à la saison de fleuraison des cerisiers. Le pique-nique peut aussi être l’occasion de la découverte du pays par les touristes, comme dans l’exemple tibétain des jardins de Lukhang à Lhassa ou dans le cas parisien du Champ-de-Mars le 14 juillet. C’est aussi un moment qui invite à la réinterprétation des comptines aussi, comme pour le Teddy-Bear picnic ou à la divagation comme lors du pique-nique romain de Serge Weber. Moment festif à la découverte de la société kurde, temps de détente et de ressourcement pendant l’écriture laborieuse d’une thèse, instant de retrouvailles avec les mets français en plein milieu d’un parc de Nara au Japon, le pique-nique est toujours un lieu d’échange et de partage où la part d’inconnu est prégnante. C’est le cas sur le trottoir des rues niçoises, comme dans le cas camerounais, pourtant si difficile à organiser. Il est aussi un rite spécifique de nombreuses sociétés, et le pique-nique funéraire des hautes-terres malgaches pendant lequel on change le linceul des personnes décédées depuis au moins sept ans, n’est qu’un exemple de ces rites, parmi lesquels il n’est pas interdit de placer le pique-nique pris dans des espaces interdits, comme dans le Jardin tropical de Paris.
Cet ouvrage est des plus plaisants et propose une agréable et originale promenade autour du repas pris hors de chez soi. Ludique, le pique-nique n’en est pas moins un moment fondateur de nombreuses sociétés. Sérieux, avec évidemment les défauts d’un livre un peu « fourre-tout » (ce qui le rapproche des structures alimentaires du pique-nique), ce travail à plusieurs voix constituera une douce et enrichissante lecture de vacances. Est-il finalement possible d’imaginer une vie sans pique-nique ?
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