Les Éditions Premier Parallèle ont publié ce printemps le dernier ouvrage de l’historienne et journaliste franco-russe Galia Ackerman. Docteure en histoire et chercheuse associée à l’Université de Caen, elle est spécialiste de l’Ukraine et de l’idéologie de la Russie post-soviétique.

Le Régiment Immortel, la guerre sacrée de Poutine, part d’un constat simple : celui de la ré-appropriation, doublée d’une instrumentalisation, du passé de l’URSS par Poutine. Loin de le rejeter en bloc, le président de l’actuelle Russie et son entourage politique, intellectuel, mais aussi médiatique, l’utilisent et forgent une nouvelle idéologie essentiellement basée sur le nationalisme. La pierre d’angle en est la Seconde Guerre Mondiale (appelée « Grande Guerre patriotique » chez les Russes), perçue comme une lutte contre les « fascistes » (terme utilisé en Russie pour désigner les nazis). Cet évènement constitue le creuset d’un sentiment actuel de fierté, permettant de redresser moralement un pays ayant vécu comme une humiliation l’éclatement de l’URSS en 1991. Plus particulièrement, l’auteure se penche sur l’exemple révélateur du « Régiment Immortel », ces cortèges défilants tous les 9 mai, regroupant jeunes et vieillard et qui célèbrent les vétérans de la guerre au son de chants patriotiques. Cette guerre 1939-1945 ainsi sacralisée, toute attaque ou critique aujourd’hui faite à la Russie est alors perçue comme une nouvelle agression fasciste.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, intitulée « Une longue tradition messianique », permet de revenir sur ce sentiment de légitimité des Russes à conquérir de nouveaux territoires et de supériorité vis-à-vis des autres peuples. Galia Ackerman fait ainsi des allers-retours forts intéressants sur cette tendance au messianisme propre aux Russes, à la base de la « Sainte-Russie » forgée par des religieux au Moyen-Âge, mais dont les communistes vont s’accommoder en évacuant toute dimension orthodoxe par la suite. Sous Staline, ce messianisme va se teinter à nouveau de religieux, en faisant de la lutte contre les nazis un combat entre le Bien et le Mal. Par la suite, « homo sovieticus russicus » est imprégné, durant toute la période de la Guerre Froide, de cette volonté de domination mondiale, envers les Etats-Unis comme des autres peuples que constituent l’URSS. Néanmoins, l’effondrement de l’Union va bouleverser les Russes, confrontés d’autant plus aux révélations sur les crimes commis par le régime communiste. Le messianisme est ainsi ébranlé.

Dans une deuxième partie, Galia Ackerman analyse la naissance de l’idéologie poutinienne, intervenant dans un contexte prospère au développement du nationalisme. L’auteure parle ici d’une politique ayant pour but de « revenir à un soviétisme sans communisme » : une volonté de reconquête de la grandeur de l’Empire perdu tout en promouvant le mode de vie soviétique. La période de 1917 à 1991 est ainsi adoptée d’un bloc comme une page d’Histoire positive. Plus spécifiquement, la « Grande Victoire sur le Mal absolu » permet de réhabiliter son dirigeant d’alors, à savoir Staline. Pour cela, le « Régiment Immortel », démarche initiée à ses débuts par des citoyens et associations, devient encadré par le gouvernement. Unir les vétérans morts lors de cette guerre aux vivants d’aujourd’hui consolide le peuple et renforce la nation.

Enfin, dans une troisième partie, l’auteure s’intéresse aux conséquences de cette promotion, ayant des résonances à toutes les échelles. La jeunesse, qui doit prendre modèle sur ses illustres aïeux, est militarisée ; le peuple fait corps, d’autant plus lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts géopolitiques russes, comme c’est le cas en Ukraine.

L’ouvrage est absolument passionnant : très bien écrit, il se dévore comme un roman. Galia Ackerman, très critique envers Poutine et sa politique, vulgarise l’idéologie de ce dernier avec talent. Le récit est un savant mélange de recherches de l’historienne (les propos sont sourcés) et de souvenirs personnels comme de témoignages d’amis ou de connaissances. Les russophones pourront se régaler des nombreux termes russes traduits par l’auteure, ce qui apporte indéniablement une finesse à l’analyse et nous plonge dans le monde russe. Le seul bémol résiderait éventuellement dans l’utilisation des arts comme preuve systématique du messianisme (partie 1). Si le peuple russe est connu pour son amour et sa grande maîtrise des chefs d’œuvre nationaux, en particulier littéraires, les arts sont néanmoins l’apanage d’une classe sociale lettrée et plutôt aisée, n’ayant sans doute pas la même vision politique et religieuse que le reste de la société.

Le Régiment Immortel tient ainsi ses promesses : permettre aux lecteurs, détestant ou non Poutine, de comprendre la fabrication d’une idéologie qui tire son prestige dans un passé encore récent, mais qui fonde actuellement le sentiment national russe et détermine ses actions à l’étranger. Un livre qui ravira les amoureux de la Russie et sera fort utile aux professeurs concernés par l’enseignement de la géopolitique en lycée.