Répondant à une commande qui s’adapte aux concours de l’enseignement secondaire, le Capes 2010, Gérard Sabatier regroupe dans cet ouvrage un ensemble d’articles difficilement trouvables ailleurs, et seulement connus de ceux qui ont eu la chance d’assister à ses communications dans un certain nombre de séminaires ou de colloques entre 1991 et 2010.

Montrer le lien organique entre les arts et l’exercice du pouvoir monarchique

Qui mieux que Gérard Sabatier, professeur émérite d’histoire moderne de l’Université de Grenoble II, membre du Centre de Recherche du château de Versailles (CRCV) pouvait présenter de façon précise et didactique, les objectifs en matière de représentation monarchique, des formes d’expression artistique du politique, et donc le lien organique des arts à l’exercice du pouvoir monarchique ? Dans une introduction qui fait office de rappel historiographique, il indique qu’il s’inscrit dans un courant de recherche constitué à partir de 1974 et surtout de 1984 au CNRS autour de la « Genèse de l’Etat moderne » où il a choisi de développer les pratiques culturelles et bientôt iconographiques du Grand siècle, investissant ainsi d’une lecture politique le domaine de l’histoire des arts, ce qui est le sens retenu par la question de Capes. Le sujet est donc large, utilisant toute l’imagerie et l’imaginaire que l’Etat conçoit pour affirmer sa suprématie, sa légitimité et son idéologie identitaire.
L’analyse ambitieuse se retrouve dans cette synthèse qu’est ce livre sur « Le Prince et les Arts », où l’A. analyse tous les champs artistiques, ce qui a de quoi ravir ceux qui veulent se perfectionner en histoire des Arts : les gravures, les tableaux, le statuaire, les médailles, les tapisseries, les ornements de livres, les arts du spectacle, l’architecture et les décors éphémères…. Il ne reste dans cette histoire globale des Arts sous la monarchie que le domaine de la musique qui paraît, pour tous les historiens, un domaine difficile à investir.
L’auteur rappelle que cette stratégie de représentation remonte à une période précoce pour les Modernistes, au moins celle de Louis XII. La chronologie est donc longue jusqu’à la Restauration. De la même manière, Gérard Sabatier relativise l’exemplarité française dans l’espace européen en matière de stratégie de représentation puisqu’elle peut être le résultat de travaux historiques plus développés et plus précoces que pour d’autres cours européennes sur lesquels de récents chantiers de recherche avancent maintenant à grande vitesse. Ceux-ci commencent à montrer que les souverains européens ont largement utilisé ces stratégies d’État et que les Bourbons se sont parfois à leur époque sentis à la traîne et notamment face à la production habsbourgeoise ou médicéenne.
Cette stratégie subit une première inflation sous les Valois, qui en théorisent la pratique mais surtout sous Henri IV, dans la nécessité d’utiliser le gouvernement par les Arts pour asseoir la légitimité des Bourbons. C’est le « bon roi » qui inscrit l’encomiastique royale dans Paris, marquage spatial avec des projets architecturaux à destination pour le peuple. Louis XIV porte cette production artistique à son apogée investissant tous les supports artistiques, réussissant même à forcer des courtisans à lui rendre hommage par la création de places royales ou de décor à la gloire du roi en province.
A partir de quand peut-on dire que l’imagerie politique royale devient spécifiquement française? Pendant trois siècles, le modèle italien est utilisé en France avec le travail en atelier d’artistes et le vocabulaire artistique gréco-romain. Il s’adjoint le modèle des scénographies et des gravures jésuites qui passent du domaine religieux au domaine politique. A partir des deux dernières décennies du XVIIe siècle, à partir de la création du titre de peintre de cour et de la « surintendance des bâtiments, arts, tapisseries et manufactures de France », le modèle français s’individualise en même temps qu’il instaure un art officiel avec des commandes royales, imité ensuite dans les cours du XVIIIe siècle. Deux monuments manifestent cette évolution stylistique, le palais du Te à Mantoue et le palais de Versailles, passant d’une thématique multiple, autour de programmes iconographiques foisonnants, à un recentrage du discours et du registre, qui sont pourtant complexes, à Versailles. L’A. propose à chaque programme iconographique étudié, des arguments qu’il faut analyser à loisir en se laissant porter par ses descriptions d’une précision impressionnante. Le lecteur trouvera des analyses des figures du roi qui sont des études de cas singuliers associant les procédés rhétoriques, allégoriques et politiques.
Tout au long de l’ouvrage, l’auteur est attentif au destinataire de cette imagerie d’État, montrant ainsi la gradation de discours selon l’usage qui est fait de l’œuvre : œuvre destinée au cabinet du prince comme un talisman personnel, comme un engagement ou une proclamation intime, œuvre destinée à un public formé de souverains dans des galeries royales, œuvre destinée à la cour pour renforcer le cérémonial de cour qui traçait même un trajet obligé afin de passer plusieurs fois quotidiennement devant ou sous telle ou telle œuvre d’art, dans le but de forcer l’adhésion des courtisans, œuvre destinée aux cours étrangères à fonction propagandiste, œuvre destinée à la postérité, ou encore œuvre destinée à ses sujets, comme les imprimés, les almanachs, les entrées éphémères ou les éléments d’architectures qui scandent les villes de sa présence virtuelle. L’A. a en permanence le souci de l’accessibilité au signe iconographique, du destinataire et du fonctionnement de l’œuvre dans la société
L’ouvrage est divisé en plusieurs parties dont la construction tend à nous rapprocher par étapes du corps royal. D’abord une interrogation sur la représentation politique de Louis XIV à trois périodes, vers 1663, vers 1694 et en 1701. Vient ensuite une étude des résidences royales, de l’usage des lieux de pouvoir avec un éclairage sur la représentation du geste royal en statue et de sa signification. Dans une dernière partie, l’auteur regroupe des travaux sur le lieu construit pour l’énonciation royale, Versailles, le cérémonial et les trajets dans le château qui donnent accès au roi. A chaque fois, il faut noter le coté pratique des notes en bas de page et surtout les illustrations forts nombreuses qui, même en noir et blanc, offrent une lisibilité aisée de cet ouvrage qui est un « monstre en bâtiment» puisqu’il regorge d’informations. Sabatier a raison de donner cette synthèse des recherches entreprises depuis une trentaine d’années qu’il a enrichi de nombreuses lectures, où il relative certains avis, simplifie certaines explications qui ont mûri depuis son ouvrage sur « Versailles ou la figure du roi » de 1999.

Les outils et les discours de la stratégie de gloire du roi

Les fruits de cette recherche sont nombreux et par l’assemblage de ces articles, quelques-uns sont éclairés en insistant sur les rythmes de la création royale. Entre 1663 et 1666, lorsque se met en place en France la stratégie de gloire du roi, la petite Académie définit le programme, propose le dessein, les exécutants, se préoccupe de diffusion du texte et de l’image, une vraie agence de communication avant l’âge, sur laquelle l’A. se demande si elle donne une image spécifique du roi dans la première décennie de son règne personnel. Il analyse pour cela une dizaine d’œuvres qui sont autant de portraits du roi, en majesté, en armure à la romaine ou à la moderne ou des portraits équestres. Portrait héroïques, dynastiques, jouant sur les valeurs familiales ou celles d’une guerre juste.

La création peut encore être indépendante de la petite Académie, les Menus Plaisirs et le décorateur Gissey développent ainsi un programme identifiant le roi au soleil, à Apollon, à Alexandre, plus ou moins conforme aux canons de l’iconographie antique. Le Bernin tenta bien de moderniser la majesté royale mais sans succès immédiat. Avec la politique monétaire de Colbert, dès 1662, c’est par la commémoration des réussites royales que s’exprime le bilan des dix premières années de règne. Les tentures royales, quant à elles, expriment les vertus royales, les divertissements royaux et les maisons royales. En une dizaine d’années, toutes les voies de la représentation royale ont été explorées dans un discours rendu complexe par la force rhétorique des métaphores. Il restera pour les années suivantes à simplifier le message et à donner une cohérence au programme iconographique. C’est là que Félibien intervient, lui qui est en charge de la construction du discours rhétorique afin d’expliciter les œuvres. Familier des artistes, cet intermédiaire érudit et précieux est chargé de donner du sens, d’expliciter dans ses descriptions de peintures, le message iconographique à destination du public. Mais en 1683, ces descriptions perdent leur ton esthétisant, abandonnent leur analyse rhétorique qui donnaient des clés d’explication, peut être parce que le message politique s’est simplifié, peut être à la demande du nouveau surintendant, Louvois, pour se contenter de n’être une description des figures bientôt inutile.
La guerre, sur la question de la succession d’Espagne peut avoir lieu sur le champ de bataille mais également à l’avers et au revers des médailles. Il est instructif de voir comment à un même moment, s’opposent dans des discours métalliques les deux monarchies, des Bourbons et des Habsbourg. Cette guerre des médailles utilise des argumentaires parallèles, rédigés avec les devises ou illustrés avec les figures, pour défendre des légitimités opposées. En revanche, lors de l’entrée des jeunes princes à Grenoble, capitale du Dauphiné en 1701, le décalage de discours est patent. Il s’agit pour les autorités grenobloises d’offrir une entrée, une fête retentissante au cortège princier. La municipalité confie la responsabilité des décors à un spécialiste, le père jésuite Menestrier, où celui-ci choisit d’affirmer un ordre reposant sur la hiérarchie, l’alliance des deux couronnes, l’obéissance, la dynastie et outre la représentation éphémère, il publie cent cinquante exemplaires gravés afin que l’image de ces journées en soit diffusée. C’était choisir d’afficher un discours, un message et des rituels en complet décalage avec le mode d’expression de la monarchie en ce début du XVIIe siècle. Là encore, la monarchie avait en une vingtaine d’années fait évoluer sa représentation ce que ne percevaient pas les commanditaires de province.

La stratégie résidentielle française pour affirmer les lieux de pouvoir

La partie suivante est passionnante pour qui s’intéresse à la pratique résidentielle de la monarchie. L’A. offre une vue chronologique de la localisation des résidences royales depuis la rupture sur la Loire en 1422, jusqu’au retour en Ile de France. Il dessine un système résidentiel capétien puis Bourbon, celui-ci étant inspiré par le modèle italien, double résidence urbaine rurale à la tête d’un réseau de maisons. Son interprétation sur le polycentrisme résidentiel remet en cause l’habituelle explication sur l’itinérance résidentielle des rois : ainsi les résidences royales fonctionnent en réseau de circulation offrant chacune à leur manière un programme iconographique nécessaire à la monarchie dont celle-ci décide l’usage selon ses nécessités. La comparaison dans le temps et dans l’espace européen des différents palais, avec la mise en perspective de la disposition palatiale, l’enfilade des pièces à l’espagnole, l’émergence des escaliers, jusqu’à la spécialisation des appartements de parade, de celui de commodités, le rôle prééminent de la chambre comme lieu de pouvoir et de la galerie comme lieu d’ostentation, lieu de réception ou espace illustrant un discours politique, est une synthèse très éclairante des lieux et des espaces en liaison avec le rituel curial. Finalement, en 1682, la monarchie française s’affranchit tardivement des modèles antérieurs (pour bien d’autres raisons que la Fronde). Elle impose un message politique original par l’instauration d’un nouveau lieu de pouvoir, Versailles et ses satellites immédiats, séparé de la Ville. C’est un lieu investi de la sacralité de l’Etat incarné dans la personne royale. Le programme iconographique de Versailles apparaît également comme une exception en Europe puisqu’il a pour but de raconter l’histoire du règne du roi, de manière allégorique, de manière politique d’abord à la romaine et enfin comme un modèle figuré de prince parfait. Il s’impose face au modèle de galerie à l’italienne, utilisé un temps à Fontainebleau. L’A. présente ensuite une étude d’une dizaine de type de galeries selon leur place dans la dispositif palatial afin d’étudier leur efficacité politique jusqu’à la réalisation de la galerie d’Etat, celle de Versailles. A l’opposé de la politique spectacle que sous-entendent ces espaces de pouvoir, Marly apparaît comme une folie pavillonnaire d’un modèle italianisant gommé pour le Versailles des années 1680, comme un espace où d’autres pratiques de sociabilité ont cours. L’auteur interroge les sources, les plans et les façades peintes pour savoir si cette maison conserve réellement l’iconographie solaire qu’on lui a attribué et qui est en porte à faux avec Versailles.

Le corps du roi en pierre, en geste et le retroussement du manteau royal

La partie sur la statuaire royale commence également par une mise en perspective sur plusieurs siècles, sur plusieurs espaces, montrant comment progressivement la statue profane du roi investit l’espace public, seule statue autorisée mais qui longtemps commémore un défunt avant d’exalter à partir de la première moitié du XVIIe siècle un monarque vivant puis métaphore politique, l’État royal, et enfin de marquer un territoire sur les places royales provinciales ou les provinces conquises en Europe. Dans cette analyse du geste de royal en pierre ou en peinture, Gérard Sabatier ausculte la main ouverte du cavalier de pierre ou le retroussement du manteau royal sur la jambe galbée. Passionnantes et enrichissantes comparaisons ! C’est le moyen de relativiser sur une longue durée la représentation figurative du souverain qui est souvent limitée dans nos ouvrages scolaires et dans nos programmes au seul tableau de Rigaud, emblématique devenue lassante de la souveraineté. Vous aurez des arguments précieux sur la vêture de l’auguste jambe et le pointement de l’index royal ! D’autant que l’auteur étudie les effets de la représentation par leur procédure d’exposition, selon les lieux d’exposition afin de déterminer si « le portrait de César, c’est César » , autrement dit si la présentation au public joue comme un marquage politique, ou plus comme un dédoublement hors de la présence du roi ou encore comme une substitution iconique du roi. On visite avec l’auteur différents supports, tableaux, sculpture, gravure en fonction de leur lieu d’exposition (exception faire des églises où le roi ne paraît pas être très représenté) jusqu’à pénétrer dans les intérieurs des particuliers où les inventaires indiquent les choix de représentations royales. Le plus étonnant étant, à mon avis, le Cercle royal avec ses figures du roi et de sa famille en cire que le public pouvait visiter Rue des Saint Pères à Paris. Cette répartition stratifiée de l’image royale aboutit à une saturation de l’espace public par l’imagerie royale. Un espace public comme le palais où la représentation est celle du politique et de l’instant de l’absolu monarchique répond à l’espace social des villes qui conserve une représentation fondée sur la durée, l’histoire dynastique, collective.

Accéder au corps du roi

La dernière partie de l’ouvrage regroupe des articles sur l’accès au roi et la circulation dans le château de Versailles pour les différentes audiences. Les plans fournis éclairent les trajets et illustrent la ritualisation des différentes cérémonies allant de la routine de cour, de l’accès des ministres aux réceptions d’ambassadeurs dont on voit que le trajet le plus long, le plus spectaculaire était réservé aux non-Européens comme pour retarder le plus longtemps possible la vision de l’épiphanie royale. Les ambassadeurs étaient tellement abasourdis par le protocole qu’il fallait leur organiser une visite non officielle les jours suivant l’audience royale afin qu’ils puissent se remplir les yeux d’autres splendeurs des appartements royaux que de l’image du roi sur son trône, tant la mise en scène fonctionnait. Pour eux, Louis XIV donnait l’image d’une idole intouchable qu’il n’était pas puisqu’il a toujours cherché à se distinguer du roi caché, hiératique et grave du modèle espagnol qui dérangeait tant les français se rendant en Espagne.
L’autre cadre royal est celui de la chapelle palatine de Versailles rattachant, par sa décoration, par sa disposition et par l’usage ritualisé que le roi en fait, les vertus royales à la piété royale, à l’exercice public de la religion mais surtout à la sacralité monarchique. Ce cérémonial religieux de la naissance à la mort des souverains suit également les fêtes de l’année liturgique, se transfigurant lors des rituels des supplications ou des cérémonies grandioses comme les Te Deum.

Figure du roi ou figure de la monarchie

Culte monarchique à l’usage des puissances étrangères, de ses sujets ou rituel politique, laïc ou religieux, la question posée est celle de la nature du lien avec les sujets. L’A. évalue alors par des chiffres énormes les différentes festivités avec procession, théâtralisation de l’ordre politique et social, 238 cérémonies dans le royaume rien que pour la guérison de la fistule en 1687, dont 38 à Paris. Ces cérémonies, cette politique de diffusion du pouvoir monarchique n’aboutissent-elles pas à une saturation de l’espace, à une assimilation du roi à une idole, à une religion royale païenne, ou à l’inverse, à une coupure d’avec les sujets regrettant un accès facile et familier au roi, père des peuples ? Ne seraient-elles pas aussi des rituels compensatoires d’exhibition d’un pouvoir municipal vidé de ses fonctions par le recentrage absolu ?
L’ouvrage se termine finalement par plus de questions soulevées que de réponses. C’est vrai qu’on aurait attendu une conclusion recentrant la place des stratégies figuratives de la monarchie française par rapport à celles des autres régimes politiques européens. Ce livre nous offre cependant par la multiplicité des œuvres analysées, une imagerie royale renouvelée, des commentaires précieux et minutieux pour affiner les commentaires d’histoire des Arts et les sujets des concours. Il nous offre un coup d’œil précieux, ainsi qu’un éclairage puissant sur le lien éminent entre art et pouvoir, l’univocité monarchique dans la construction du pouvoir des images en France. S’il semble de plus en plus manifeste que la monarchie absolue fut d’avantage un imaginaire qu’une réalité, il apparaît évident avec cet ouvrage qu’elle s’était donné tous les moyens et avait exploré tous les supports afin qu’elle devienne une réalité en image.